1.1.3.2 Usure, restauration et accordage des cloches

Les problèmes de vie de la cloche et en particulier la déontologie des restaurations effectuées sur les cloches sont abordés dans l’article des journées d’étude de la SFIIC (GONON, 2000a).

La cloche est un instrument qui s’use lorsqu’elle est utilisée. Cette usure est un phénomène tout à fait normal mais qui peut entraîner des dégâts irrémédiables si la cloche n’est pas surveillée régulièrement. Cette usure est due à la frappe du battant ou du marteau, tous deux en fer, métal plus dur que ne l’est le bronze (voir à ce sujet les réflexions d’Honorius d’Autun et d’Hugues de St Victor en 1.2.2.2). Lors de la frappe, se produit un enlèvement de métal au niveau du point de frappe, donc de la pince. Cette érosion est minime à chaque frappe, mais rappelons qu’une cloche sonnant les heures avec répétition tinte trois cent douze coups par jour ! Cette usure peut être très forte dans le cas des cloches de grande dimension sans pour autant mettre en danger la cloche : par exemple, le bourdon de la cathédrale St Lazare d’Autun (71) est très usé puisque l’on peut sans trop de difficulté mettre le poing dans la zone d’usure ou zone de frappe. Cette cloche peut néanmoins encore être utilisée sans risque compte tenu de sa grande épaisseur.

Cependant, dans certains cas, cette usure est trop importante et la cloche est en danger et risque de se fêler. L’usure au point de frappe n’affecte pas uniquement l’intérieur, mais également l’extérieur de la pince lorsque l’on utilise un marteau externe. Pour les cloches trop usées, deux solutions sont possibles : soit on tourne la cloche d’un quart de tour, ce qui provoque l’apparition de deux nouveaux points de contact, et donc deux nouveaux points d’usure ; soit on recharge en métal la zone usée. Cette nouvelle technique est pratiquée assez fréquemment sur les cloches anciennes qui ont déjà été tournées. Ainsi, nous pouvons citer les cloches de Sidiailles (1239, dans le Cher) et Chemillé sur Indrois (1367, en Indre et Loire : voir fig. 31) qui ont été restaurées respectivement en 2000 et 1999 par l’entreprise Bodet. Pour recharger une cloche, on utilise une technique proche de celle utilisée pour ressouder les cloches fêlées. On décape le métal de façon à supprimer au maximum les produits de corrosion puis on chauffe la cloche pour permettre une adhérence optimale entre le métal ancien et le métal d’apport. Cette technique est très fiable du point de vue de la qualité sonore et métallurgique de la cloche. Il est néanmoins permis de se poser des questions sur la déontologie de tels procédés de restauration. En effet, le son est bien restitué dans son intégrité d’origine mais du point de vue purement métallique, on procède à un apport de métal qui n’est pas celui d’origine. On procède donc à une intervention de restauration irréversible. Cependant, une telle opération paraît éminemment souhaitable car elle permet la survie de la cloche : non seulement elle existe encore, mais elle peut encore être utilisée et conserver sa raison d’être.

Un autre type d’usure liée au battant est la possible rupture de la bélière supportant le battant. La rupture de cette bélière entraîne l’impossibilité de replacer le battant. En effet, cette pièce de fer est fixée dans la masse même du bronze lors de la coulée. Pour la remplacer, on procède généralement au percement dans le cerveau de deux trous qui permettent de fixer une nouvelle bélière à laquelle sera suspendue le nouveau battant 13 . Ces pratiques ne sont plus guère utilisées : la rupture est un phénomène rare et entraîne généralement la dépose et le remplacement de la cloche par une cloche patrimoniale. La rupture est généralement due à une mauvaise qualité du fer ou à une mauvaise mise en place de la ceinture de cuir assurant la liaison entre la bélière et le battant. Le cuir de suspension est également une pièce fragile qui a rarement passé les siècles. Le cuir très sec est devenu cassant et peut se rompre lors d’une volée trop vigoureuse. Il doit alors être remplacé. Dans certains cas, on n’a pas mis en place de nouveaux cuirs mais fixé directement le battant à la bélière. Ce type d’installation accélère alors l’usure de la bélière. Si l’on place une nouvelle sangle de cuir, il ne faut pas oublier qu’elle va légèrement s’étirer sous la traction de la charge et donc il faut prévoir une sangle un peu plus courte que n’est l’ancienne. Si cet élément est oublié, comme pour la cloche de Bonnay (71, voir fig. 32), le battant frappera la pince trop bas et pourra à terme fêler la cloche.

La cloche peut être mal suspendue par un mauvais équilibrage ou être mal assujettie au joug… Elle risque alors également de se fêler. Dans ce cas, elle peut être ressoudée de deux façons connues déjà assez anciennement. La plus ancienne est celle décrite par V. Biringuccio au XVIe siècle et présentée en 2.2.2.1.2.2.1. La seconde technique a surtout été pratiquée au XIXè siècle, comme par exemple sur la cloche de Chenillé-Changé (49). Il s’agit de la technique dite de la pâte de fer, beaucoup moins esthétique que la précédente : le métal d’apport est un alliage ferreux qui laisse apparaître de forts bourrelets. Outre leur inconvénient esthétique, ces bourrelets ne permettent pas de retrouver le son originel à la différence de la première technique. Cette seconde technique a été plus ou moins abandonnée.

