C.6.3.1 Une mise sous tutelle du directeur «second » bien orchestrée

Ainsi donc un fondateur témoigne de sa succession, et des avatars dont elle a été le lieu.

‘« (Geneviève Jurgensen, l’auteur du livre) est venue à l’École Orthogénique à une époque pendant laquelle je prenais à dessein toujours plus de distance à l’égard du travail, des enfants et du personnel, afin de donner à mon successeur une meilleure chance de prendre en main les choses alors que j’étais encore là pour l’aider à le faire.»’

Voici donc «en toute naïveté503« comment B. Bettelheim énonce la manière dont il a envisagé son départ : dans la mise en place d’une tutelle sur celui qui était pressenti pour lui succéder, afin qu’il puisse «prendre les choses en main», tout en étant «aidé à le faire». La position est «vertueuse» et c’est depuis une telle «bienveillance » meurtrière que B. Bettelheim énonce la situation, sans l’once d’une réflexion sur la configuration groupale des professionnels à son égard, sans même parler d’une auto-réflexivité concernant sa propre position à l’égard de «son objet», et à l’occasion de ce passage générationnel.

Si B. Bettelheim parle de «prise de distance», on va voir que celle-ci est éminemment paradoxale, comme du reste l’ensemble des propositions où dans le mouvement même la dénégation et les formulations paradoxales s’entend le renforcement de sa propre visée de méconnaissance.

‘(...) «J’étais en train de me retirer de la scène tout en restant présent.»

L’on ne saurait mieux dire le projet du créateur de l’École Orthogénique. Il s’agit pour lui littéralement de se retirer en restant présent. Quelques lignes plus loin il va insister :

‘«Si je prenais ainsi de la distance avec le personnel, les enfants, l’institution, ce que je n’avais jamais fait auparavant, c’était par souci que l’École puisse continuer sans aucune interruption après mon départ.»’

Il faut ainsi éviter la rupture, se départir de la séparation. Dans ce mouvement B. Bettelheim prête alors au groupe des professionnels de l’École Orthogénique une impossibilité de penser ce que lui-même se refuse précisément à faire advenir à la représentation ; soit qu’avec son départ, il puisse y avoir ré-aménagements, transformations, ruptures, appropriation de l’oeuvre par un autre. Son départ ne peut pas, ne doit pas, faire rupture. Or la seule manière de mener à terme pareil projet consiste à trouver une modalité de «présence dans l’absence», et donc à «rester présent». La filiation ne saurait alors être envisagée autrement qu’à l’identique (de M’Uzan).

‘«Il m’apparaissait que la meilleure manière d’y parvenir était de me retirer pas à pas, et de donner ainsi à mon successeur la chance de prendre peu à peu les choses en main. (...) J’avais espéré que de cette façon, mon successeur serait plus apte à assurer ses fonctions parmi les membres du personnel et les enfants, étant donné que les uns et les autres auraient eu le temps, au jour de mon départ, de se familiariser avec lui et de compter sur lui plutôt que sur moi.»’

La lecture des paragraphes qui précèdent nous ferait presque oublier que B. Bettelheim est dans cette place depuis près de 30 ans au moment où il dit se retirer pas à pas, et qu’il énonce sans écarts, cette visée de transfert (ce transfert de «transferts»), ce changement dans les investissements, qui apparaît dès lors comme un véritable marché de dupe de la transaction libidinale.

‘«Peut-être était-ce une erreur, bien que j’en doute, même rétrospectivement, et continue de croire que cette manière de procéder a donné à mon successeur la meilleure chance de réussir.» ’

Si le projet est ainsi bien orchestré, si B.Bettelheim ne saurait en changer, il ne reste plus qu’à démontrer le bien fondé de la démarche, et donc à dénoncer ce successeur et son incompétence. Il n’a pas su être à la hauteur de la tâche exceptionnelle à laquelle il avait prétendu. À partir de cette nouvelle validation de son propre diagnostic, et comme pour mieux exorciser tout doute quand au bien fondé de la position adoptée à l’égard de ce successeur, B. Bettelheim va alors se livrer à une attaque en règle, démontrant la pertinence de sa propre assertion.

‘«Malheureusement ce n’est pas ce qui s’est produit (la réussite du successeur). Autant il avait souhaité devenir directeur de l’École, autant il a trouvé la tâche exigeante et difficile dès après mon départ, l’été 1971. En l’espace de quelques mois, il a éprouvé que ce qu’il avait tellement désiré réclamait trop de son temps et de sa personne. Six mois après mon départ, Bert décidait de se retirer dès que possible. «’

Il aura donc fallu six mois pour que l’éviction du fils soit consommée.

‘«Heureusement malgré cette crise les prédictions de Geneviève Jurgensen et ma propre conviction se révélèrent fondées : l’institution était beaucoup plus grande qu’un seul homme, quel qu’il soit, et le personnel allait se montrer capable d’en assurer la marche quoiqu’il arrive. En dépit des sérieuses difficultés entraînées par le découragement de Bert et sa démission, l’École Orthogénique a continué de bien fonctionner pour les enfants, comme pour le personnel.»’

À aucun moment B. Bettelheim n’interroge sa place dans la structure, autrement que dans sa «toute présence». L’oeuvre «plus grande qu’un seul homme» ne saurait dissimuler l’assimilation de l’auteur à sa création. C’est donc le personnel qui va «se montrer» aux yeux de B. Bettelheim, «capable» de soutenir le projet, lors même qu’il pointe le découragement du successeur, les difficultés qui lui sont imputables, et dont il s’avère dès lors coupable.

Notes
503.

L’on ne saurait prêter cette position à un analyste, sinon comme c’est précisément le cas dans ces pages, d’y voir jouer de la méconnaissance.