C.6.4.1.1 Le testament d’un directeur–fondateur : la temporalité suspendue

Les écrits désignés comme «projets institutionnels» contiennent nombre d’indications quant aux organisateurs psychiques conviés lors de l’édification d’une institution. Ces écrits dessinent, de façon plus ou moins explicite les emplacements intersubjectifs auxquels vont être conviés les professionnels (Paul Fustier, 1987, 1999). Ce texte514 de P. Stagnara bien que se présentant comme de facture analogue à celle d’un projet, se situe dans un «après-coup» de vingt années de pratique. Il aurait pu/du consister en une mise en histoire, en une évaluation critique du chemin parcouru ; or, curieusement il présente l’ensemble des caractéristiques d’un projet institutionnel.

Nous nous trouvons donc (à l’identique avec les fondateurs que nous venons de côtoyer dans les pages précédentes) en présence d’une temporalité suspendue, uchronique, en présence de cette relation au temps qui définit le «temps du fondateur », spécifiquement lorsque celui-ci est confondu avec ses objets. Capture temporelle, écrasement du déploiement historique, négation de tout écart, de toute transformation, sont la marque d’une telle relation à la temporalité.

Édité dans une revue professionnelle médicale, ce texte a pour titre : «Réflexions sur la réadaptation fonctionnelle par P. Stagnara », et pour sous-titre : «20 ans au centre de réadaptation fonctionnelle des Massues » . On se trouve donc en présence de ce qui s’annonce et pourrait se donner comme la perspective d’un «fondateur », de mettre à distance après vingt années, le parcours de l’institution en ses aléas. C’est cette situation temporelle d’après-coup, qui nous est apparue mériter quelque attention. On y voit ce fondateur qui, après cette longue pratique, continue de dessiner la perspective de travail qui est la sienne – non pas celle qui a été la sienne, mais bien celle qu’il conjugue au présent, dans une temporalité immobile qui ne cesse d’énoncer ce que cette institution se doit idéalement de réaliser auprès du public qui la fréquente. S’y dessine le lien spécifique qui relie ce chirurgien à «ses objets» en l’occurrence les «clients/patients», et à son oeuvre la «rééducation515 ». Explicitement dans les mots, en creux dans le style et la construction du texte, cet écrit témoigne d’une configuration psychique, au travers d’énoncés qui s’y donnent comme autant de scenarii fantasmatiques afférents à la position occupée par les professionnels, notamment (noblesse oblige) celle des médecins à l’égard de leurs patients/clients.

Véritable catéchisme, le texte énonce le dogme. On peut ainsi lire cet écrit tout à la fois comme projet et, dans un court-circuit temporel, comme testament professionnel. Ce médecin-fondateur quittera le centre peu de temps après cet écrit-conférence et décèdera quelques années plus tard. S’y trouve exposé le fantasme qui est bien celui que ce directeur a tenté de mettre en oeuvre pendant vingt ans et qu’il continue de décliner, en le ré-énonçant pour ses collègues et ses successeurs516. On y entend la perspective d’immortalité propre à tout fondateur : il s’agit de s’assurer que son «esprit», sa doctrine continueront d’animer le centre, après son départ. Aucune mention de retrait et de départ à terme ne se laisse entrevoir dans le texte.

Il aurait été intéressant d’analyser plus avant ce texte en ses accents lyriques et son style parfois saugrenu, et de voir comment il agit sur le lecteur en une véritable «douche écossaise». Un même paragraphe induit un certain nombre d’éprouvés : le lecteur peut ainsi se trouver chahuté entre une adhésion au propos sans réserve et des glissements de sens où il devient extrêmement délicat de localiser le locuteur. Les phrases sont alors construites de façon telle qu’il faut supposer un sous-entendu, un deuxième degré ; se dessinent alors des chausse-trappes dans lesquelles des sous-entendus de sous-entendus jouent de l’emprise sous la coloration de mouvements émotionnels entre rejet et fascination.

Une autre dimension aurait aussi mérité que l’on s’y attarde : celle du parcours de rééducation qu’énonce ce médecin-directeur-fondateur. Celui-ci exerce son contrôle sur l’ensemble de la vie de ses clients (qu’il distribue entre clients actifs et clients passifs), en une visée de reconstruction de l’ensemble de l’être («corps et âme»). Véritable thaumaturge il propose de faire passer les clients infirmes au travers d’un véritable processus d’humanisation dont il énonce et décrit les différentes étapes : de «l’homoerectus», à «l’homofaber», puis à «l’homosapiens», et enfin à «l’homosociabilis».

‘«Maïeutique : (...) pour parler un autre langage, devrons-nous emprunter à l’obstétrique l’art d’aider notre client à accoucher de sa nouvelle personnalité tenant compte des handicaps qui l’ont conduit dans notre Centre de réadaptation ? La maïeutique n’est pas d’aujourd’hui et les démarches psychothérapeutiques de Rogers n’ont-elles pas une certaine parenté avec les dialogues péripatéticiens ?517«’

Les propos se nouent en un véritable paradoxe, où l’emprise transforme les paralytiques518 en homoerectus, en un projet d’autonomie du médecin-maiëuticien sur ses «clients».

Notes
514.

Nous devons remercier ici l’étudiante qui a porté ce texte à notre attention. Lors de sa propre découverte de cet écrit, elle tentait de s’extraire de la violence et de la rigidité des dispositifs institutionnels, plusieurs années après le décès du médecin-fondateurnotion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur .

515.

Dans le vertigenotion vertige notion vertige notion vertige notion vertige notion vertige notion vertige notion vertige notion vertige mégalomane que dessine ce texte, rehaussé par la mise en scène macabre de l’oraison funèbre, se donne à entendre la dérive paranoïaque. Ce contexte de la rééducation, et son fondateurnotion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur se met dès lors en résonancenotion résonance notion résonance notion résonance notion résonance notion résonance notion résonance notion résonance notion résonance avec cet autre prophète de la santé et de la tonicité des corps, Moritz Schreber, qui s’est rendu doublement célèbre ; d’une part au travers du mouvement d’éducation physique qui porte son nom, et d’autre part au travers de son fils Daniel Paul Schreber et de ses écrits.

516.

Suite au départ de ce médecin-fondateurnotion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur notion fondateur la pérennité de l’institution a été assurée par la famille. C’est l’un des enfants du fondateur qui a pris la direction de l’établissement en appui sur d’autres membres la famille.

517.

P. Stagnara (1980), op. cit., p. 62.

518.

«Mettre debout un paralysé, un infirme est une entreprise qui a une odeur de miracle :»Lève toi et marche !» Qui pourrait sous-estimer la portée de cette reconquête lorsqu’elle est victorieuse ? La chirurgie, l’orthopédie et la rééducation y contribuent.» (P. Stagnara [1980], op. cit., p. 62).