E.4 Annexe 1
Bruno Bettelheim, Préface à : «La folie des autres»597.

Préface

Le livre de Geneviève Jurgensen n’a pas besoin de mon introduction. Ni son auteur. L’un et l’autre se présentent bien d’eux-mêmes au long de ces pages. Je me sens donc plutôt disposé à donner à cet ouvrage un simple coup d’envoi pou le lancer dans le monde avec mes meilleurs souhaits.

Il m’est difficile d’être objectif à propos d’un livre dans lequel je joue un grand rôle. On ne peut pas se voir dépeint soi-même ainsi que l’oeuvre de s vie sa s réagir d’une façon qui vous influence à tous égards. Mais si je ne suis pas apte à juger dans quelle mesure est exacte la description que Geneviève Jurgensen donne de moi, si elle est conforme à la réalité ou beaucoup trop flatteuse, en revanche, la sincérité du ton ne laisse aucun doute. C’est ainsi que Geneviève Jurgensen m’a vu, c’est ainsi qu’elle à vu l’École au moment où, après avoir été responsable de son destin pendant près de trente ans, j’étais sur le point de la quitter. Ce livre est le compte rendu véridique de la façon dont une personne extrêmement intelligente et sensible a vu l’École Orthogénique à cette période.

J’aurais aimé que Geneviève Jurgensen ait passé davantage de temps avec moi et que nous ayons travaillé ensemble à un autre moment. Elle est venue à l’École Orthogénique à une époque pendant laquelle je prenais à dessein toujours plus de distance à l’égard du travail, des enfants et du personnel, afin de donner à mon successeur une meilleure chance de prendre en main les choses alors que j’étais encore là pour l’aider à le faire. Son expérience et la description qui en dérive se ressentent donc du fait que j’étais en train de me retirer de la scène tout en restant présent. Si je prenais ainsi de la distance avec le personnel, les enfants, l’institution, ce que je n’avais jamais fait auparavant, c’était par souci que l’École puisse continuer sans aucune interruption après mon départ. Il m’apparaissait que la meilleure manière d’y parvenir était de me retirer pas à pas, et de donner ainsi à mon successeur la chance de prendre peu à peu les choses en main. Le processus avait commencé quelques mois avant que je n’aie rencontré Geneviève Jurgensen et il était déjà bien avancé quand elle s’est jointe à nous. J’avais espéré que de cette façon, mon successeur serait plus apte à assurer ses fonctions parmi les membres du personnel et les enfants, étant donné que les uns et les autres auraient eu le temps, au jour de mon départ, de se familiariser avec lui et de compter sur lui plutôt que sur moi.

Peut-être était-ce une erreur, bien que j’en doute, même rétrospectivement, et continue de croire que cette manière de procéder a donné à mon successeur la meilleure chance de réussir. Malheureusement ce n’est pas ce qui s’est produit. Autant il avait souhaité devenir directeur de l’École, autant il a trouvé la tâche exigeante et difficile dès après mon départ, l’été 1971. En l’espace de quelques mois, il a éprouvé que ce qu’il avait tellement désiré réclamait trop de son temps et de sa personne. Six mois après mon départ, Bert décidait de se retirer dès que possible. Heureusement, malgré cette crise les prédictions de Geneviève Jurgensen et ma propre conviction se révélèrent fondées : l’institution était beaucoup plus grande qu’un seul homme, quel qu’il soit, et le personnel allait se montrer capable d’en assurer la marche quoi qu’il arrive. En dépit des sérieuses difficultés entraînées par le découragement de Bert et sa démission, l’École Orthogénique a continué de bien fonctionner pour les enfants, comme pour le personnel ainsi qu’il apparaît à travers ce livre.

Toutefois, l’Université de Chicago m’a demandé de revenir ici pour une brève période afin de soutenir la nouvelle direction dans ses débuts. C’est ainsi qu’au moment où j’écris ces lignes, j’occupe de nouveau mon ancienne place. Mais ce n’est que pour quelques semaines encore. En juillet 1972 j’ai interrompu ma retraite pour une année scolaire qui prend fin. Conformément à mon souhait, le docteur Jacqui Sanders a été nommé à la tête de l’institution. Son histoire est très différente de celle de Bert, et il n’est pas douteux que sous sa direction, l’École continuera de fonctionner de la même manière que par le passé car à maints égards le docteur Sanders incarne l’esprit de l’École Orthogénique. Elle y est venue comme éducatrice tout comme Geneviève Jurgensen, mais elle y a passé 16 années, et elle a été mon assistante pendant les trois dernières. Après une absence de sept ans, qui lui a donné la chance d’étendre son expérience professionnelle, de prendre de la distance par rapport au travail immédiat et quotidien dans le cadre de l’institution et d’acquérir de nouvelles perspectives, elle revient comme directrice. Elle a de l’École une connaissance bien meilleure que Bert n’en a jamais eu, et elle comprend beaucoup mieux quelle direction il lui faut. Aussi, après avoir si bien supporté les difficultés dues au bref passage de Bert, puis à un deuxième changement de direction quand le docteur Sanders a succédé à celui-ci après une absence de sept années, l’institution n’aura pas grand mal à repartir du meilleur pied ; elle continuera à progresser grâce à l’esprit qui anime son personnel et que Geneviève Jurgensen a bien capté pendant le peu de temps où elle en a fait partie.

