Ces deux grands penseurs de la théologie catholique ont eu des prédécesseurs dont Werner de Saint Blaise en particulier qui a écrit quelques éléments sur les cloches et leur image dans la théologie de la période romane. Werner de Saint Blaise († 1126) a écrit :
‘Turris est caput nostrum, campana est lingua, qua proximos debemus vocare ad coelestia. ( Libri Deflorationum, chapitre Divisio , publié dans Migne, P.L., CLVII) ’ ‘La tour est notre tête, et la cloche, notre langue, que nous devons qualifier de proche des cieux.’Ce texte se place dans le cadre de l’assimilation de l’église, tant spirituelle (la communauté des croyants) que physique (le bâtiment), à un corps. C’est plutôt ici le corps de l’église physique qui nous intéresse. Dans le cadre de cette assimilation, toutes les parties de l’église doivent avoir une fonction. Dans ce terme, la cloche est donc considérée comme un vecteur des prières humaines à destination de Dieu puisque l’auteur précise bien qu’il s’agit de « notre langue ». Cette comparaison est celle que nous trouvions déjà dans le psautier d’Otbert à la veille de l’An Mil.
Ultérieurement, au cours de la première moitié du XIIe siècle, Honorius d’Autun et Hugues de Saint Victor vont théoriser tous les liens existant entre la théologie et la cloche prise dans sa globalité, c’est-à-dire y compris avec son système de mise en mouvement. Ainsi, dans le mode de pensée scholastique que ces deux auteurs développent, chaque élément de la cloche peut être assimilé à un fondement de la foi ou une explication de cette foi et des pratiques qui doivent en découler. Honorius d’Autun qui vécut au cours du XIIe siècle et Hugues de Saint Victor (1096-1141) poussent à un point très avancé la spéculation sur les divers objets liturgiques dont la cloche est l’un des plus importants. Nous ne cherchons pas ici à les paraphraser et nous présentons donc simplement leurs textes et une traduction rapide qui est un simple guide pour la lecture et non une traduction littérale ou littéraire.
En premier lieu, nous pouvons citer les deux chapitres du Gemma Animae d’Honorius d’Autun consacrés aux cloches. Nous avons repris les versions établies et publiées dans la Patrologie Latine de Migne au volume CLXXII. Il existe un troisième chapitre assez court consacré au sonneur qui n’amène pas d’informations ou d’éléments de réflexion importants. Nous ne l’avons donc pas repris ici.
‘Chapitre CXLII. Des cloches’ ‘Les appels qui sont maintenant donnés par les cloches étaient autrefois donnés par des trompes. Ces vases sont inventés en premier à Nole de Campanie. De là vient certainement que les grands vases sont appelés campanes du nom de la région de Campanie ; les plus petits sont appelés noles d’après la ville de Nole en Campanie ; c’est pourquoi les prêtres désignent ainsi celles qui convoquent le peuple à l’église. Leur son est leur prédication, lequel se répand sur toute la terre et leurs paroles [se répandent] jusqu’aux confins de l’orbe terrestre (Psaume XVIII). Elles sont faites d’airain qui est dur et sonore. La proclamation contre le vice est donc dure et l’apologie de la vertu est sonore. Ce qui explique que lors de la fabrication de ces vases, les prêtres appellent l’Esprit Saint dans les vases. 21 ’ ‘Chapitre CXLIII. Des tours ou clochers’ ‘Les tours dans lesquels [les cloches] suspendues sonnent sont deux selon la règle. Les prêtres disent qu’elles soutiennent le royaume de Dieu aux cieux depuis le sol. Le battant est de fer qui domine les choses les plus dures et il est leur langue qui domine tous les obstacles. Le lien qui l’attache est la modération qui tempère leur langue.Les cordes que l’on agite pour sonner les cloches sont les saintes Ecritures d’après la forme de nombreuses phrases que les prêtres utilisent pour leur prédication. La corde descend du bois et les saintes Ecritures descendent du bois de la croix de la passion de Notre Seigneur. Le bois relie à ce qui est supérieur, à savoir que la croix et la passion du Christ sont clamées par les prophètes antérieurs, ce qui est réuni par la lecture des Evangiles et que la doctrine des prophètes est entrelacée avec les prophéties. Le prêtre prend la corde comme s’il enseignait les Ecritures. Il tire la corde en montant comme il est suspendu dans la contemplation des Ecritures ; il tire ensuite la corde vers le bas, comme il descend par la contemplation de la vie active. La cloche sonne en tirant la corde, comme on fait entendre [les saintes Ecritures] par ces bonnes opérations. 22 ’Les travaux d’Hugues de Saint Victor se placent tout à fait dans la même perspective et dans la même école de pensée. Les expressions utilisées sont très proches. Il est cependant intéressant de pouvoir se pencher également sur ce texte. Deux chapitres des œuvres de ce penseur traitent des cloches. Dans son De sacramentis publié dans la Patrologie Latine au volume CLXXVI tout d’abord, nous trouvons un chapitre intitulé De signis quorum sonitu fideles in unum convocantur qui est la partie la plus intéressante et celle que nous présentons ci-après. Dans son appendix ad opera dogmatica publié dans le volume CLXXVII de la Patrologie Latine, se trouve le chapitre De campanarum significatione. Ce chapitre rejoint en quelque sorte le précédent et fournit de nombreuses références bibliques, tant du Nouveau Testament que de l’Ancien Testament, expliquant l’importance des cloches ou tout au moins d’un instrument de signalisation de la religion. Nous avons choisi de ne pas le reproduire ici.
