C.7.4.2.1 L’idéologie du dépassement et le primat de l’expérience

On a pu entrevoir au fil de la narration comment le projet, porté par cet homme était sous-tendu par une idéologie du dépassement. Dans une telle visée il s’agit d’amener l’autre à «se connaître» en l’amenant à «dépasser ses limites», et en le conduisant «au bout». Dans ce contexte, les limites sont déniées et cadrées alors uniquement comme des défenses dont il conviendrait de se défaire. Ceci suppose de se livrer à la dépendance de celui qui est «supposé» détenir un/le savoir sur la pertinence et l’utilité des limites et des défenses, en lien avec les remaniements identificatoires et identitaires inhérents au processus formatif et à la posture professionnelle visée. Soulignons qu’en deçà de la position perverse dans laquelle Monsieur «C» va se fourvoyer, ce projet a dû recevoir l’accord du groupe des enseignants. C’est donc bien aussi à une actualisation (transgressive) du fantasme groupal à laquelle ce directeur s’est livré.

Cette idéologie du dépassement, ce directeur va en devenir l’ordonnateur et le grand prêtre, sous la revendication (pédagogique) du primat de l’expérience. Nous retrouvons là ce que nous avons pu éclairer (dans la partie précédente) à propos du choix et de la fonction psychique de ces professions pour ceux qui s’y engagent, ainsi que ce que nous a révélé le travail sur l’ouvrage d’Annie Ernaux. Il s’agit de la revendication d’un statut d’exception, et d’une identification «héroïque», sous le couvert de l’indicible de l’expérience. Les expériences vécues comme extrêmes et/ou comme transgressives sont «imaginarisées» comme donnant accès à un statut d’exception, un temps hors temporalité, hors historicité que le sujet va transformer en arrimage identificatoire. Afin de préserver ce statut d’exception, il n’est alors d’autres voies que de verrouiller la pensée, d’interdire la perlaboration de l’expérience, de manière à préserver une zone hors représentation qui garantisse au sujet que paradoxalement elle lui appartient en lui échappant. Ce mouvement fournit au «Je» l’assurance qu’ainsi l’expérience échappe aussi à l’autre de l’emprise maternelle. C’est alors la charge pulsionnelle qui demeure première et maintient le sujet au plus près de l’excitation du fantasme, dans le franchissement d’un interdit, potentialisant son effondrement dans le fantasme (ainsi que Monsieur «C» en témoigne).

Cet homme va progressivement occuper toutes les places au sein de cet institut jusqu’à se prendre pour l’incarnation du projet formatif ; ceci l’amènera à jouer l’ensemble des rôles au sein du scénario fantasmatique. On peut ainsi parler de rapt visant à s’approprier l’institution à partir de l’appropriation de son fantasme organisateur, ceci dans la mesure où il s’imaginarise comme maîtrisant l’ensemble du scénario, où il en devient le metteur en scène, sur la scène de la réalité, jusqu’en ses passages à l’acte sexuel avec les étudiantes. Ainsi à propos de la randonnée à ski de fond, on voit comment il est celui qui propose une expérience, comment il se place comme le seul guide, ceci dans une demande d’investissement sur le mode d’un véritable «forçage identificatoire» (P. Legendre), opérant une véritable «prise d’otage». Par ailleurs au niveau du cursus de formation, de façon plus habituelle, il conduit des «‘groupes centrés sur la dynamique de groupes», «un travail centré sur la personne», et un travail de sensibilisation «à l’entretien d’écoute», «à l’Analyse de situations»’. Dans ces différents espaces où de la pensée pourrait être potentiellement mobilisée et mise en route, il est encore et toujours là, soit donc une nouvelle fois en place de guider la pensée, d’apprendre à analyser, en place d’exercer une véritable mainmise sur le processus de psychisation des étudiants.

Soulignons que par rapport à ces espaces formatifs («analyse de situations», «groupe centré sur la dynamique de groupe», ( ...), une autre enseignante a exercé durant un temps conjointement avec lui, puis le travail sera conduit en parallèle au sein de deux sous-groupes. Se développera alors une rivalité féroce : ces deux-là rivalisant dans la position d’initiateur, et jouant à savoir qui des deux mènerait «son» groupe «le plus loin» - ces lieux ayant alors pour fonction de révéler les étudiants à eux-mêmes. Leur position de responsabilité institutionnelle et pédagogique se doublait d’un regard sur la dynamique psychique des étudiants, via ces groupes539. Une telle rivalité porte témoignage de la participation de l’ensemble des acteurs institutionnels au scénario fantasmatique que l’un d’entre eux va mettre en acte.

Dans ce contexte les passages à l’acte sexuel du directeur avec des étudiantes, ne sont que l’acmé d’une mise en scène dans laquelle on retrouve l’ensemble des éléments caractéristiques de la perversion narcissique (A.Eiguer 1989,1994 ; Racamier 1992), éléments qui sont aussi soulignés par A. Sirota (1995) au travers de sa notion de «disqualification perverse », ainsi que par E. Diet (1996) sous le concept de «thanatophore».

Notes
539.

Dans les centres de formation de ces professions du social, il est fréquent de différencier (tant soit peu) les espaces pédagogiques, des espaces touchant au positionnement des étudiants à l’égard de leurs «objets», soit donc aux remaniements psychiques dont ces périodes sont l’occasion. Une des manières de différencier ces aspects est alors de convier des «psychistes» extérieurs, signifiant alors institutionnellement que côté dynamique psychique précisément, les enseignants consentent à ce que quelque chose leur échappe de la vie psychique de leurs «étudiants-enfants».