C.10.1 Le mégalomane et la «fin de l’histoire»

‘«Entre le Je et son projet doit pouvoir persister un écart : ce que le Je pense être doit faire preuve d’un «en moins», toujours là par rapport à ce qu’il souhaite devenir.» (P. Aulagnier 1975583).’

Au cours des chapitres précédents nous avons souligné comment l’instauration des différences est pour le «Je», au fondement de l’émergence de la subjectivité, et comment ce processus d’appropriation identifiante est poursuivi tout au long du trajet de vie au travers de ses différentes rencontres. - À ce titre la 1ère partie du parcours d’écriture nous a permis de voir l’importance de la fonction d’étayage des «objets professionnels».

Dans ce trajet d’assomption symbolique du «Je», c’est la confrontation aux énigmes fondatrices qui met en route le processus de la subjectivation, au travers d’un ordonnancement du chaos, d’un «rangement 584  » déconfusionnant. C’est cette confrontation qui confère au «Je» une place (parmi les vivants, dans la généalogie et dans la sexuation) - un travail de séparation, de différenciation est requis afin d’assigner une place à la mort, une place dans la génération et dans la division sexuée (mettant en route l’investissement désirant). Il s’agit de permettre aux vivants de se savoir tels, d’être établi dans l’ordre du manque et celui de la génération. Ces différences sont liées aux interdits qui les structurent via un «forçage » généalogique -. Au sein des professions (du soin et du travail social), de façon analogue, ce travail de la différence constitue la condition même de l’investissement de la tâche primaire et celui des «usagers». La confusion, tout autant que le morcellement (et le clivage) sont au service de Thanatos. À travers eux, celui-ci est en mesure de porter sa destructivité sur l’ensemble des niveaux institutionnels. L’élaboration des différences (dans la reconnaissance) constitue donc l’exigence de travail requise des groupes institutionnels585. Ces différences portent sur les liens et résonnent avec les interdits fondateurs. Il s’agit des différences entre «usagers» et professionnels, entre garants de l’autorité et de la loi et groupe des professionnels, entre les sujets (individuellement) et leurs groupes d’affiliations, entre les sujets et l’institution comme «objet» psychique, et entre les différentes générations au sein des groupes des professionnels eux-mêmes. Chacun de ces niveaux concourt à référer les sujets à la continuité généalogique et à l’infini déroulement de l’histoire, stabilisant (individuellement et groupalement) les identifications - ou manque à le faire.

La fréquentation des «usagers», les appartenances groupales et institutionnelles et les enjeux psychiques des professionnels eux-mêmes (leurs propres parts psychiques confusionnées, les parts errantes et non-liées de leur propre psyché) produisent en permanence de la dé-différenciation et/ou précipitent des clivages ou du morcellement. Nous avons souligné comment les liens entre les représentants institutionnels et les professionnels autorisent ou interdisent la création d’écarts : ces écarts indispensables à l’établissement et à la régénération des différences. L’existence d’une figure référant au pouvoir (d’«un» en place de garant institutionnel), induit pour chacun des sujets du groupe un travail d’élaboration de cette instance où s’indique la différence - cette place est marquée de l’attribut phallique, et c’est par cet intermédiaire qu’un arrimage symbolique est promu, à partir du mouvement où s’indique «du père » -. Ce mouvement conditionne les appartenances groupales au travers des liens imaginaires et symboliques qui se distribuent autour et à partir de ce représentant.

Simultanément le rapport à l’histoire est lui aussi en potentialité de produire des différences, notamment au travers de la différence générationnelle et du travail des écarts qui se génèrent ou qui s’effacent à partir de lui, pour autant que l’histoire échappe, et ne fasse pas l’objet d’une emprise (par le garant institutionnel ou par le groupe).

Les changements de directeur au sein des institutions sont des équivalents de passage généalogique. À ces occasions la tentation d’emprise atteint alors son apogée. Elle signe la sur-détermination imaginaire des places qui accompagne les effets de structuration symbolique liés au pouvoir et la fragilité des montages fictionnels de ces constructions sociales (P. Legendre, G. Balandier586).

Notes
583.

Piera Aulagnier (1975), op. cit., - Paris, Puf, p. 197.

584.

Le terme est utilisé par Pierre Legendre à propos du «rangement» généalogique.

585.

Dans son ouvrage de 1999, Paul Fustier propose «trois axes de travail : l’originenotion origine notion origine notion origine notion origine notion origine notion origine notion origine notion origine , l’incompatibilité et l’écart», comme constituant «le travail qu’une équipe réalise sur elle-même, sur l’institution, et sur les personnes dont elle a la charge.» Si dans notre approche l’accent est mis sur l’aspect structural des différences, on entrevoit la proximité de ces éclairages. Les trois axes de travail proposés par P. Fustier procèdent en effet tous trois de ce même travail de la différence. (P. Fustier [1999 a], Le travail d’équipe en institution - Clinique de l’institution médico-sociale et psychiatrique - Paris Dunod, p. 205)

586.

Georges Balandier propose en ce sens, de considérer le pouvoir comme une «théâtrocratie», comme «la forme suprême du jeu dramatique». (G. Balandier [1992], op. cit., p.13).