C.9.4 L’appel à «du père » face à la dévoration

On se trouve avec ce centre d’hébergement en présence d’une institution établie sur une fondation militante, historiquement marquée par la «Cause des femmes». «Des femmes protègent des femmes des hommes, violents-violeurs 576  » : tel pourrait être l’énoncé du fantasme autour duquel s’est fondée l’institution577. La question de la «victimisation» des femmes et de ses incidences, constitue donc une question centrale.

Une telle formulation du fantasme convoque immanquablement l’imago complémentaire, celle du «sauveur», face aux victimes et à leurs bourreaux. Dans la mise en place du scénario, ce qui va être massivement occulté, c’est la part de masochisme et/ou de sadisme agie par ces femmes par le biais de telles relations, leur propre part de destructivité et de violence mortifère - ces agirs pulsionnels que nous avons aperçus dans la situation de Madame Normand et de son fils Thomas, notamment lorsque se dévoile à l’entendement du groupe la part de destruction agie de cette femme au travers de leur propre sidération (de leur propre mise à mal), et à l’égard de son fils (à l’endroit où cette femme transforme cet enfant en objet phallique pour s’y soutenir). Dans cette situation le groupe ne peut plus occuper la place prédéfinie dans le scénario militant initial. Le groupe se vivra même comme toxique par rapport à cet enfant, dans la conscience de ne pouvoir le soustraire à la toute fascination des mères et au tout pouvoir de sa mère, au travers desquels il maintenait son excitation (et ce déjà dans la réalité de la configuration des locaux).

La dénomination de «scénario matriciel » trouve sa justification à partir des aspects scénariques qui se distribuent au sein de ces groupes (entre les différents partenaires professionnels et «usagers»). Par ailleurs une même configuration scénarique caractérise le fantasme (Freud 1919). La pulsionnalité qui se met en scène dans le fantasme et vient distribuer des rôles dans la relation, suppose pour s’y maintenir «à l’identique» une reconduction de la méconnaissance, une immobilisation de la temporalité qui préfigure en permanence l’endroit où la réponse de l’autre est attendue, dans un imaginaire qui n’a besoin que d’images pour s’auto-valider.

Ce que vise le scénario matriciel c’est à demeurer stable, inchangé, dans une configuration des places qui suffit à nourrir le narcissisme groupal et celui des fondateurs. Ceux-ci voient leur projet validé et accèdent en cela au statut d’a-temporalité convoité.

Ce couplage entre le fantasme organisateur du groupement institutionnel et l’imago qui tient lieu de figuration défensive, peut trouver à se régénérer et jouer de la méconnaissance de toute position qui viendrait l’ébranler, dans l’exclusion des «usagers» qui ne «joueraient pas le jeu578 ». C’est la rencontre avec des situations qui prennent les professionnels «à contre-pied» (ici dans l’évidence de l’agir masochiste vs la position victimaire), là où le groupe des professionnels se trouve mis en défaut, qu’il peut entrevoir son enfermement défensif et mensonger579.

Ce qui est convoqué en creux dans la situation de Madame Normand, comme par nombre de ces femmes c’est bien la place des hommes en ce qu’ils incarnent la différence, et que s’y indique « du père ». Ils permettent de supposer un «au-delà» de la puissance confusionnante de l’archaïque maternel. Certaines des femmes accueillies ne s’y trompent pas et font de l’attribut phallique l’ultime rempart qui les protègent de l’engloutissement - au risque d’une érotisation de tous les instants, et une irrésistible consommation des hommes.

Ainsi de Madame Normand et de la place qu’elle préfigure pour son fils Thomas. C’est elle aussi qui énonce crûment la place de l’homme et sa propre place à leur égard : «Ce n’est plus avec moi qu’il couche». Ce mouvement d’une recherche d’excitation prenant l’allure d’une excitation sexuelle de tous les instants est en effet à même (dans certains cas) de protéger ces femmes des mouvements autophages et auto-destructeurs, qui sans ce rempart risqueraient de les engloutir. Nous retrouvons un cadrage analogue chez Claude Janin dans ses considération sur le traumatisme.

‘«J’avancerai l’idée que ces mouvements dans lesquels inlassablement et de façon répétitive, certains patients tentent de transformer du traumatique (du non sexuel) en quelque chose de sexuel, témoigne d’un échec primaire des processus d’étayage des pulsions sexuelles sur les pulsions d’autoconservation, et notamment d’une faillite du «double retournement » pulsionnel» (C. Janin 1996580).’

Lors d’un autre accueil, une femme n’avait de cesse de se convaincre de la passion meurtrière dont elle disait être l’objet énonçant à propos de «son homme» : «Il viendra me chercher pour me tuer au bout du monde !» : autre manière de témoigner de cette excitation qui dans la violence de la passion et le lien de haine destructrice vient soutenir la fragilité du «Je».

Ce qui pour un certain nombre de ces femmes est par-dessus tout angoissant c’est de voir le garant de la différence (le père) en position d’impuissance et/ou régressivement confusionnée à la mère phallique. Pour un certain nombre de ces femmes mieux vaut une puissance violente et tyrannique qu’un père réduit (dans le fantasme) à être ouvertement castré par la mère qui se transforme en mère archaïque - les professionnelles pouvant dire à propos de certaines de ces femmes : «Quoi que l’on fasse elles vont retourner se faire battre !». Dans les institutions qui se trouvent aux prises avec de tels agirs de violence, ce qui est redouté c’est la surpuissance de l’archaïque maternel, sous le couvert de la violence des hommes. Ceci se dévoile dans les rencontres avec des pathologies où le masochisme clame son triomphe, ultime rempart posé face à la menace de mort psychique.

Notes
576.

Nous avons proposé cette formulation lors de la précédente évocation de cette institution.

577.

La dernière des scènes sidérantes dont il a été fait état, convoquait au reste une scène primitive sadique-anale.

578.

On voit ainsi comment les «usagers» qui ont une habitude certaine de la compagnie des travailleurs sociaux, ont un discours qui s’accorde au mieux avec cette place en creux ; celle où ils se savent attendus.

579.

Nous retrouvons au travers de cette configuration un processus analogue à celui qui est apparu dans la situation intitulée «C’est mon problème» (chap. C.4.2).

580.

Claude Janin (1996, édition corrigée 1999), Figures et destins du traumatismenotion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme - Paris, Puf, p.40. Le passage en italique est souligné par l’auteur.