1.2 La cloche et la musique médiévale

1.2.1 La musique médiévale : théorie et réalité

La musique médiévale est l’héritière directe de la pratique musicale antique. Elle est bien sûr fortement influencée par la pensée religieuse chrétienne. Cette théorie a été principalement mise en place par Boèce (470-524) dans ses ouvrages De Institutione Arithmetica et De Institutione Musica et ses différents suiveurs n’ont fait que préciser ses idées et les pousser un peu plus loin. On consultera par exemple le De Arte Metrica de Bède le Vénérable (environ 673-735) ou le traité anonyme Musica Enchiriadis (environ 900). Ces différentes théories très proches les unes des autres sont exposées en particulier par F. Ferrand (FERRAND, 2001). La musique peut se diviser en trois catégories différentes qui sont en fait des catégories hiérarchiques.

Au sommet de la pyramide, nous trouvons la musica mundana qui est la musique de Dieu et celle des anges chantant la gloire de Dieu. On peut aussi comprendre cette expression musicale comme étant l’harmonie des mondes, c’est-à-dire la perfection des mouvements des objets célestes. Dans ce cadre, la musique est plus qu’une simple expression artistique. C’est également l’expression de l’organisation des mondes et de sa perfection. Cette catégorie qui est l’image même de la perfection ne peut donc être produite sur terre. Il s’agit d’un idéal qui reste le but ultime de toute composition musicale. C’est une véritable exposition du fonctionnement du monde. Immédiatement en dessous de cette première catégorie, nous trouvons la musica humana ou musique des chants humains. Elle se définit comme une musique purement vocale. Cette musique est la représentation humaine de la perfection divine et donc à ce titre imparfaite. Elle a la préférence des théoriciens et des religieux car elle est la plus proche de la perfection divine que la musique instrumentale, musica instrumentalis, qui est la troisième catégorie. Cette catégorie est la plus basse de la musique. Elle est réservée aux jongleurs 16 dans la théorie tout au moins. Elle ne peut donc théoriquement convenir aux illustrations musicales des offices religieux dans les églises. Les instruments sont en effet considérés dans ce cas comme des supplétifs de la voix humaine qui est déjà vue comme imparfaite. Créés par l’homme, ils sont donc plus éloignés encore de l’idéal céleste.

Dans ce cadre assez restrictif et d’un point de vue théorique, la musique religieuse ne peut donc être que vocale. En l’état actuel de nos connaissances (voir FERRAND, 2001), la musique profane ne se développe que tardivement. En effet, les premiers troubadours qui marquent la véritable apparition d’une musique profane, encore basée sur les principes musicaux religieux, n’apparaissent qu’à la fin du XIe siècle. Les instruments qui n’ont théoriquement pas droit de cité dans les églises sont néanmoins utilisés. La page enluminée du psautier glosé d’Otbert (ms. 20 de la bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer, folio 2 recto et verso) représente une série d’instruments dont une cloche, des psaltérions, des lyres et des instruments à vent considérés comme des objets liturgiques (voir annexe II et fig. 2). Ils sont tous accompagnés de commentaires qui illustrent les fonctions des instruments et montrent comment chacun d’eux peut être considéré comme un moyen pour exprimer une voix divine. Concernant la cloche, les réflexions de Hugues de St Victor et Honorius d’Autun nous montre l’intégration de cet instrument dans les spéculations théologiques.

On voit donc qu’entre la théorie et la pratique, il y a une différence importante. Si la théorie interdit les instruments dans les églises, on remarque que les religieux se sont très rapidement adaptés pour enrichir la musique des offices. Cependant, la musique polyphonique a limité le développement de l’utilisation des instruments de musique lors des offices. La voix y est considérée comme un instrument à part entière pouvant assurer les différentes fonctions des instruments : mélodiques, rythmiques…

L’enseignement de la musique est régi lui aussi par les théories antiques. Ainsi, dans la pensée augustinienne, cet enseignement est un des éléments du quadrivium, c’est-à-dire de l’enseignement supérieur. Les trois autres éléments sont la géométrie, l’arithmétique et l’astronomie. Le trivium, second ensemble de disciplines enseignées, est constitué des arts de la parole : grammaire, rhétorique et dialectique. Dans ce cadre, la musique est donc, avant d’être une expression artistique, une représentation du monde et une réalité mathématique que son expression rend palpable. La musique médiévale s’enferme donc dans des carcans descriptifs qui bloquent d’une certaine façon la création dans des modèles plus ou moins prédéfinis. Ainsi, la musique médiévale, et en particulier la musique dite grégorienne 17 , a-t-elle appliqué uniquement les huit modes qui ont été définis très tôt et pour une longue période.

La musique médiévale distingue également de façon très marquée les différentes catégories de musiciens. Il y a ainsi au sommet le musicus, qui est à la fois un exécutant (activité la moins importante) et surtout un compositeur et un théoricien. Il est quelqu’un qui maîtrise la théorie et y réfléchit. La seconde catégorie est celle qui regroupe tous les exécutants. Ces exécutants qui ne connaissent pas la musique dans sa théorie mais seulement dans son expression réelle se divisent également en plusieurs groupes. Nous trouvons ainsi d’une part les exécutants religieux, qui sont les chantres, pré-chantres, déchanteurs et autres, et d’autre part les exécutants de musique profane qui n’apparaissent que tardivement. Ce sont les jongleurs. Ce terme n’est pas totalement péjoratif. En effet, certains jongleurs de grands talents ont pu devenir de véritables troubadours reconnus. Citons l’exemple de Bernart de Ventadour qui a débuté comme jongleur et qui fut annobli pour ses qualités de compositeur.

Notes
16.

Mot qui dérive de jeu.

17.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce terme. En effet, il semble que cette musique ait été mise en œuvre et en forme sous le règne de Charlemagne et le rattachement au pape Grégoire le Grand aurait été destiné à améliorer la diffusion de cet art (FERRAND, 2001).