2.1.4.2 La fabrication des cloches : le fondeur de cloches

Nous ne connaissons que trois fondeurs pour cette période ancienne : Paternus, fondeur de la cloche de Corbie (voir ci-dessus, 2.1.2.3.2.1), Tancho, fondeur de Charlemagne, connu par le moine de Saint Gall (voir ci-dessus, 2.1.2.2.1) et aussi le fondeur de la cloche celtique dite « bonnet de saint Mériadec » de Stival près de Pontivy (56) : cette clochette 187 quadrangulaire de 24cm de haut en bronze coulé porte l’inscription gravée suivante : PIRTUR FICISTI. Cette inscription ne comporte aucune abréviation, ce qui est exceptionnel et convient donc d’être noté. Sur les trois fondeurs, nous savons de façon certaine que Tancho était un moine de l’abbaye de Saint Gall. Quant à Paternus, il est probable qu’il avait le même statut : il effectue le travail dans le cadre d’une abbaye sur commande de l’abbé. Le dernier fondeur, Pirtur, est par contre d’un statut totalement inconnu : l’inscription est une simple signature. Il semble donc que les premiers fondeurs ont été majoritairement des clercs sans que cela soit exclusif. Cette domination des clercs dans le travail des cloches est corroborée par l’ouvrage plus tardif du moine Théophile. Les techniques qu’il décrit semblent en effet devoir être pratiquées en priorité par des moines dans le cadre des centres artistiques que sont alors les monastères.

Nous ne savons pas si les fondeurs de ces hautes périodes étaient des itinérants, comme cela sera le cas durant les périodes suivantes jusqu’après la Révolution française, ou des sédentaires. En effet, dans deux cas (Corbie et Stival), nous n’avons aucun élément nous permettant de savoir si le fondeur fut une personne recrutée sur place ou non. Par contre, dans le cas du texte de Saint Gall, s’il a effectivement produit une cloche pour l’empereur, le moine semble avoir dû se déplacer de l’abbaye au palais impérial d’Aix-la-Chapelle. Ce déplacement est donc encore relativement limité et correspond à une commande particulière : cette cloche est commandée par l’empereur ou son entourage sans doute au meilleur fondeur de cloches qui soit alors connu. On ne peut donc dire que tous les fondeurs se déplacent : de façon certaine, les plus célèbres et réputés d’entre eux se sont déplacés pour des commandes particulières de hauts personnages.

Au-delà de l’appartenance à la communauté religieuse, le statut social du fondeur est intéressant : toutes les inscriptions 188 que nous connaissons sont des inscriptions portant le nom du fondeur. Il semble donc que la profession de fondeur de cloches soit marquante et valorisante. Dans ce cadre, le fondeur ne serait pas un simple artisan mais un véritable artiste. Le terme employé pour décrire le travail de Paternus (arte c’est-à-dire art) va également dans ce sens : s’il s’était considéré comme un simple artisan, le fondeur aurait sans doute employé le terme opera, soit travail. Par la suite (après le Haut Moyen Age), la profession semble se laïciser et les fondeurs sont devenus des personnages plus secondaires qui ne signent plus leur travail 189 .

Les fondeurs étant connus simplement par des inscriptions ou des textes littéraires, nous ne savons pas comment se faisaient les transactions entre les commanditaires 190 et les fondeurs, qui semblent être généralement des clercs. Ainsi, nous ignorons si les fondeurs se déplaçaient et s’ils pouvaient parcourir des distances importantes : le fondeur Paternus peut très bien avoir appartenu à l’abbaye pour laquelle il a créé la cloche de 835. Il est également possible que ce fondeur provienne d’une abbaye liée à celle de Corbie. Les fondeurs peuvent s’être rendus d’abbaye en abbaye tant pour réaliser des cloches que pour former d’autres fondeurs. De même, nous ne savons si les fondeurs étaient payés et à quel niveau. De telles informations nous permettraient d’approcher un peu plus la considération dont les fondeurs bénéficiaient dans ces époques anciennes.

La domination des religieux peut sans doute s’expliquer, outre par leur plus grande technicité et leurs plus grandes connaissances, par la conception des arts du feu. La fonderie est en effet l’un des plus importants de ces arts. Par sa naissance par le biais du feu, la cloche était en effet considérée comme un objet infernal qu’il convenait de purifier par un baptême. Cette cérémonie est apparue très tôt 191 . En ce sens, la fabrication par un clerc permettait sans doute de considérer que, dès avant sa bénédiction et son baptême, l’objet était moins infernal et pouvait donc trouver sa place dans un édifice religieux plus facilement. De plus, au vu des découvertes archéologiques, les fondeurs pouvaient être conduits à réaliser leur travail à l’intérieur de la clôture monastique. Seuls les moines étaient donc à même de pouvoir réaliser ces cloches.

Selon les informations dont nous disposons, les fondeurs du Haut Moyen Age sont donc des artisans religieux reconnus pour leur talent. Il ne peut donc pas y avoir eu de dynasties de fondeurs dans ces périodes anciennes. Les noms dont nous disposons sont assez tardifs dans le cadre de cette époque (le plus ancien étant du tout début du IXe siècle). Nous ne savons donc rien des campaniers 192 qui ont réalisé les cloches utilisées par saint Benoît ou celles qui remontent à cette époque.

Notes
187.

Remontant sans doute au IXe ou Xe siècle, période où ce type de clochettes a été fabriqué.

188.

A l’exception de celle de la cloche de Canino.

189.

La pratique de la signature reprend néanmoins à partir du XVe siècle et se poursuit de nos jours.

190.

Souvent des abbayes pour les cloches connues.

191.

Voir le rituel décrit dans le Liber Ordinum, cité ci-dessous au chapitre 2.1.4.3.

192.

Autre nom des fondeurs de cloches, ou saintiers. Il est basé sur le terme Campana.