C’est une perte pour moi de ne l’avoir pas connue aussi bien que j’ai en général connu tous les membres du personnel avant de prendre de la distance avec l’institution. J’ai éprouvé le vif regret de n’avoir pu me lier aussi étroitement avec elle que je l’ai été avec le personnel et les enfants les sept années précédentes. Mais ce que je sais de sa personne et de ses prometteuses qualités de thérapeute me suffit pour être sûr qu’il est dommage pour l’École qu’elle n’en ait pas fait partie durant au moins les quatre ou cinq années généralement nécessaires à un débutant pour apprendre à fond ce que signifie le métier de thérapeute d’enfant dans le cadre de l’École Orthogénique. Durant le temps relativement court où j’ai connu Geneviève Jurgensen J’aurais aimé travailler plus longtemps avec elle et de plus près. Je pense que dans son livre elle a bien présenté les problèmes, les angoisses et les joies d’un débutant au sein de notre équipe. Sa sensibilité aux besoins des enfants, si caractéristiques de quiconque devient un de nos thérapeutes compétents, éclate à la lecture de ces pages, du moins pour moi, qui connais si bien quel prix il faut payer pour sauver la vie des autres. J’espère seulement que les lecteurs mesureront la compassion dont témoigne chaque ligne de ce livre.

Geneviève Jurgensen décrit extraordinairement bien et avec la plus grande sincérité comment le fait de participer à l’entreprise commune que représente l’institution conduit les membres de l’équipe à une évolution encore plus intense que celle des enfants dont le développement est plus lent et retardé par encore plus de vicissitudes, combien le travail est dur et exigeant, mais aussi combien grandes sont les récompenses. Ma récompense à moi a été d’être capable de jouer le rôle d’accoucheur auprès des membres de mon équipe, en les aidant à atteindre un plus haut niveau d’intégration dans leur personnalité, à mesure qu’ils amélioraient leurs compétences professionnelles. Geneviève Jurgensen a bien compris comment le fait de travailler avec ces enfants réveille chez le thérapeute de vieux problèmes encore irrésolus et l’oblige à les affronter pour les résoudre et, de cette manière à atteindre un plus haut niveau d’intégration. Le thérapeute est reconnaissant à l’enfant qui lui offre cette occasion, et cette gratitude donne à l’enfant, ne général pour la première fois de sa vie, un sentiment de valeur personnelle, puisqu’il est capable, directement ou indirectement d’aider un membre du personnel à devenir meilleur.

Certaines de choses que Geneviève Jurgensen décrit, certains évènements qui se sont produits pendant son passage, certaines des expériences qu’elle a vécues, j’aurais pu les voir d’un oeil différent comme il se doit. C’est en effet cette différence des points de vue qui m’a permis d’aider les membres de l’équipe. Si nous avions toujours vu les choses de la même façon, nous n’aurions pas été à même d’apprendre beaucoup les uns des autres.

Parmi tant d’observations judicieuses rassemblées dans ce livre, je voudrais seulement relever quelques-unes parce qu’elles sont au coeur du travail dans l’institution ici décrite. Tout d’abord, cette prise de conscience, ce choc de découverte heureuse pour les débutants : ils apprennent plus des patients que les patients ne bénéficient d’eux. Avec le temps la balance de la relation patient-thérapeute se rétablit : le patient tire de cette relation un bien plus grand bénéfice que le thérapeute. Mais même le thérapeute le plus expérimenté doit continuer à bénéficier de sa relation avec le patient. Sinon la thérapie ne sera pour lui qu’un exercice intellectuel et non pas un enrichissement de l’âme.

Une autre observation que je voudrais souligner : toute personne qui s’est vraiment incorporée à l’Ecole - par opposition à y avoir seulement passé son temps à travailler, ce qui a toujours été le cas de certains, qui après une brève période, ont été priés de s’en aller parce que leur contribution était inexistante –devient bientôt d’avantage elle-même. Elle cesse de feindre d’être quelqu’un d’autre et commence à s’accepter pour ce qu’elle est réellement, parce qu’elle a appris que, dans l’École personne ne profitera du fait qu’elle dévoile ses faiblesses? Or celui qui est capable de dévoiler ses faiblesses peut être franchement lui-même.

Magali, qui importe à Geneviève Jurgensen, comme celle-ci importe à elle s’est transformée en une jeune fille charmante, intelligente et sensible, car elle s’est modelée sur l’image de Geneviève Jurgensen, dont elle continue à chérir le souvenir. Quelques instants avant de me mettre à écrire ces lignes, j’ai bavardé avec elle et j’ai dit que j’étais en train de lire ce livre. Elle m’a répondu qu’un jour elle aimerait le lire aussi, mais pas tout de suite. Ses rapports avec Geneviève, comme nous l’appelons, resteront toujours, dit-elle les plus importants de sa vie. Magali est décidée à rendre un jour visite à Geneviève, mais elle sait qu’elle doit s’accorder plusieurs années de maturation ici, pour être devenu au jour de sa rencontre avec «Geneviève», la personne qu’elle veut être.

J’espère que cette expérience de Geneviève Jurgensen dans notre institution aura enrichi sa vie, tout comme sa présence ici a enrichi la nôtre et particulièrement celle des enfants auprès desquels elle a travaillé. Je répète que je regrette vivement de n’avoir pas pu travailler plus étroitement et plus longuement avec elle, car elle appartient à cette espèce d’étudiants dont tout professeur rêve. Il est grand dommage que je n’ai pu le faire davantage, mais j’apprécie la chance de l’avoir connue au moins quelque temps et d’avoir eu avec elle quelques échanges significatifs dont je lui suis reconnaissant.

Je ne vois rien d’autre à ajouter car le livre parle de lui-même, comme il se doit. Ce livre, je le salue, ainsi que Geneviève, à la distance de deux années, et d’un autre continent. Et tous mes voeux les accompagnent, l’un et l’autre.

À l’École Orthogénique, Chicago, le 25 juin 1973.

Bruno Bettelheim.

Notes
597.

Bruno Bettelhaim (1973), Préface à «La folie des autres» de G. Jurgensen - Paris, Robert Laffont, p. 9-14.