‘L’utilisation des cloches est attestée par l’Ancien Testament où les trompes d’argent ductiles faites par le Seigneur ont servi en premier à convoquer la multitude du peuple. A l’imitation de ces trompes, les cloches d’église sont faites d’airain pour que les cordes excitent les fidèles car par ce signal, ils doivent tous converger [à l’office] (Nombres, X). Ces vases signifient les prières métalliques proclamées fortement. Les battants de fer qui sont frappés intérieurement pour qu’elles émettent un son sont leur langue. Et la corde est la mesure de la vie, et la façon de l’utiliser est proposée dans les Ecritures. La corde est tenu dans la main quand cela est préconisé par les œuvres des Ecritures. […] Donc les cloches évangéliques sont plus dures et se font entendre plus longtemps que les trompettes de la loi dont la voix résonnait au temps de l’Ancien Testament des Juifs. Or le son de leur acclamation évangélique retentit par toute la terre et jusqu’à ses confins et ne cessera pas jusqu’à la fin des siècles. 23 ’A la lecture de ces textes, il apparaît que les cloches ont largement inspiré les grands penseurs de la religion chrétienne du XIIe siècle. Cette réflexion avait pour but de justifier l’emploi de tous les instruments liturgiques et les cloches sont donc devenues dans cette perspective un instrument destiné à diffuser le plus largement possible le message évangélique.
On peut conclure que la cloche occupe une place tout à fait particulière dans la musique médiévale. En effet, si elle figure bien dans les instrumentaria, elle est néanmoins le plus souvent considérée comme un simple instrument d’appel. Elle ne se range pas non plus dans la catégorie de la musica instrumentalis, mais plutôt dans la musica humana, du fait d’une identification de certaines parties de la cloche ou de la cloche entière avec des parties du corps humain. Ces fonctions proprement musicales ne sont que rarement développées. A la fin de la période médiévale, la cloche sortira du seul monde religieux et deviendra également un symbole laïc qui aura des fonctions d’appel (ouverture des marchés…) identiques à celles utilisées dans le monde religieux. Il y a donc un transfert des fonctions d’un univers à l’autre.
CAP. CXLII.-De campanis.
Signa, quae nunc per campanas dantur, olim per tubas dabantur. Haec vasa primum in Nola Campaniae sunt reperta. Unde sic dicta, majora quippe vasa dicuntur campanae, a Campaniae regione; minora Nolae, a civitate Nola Campaniae; itaque praedicatores designant, qui populum ad ecclesiam convocant. Earum sonatio est illorum praedicatio, quorum [0588D] sonus in omnem terram exivit, et in fines orbis terrae verba eorum (Psal. XVIII). Ex aere sunt fusae, quod est durum et sonorum, quia praedicatio illorum contra vitia est dura, et de virtutibus est sonora. ldeo autem in modum vasorum formantur, quia praedicatores vasa Spiritus sancti appellantur.
CAP. CXLIII.-De turribus.
Turres, in quibus suspensae sonant, sunt duae leges, quibus praedicatores a terrenis ad coelestia suspensi regnum Dei praedicatur. Plectrum fit ex ferro, quod omnia dura domat, est illorum lingua, quae omnia adversa superat. Vinculum quo ligatur est moderatio, qua illorum lingua temperatur. Funis, [0589A] quo campanae moventur ad sonandum, est sacra Scriptura ex multis sententiis contexta, qua praedicatores moventur ad praedicandum. Funis a ligno descendit, et sacra Scriptura a ligno crucis et Dominicae passionis descendit. Lignum a superioribus continetur, quia crux et passio Christi a prophetis ante praedicatur, et Evangelium legi connectitur, et apostolica doctrina prophetiae contexitur. Sacerdos funem apprehendit, dum Scriptura docente bona opera agit. Funis eum sursum trahit, dum Scriptura eum in contemplatione suspendit; funem ipse deorsum trahit, dum a contemplatione ad activam vitam descendit. Ex tractu funis campana sonat, quia ex bona operatione intonat.
CAP. VI. De signis quorum sonitu fideles in unum convocantur.
Signorum usus a Veteri Testamento assumptus est, ubi tubae argenteae a Domino ductiles fieri praecipiuntur quibus multitudo populi convocari debuisset. Ad similitudinem harum tubarum signa ex metallo aeris in Ecclesia facta sunt ad corda fidelium excitanda, ut per ea signum detur quando debeant in unum convenire (Num. X). Vasa ista metallina ora praedicantium significant. Plectra ferrea quo interius tunduntur, ut sonum emmitant, linguae sunt eorumdem. Funis autem mensura vitae est, et conversationis modus qui in Scriptura proponitur. Funis manu tenetur, quando Scriptura opere adimpletur. […] Signa ergo evangelica durabiliora sunt, et longius audiuntur quam tubae legis, quia vox Veteris Testamenti ad tempus Judaeis tantum insonuit. Sonus autem evangelicae praedictionis in omnes gentes ad fines orbis terrarum exivit et usque in finem saeculi non cessabit. (Hugues de Saint Victor, De Sacramentis, libri II, pars IX, chapitre VI)