Les anses présentent une certaine fragilité. Si la pièce est de grande taille et si les anses présentent des défauts de coulée (bulle, paillette…), les anses deviennent une pièce fragile. De plus, certaines anses peuvent être très décorées et donc plus fines que la normale, augmentant les risques de rupture. Un facteur aggravant est la suspension elle-même : si les anses sont mal assujetties au joug par les ferrures de fixation, le balancement durant la sonnerie en volée créera un jeu qui usera les anses et pourra entraîner la rupture de ces dernières. Si la cloche n’est pas inspectée régulièrement, cette rupture est synonyme de bris de la cloche. La cloche est susceptible de tomber brutalement lors d’une sonnerie en volée. De tels cas arrivent tous les ans en France, ce qui indique le peu de soin que de nombreuses communes prêtent aux cloches et aux clochers (voir les relations journalistiques reprises dans Patrimoine Campanaire, revue interne de la S.F.C.).

La cloche est donc un objet fragile si l’on n’y prête pas attention. Cependant, si elle fait l’objet d’une surveillance régulière, elle peut être utilisée durant de très longues années, comme le montrent la plupart des cloches de notre étude qui ont dû frapper plusieurs millions de coups. En cas de problèmes, tous les éléments fragiles peuvent faire l’objet d’une réparation généralement assez lourde. De plus, le but d’une restauration assurée par un restaurateur n’est pas forcément de rendre jouable l’instrument mais d’en assurer une conservation durable. La jouabilité de l’instrument est secondaire aux yeux des restaurateurs. Par contre, pour les cloches, les gens qui interviennent ne se définissent pas comme des restaurateurs mais comme des entreprises d’entretien ou des installateurs de cloches : ils sont plus proches des accordeurs de pianos que des restaurateurs. Le but des installateurs est en effet de faire sonner de nouveau les cloches. Il conviendrait donc d’instaurer une réflexion commune entre les différents intervenants, qu’il s’agisse des personnes chargées de la gestion du patrimoine campanaire français, des restaurateurs « classiques » et des installateurs ou encore de celles passionnées par ce domaine. Il conviendrait d’aboutir à des règles communes concernant les travaux préconisés sur les cloches anciennes. Pour ma part, je pense que la réalisation de cloches patrimoniales palliant aux défauts de l’ancienne est de loin la plus souhaitable.

La vie de la cloche ne s’arrête pas aux incidents de parcours que nous venons d’évoquer. En effet, pour une cloche ancienne faisant partie d’un ensemble campanaire plus important, il est tentant de donner à toutes les cloches une tessiture identique afin qu’elles présentent un écart constant entre les différents partiels de chaque cloche. Or, au regard de nos normes, une cloche médiévale est généralement moins juste que les cloches réalisées actuellement 14 . Dans certains cas, des cloches médiévales ont donc été ajustées. Nous avons pu le remarquer sur quelques cloches lorsque cela avait été fait récemment (cloche de Bruebach (68)), mais d’autres ont également été accordées anciennement (cloche d’Avrillé, dans le Maine et Loire, accordée dans les années 1880 selon les archives Berthelé 15 ), et cela n’est alors pas facile à remarquer. L’accord des partiels d’une cloche se fait par enlèvement de matière en des endroits déterminés du profil. Il y a donc une modification irréversible du profil de la cloche et de son identité sonore. Une telle action est totalement contraire à la déontologie des restaurateurs pour qui l’intégrité de l’instrument est l’une des premières choses à respecter. Or dans le cas qui nous intéresse, la jouabilité n’est pas en cause mais simplement l’accord avec des cloches plus récentes ayant une tessiture plus juste. Cette action est illégitime, d’autant plus que les Monuments Historiques ne sont généralement pas tenus au courant de ces ajustements. Il semblerait en effet plus compréhensible d’accorder autant que possible la tessiture de la cloche nouvelle arrivante à celle des cloches anciennes. Plutôt que de procéder à des accordages des cloches anciennes, dont certaines sont protégées au titre des Monuments Historiques, il serait préférable de procéder à la réalisation de cloches patrimoniales plus en accord avec les goûts actuels.

Une cloche est donc un objet qui a une vie, tant sonore, car elle rythme la vie de toute une communauté pendant de très longues années, que physique puisque des accidents peuvent survenir et des accordages peuvent être effectués. Les travaux qui peuvent être exécutés sur ces instruments n’ont pas pour l’heure fait l’objet d’une réflexion déontologique.

Notes
13.

Dans l’absolu, la plupart du temps, il n’est pas nécessaire de changer le battant. Cependant, les installateurs préfèrent généralement pour des raisons économiques procéder à son remplacement.

14.

Pour un exemple de qualité sonore particulièrement réussie, voir le cas de la Millenium Bell de la fonderie Paccard pour Pittsburgh (Pennsylvanie, USA) : BROTTIER, 1999.

15.

Cet accordage ne se voit plus actuellement sur la cloche.