2.1.4.3 La cloche dans la société chrétienne : son entrée dans la communauté et la réglementation de son utilisation

A l’issue de sa coulée, la cloche ne peut figurer immédiatement dans la communauté chrétienne. En effet, étant un produit des arts du feu, elle doit être purifiée. Cette purification se déroule actuellement en deux temps : tout d’abord, lors de la fusion du métal, l’évêque ou le prêtre délégué exorcise le métal ; après la coulée, généralement dans l’église où elle va être placée, l’évêque bénit la cloche. Il l’accueille ainsi véritablement dans la communauté des croyants en lui donnant un nom de baptême. Cette pratique est attestée dès le Haut Moyen Age. Elle se déroule alors en une seul phase. Un rituel nous est parvenu de cette période ancienne. Il se trouve dans le Liber Ordinum et est antérieur à la conquête musulmane de l’Espagne en 712 (CABROL, 1914). Ce chapitre particulier est intitulé : Exorcismus ad consecrandum signum basilice 193 . La traduction de ce texte qui est une formule rituelle et non un texte informatif nous paraît inutile. Il convient néanmoins de présenter rapidement les différentes parties du cérémonial et de commenter quelque peu les formules qui étaient utilisées. La cérémonie se découpe en deux parties principales : dans un premier temps, la cloche (principalement son métal) est exorcisée. En effet, comme nous l’avons dit ci-dessus, le métal, produit des arts du feu, est considéré dans la religion catholique comme un produit démoniaque ; dans un second temps (trois paragraphes suivants), le métal étant purifié, la cloche peut désormais être accueillie dans la communauté des croyants. La bénédiction intervient alors. L’organisation de la cérémonie est donc globalement celle que nous connaissons aujourd’hui mais les deux phases se déroulaient alors l’une après l’autre sans interruption. Dans cette bénédiction, on rappelle les différentes fonctions que l’on attribue à la cloche. La bénédiction est beaucoup plus importante que l’exorcisme puisqu’elle occupe trois paragraphes contre un seul pour l’exorcisme. Le premier paragraphe 194 est une formule d’exorcisme courante.

La bénédiction proprement dite contient des rappels bibliques. Elle rappelle l’origine biblique des cloches rattachée aux anciens Hébreux et au plus important d’entre eux, Moïse. Selon ce texte, il aurait réalisé des tubes sonnants. Il s’agit sans doute de trompes. Le terme tuba est en effet couramment employé pour désigner les trompes dans les instrumentaria médiévaux. Le deuxième paragraphe de la bénédiction nous rappelle les différentes vertus prêtées aux cloches. De façon très intéressante, elles sont mises en parallèle avec celles de la Sainte Croix. Ces vertus sont principalement l’éloignement des dangers. Ces vertus ressortent également de certaines inscriptions 195 . Le dernier paragraphe qui se termine par la formule Amen traite des vertus propres des cloches. Ces vertus sont des vertus d’éloignement des maux humains tels la perfidie et les différentes plaies qui s’appliquent à l’homme dont la lèpre. En fait, les propriétés prêtées aux cloches dans ce texte sont celles que l’on retrouve dans les inscriptions plus récentes et dans les croyances populaires jusque dans le courant du XXe siècle. Les croyances populaires liées aux cloches sont donc en place très tôt, même si elles se sont affinées au cours du temps.

Nous pouvons dire de ce texte qu’il nous montre que dès les périodes les plus reculées, les cloches ont reçu un baptême. En effet, nous avons ici une formule de bénédiction déjà élaborée destinée uniquement aux cloches. Elle peut donc être assez ancienne. Ce texte montre l’originalité de la cloche par rapport aux autres instruments de musique qui ne reçoivent pas de baptême et son statut à part. La position que prend cet instrument 196 est sans doute une des raisons de la pratique du baptême.

Ultérieurement, cette pratique relativement peu conforme à l’esprit originel de la religion 197 sera interdite. En 789, l’empereur Charlemagne publie en effet un capitulaire interdisant le baptême des cloches :

‘Ut a clocas non baptizent, nec cartas perperticas appendant propter grandinem (Capitulari Caroli Magni, anno 789, cap. 18 in MIGNE, Patrologie Latine, t. XCVII, col. 188) ’ ‘Qu’ils ne baptisent pas les cloches…’

Par cette interdiction, Charlemagne nous montre qu’une telle pratique était courante. De plus, les gens semblent alors avoir l’habitude de donner aux cloches des noms. Cette pratique (l’imposition d’un nom) disparaîtra assez largement : nous ne trouverons qu’occasionnellement des noms sur les cloches postérieures, et ce jusqu’à la fin du XVe siècle. Nous ne savons néanmoins pas si la pratique du baptême fut réellement abandonnée.

L’époque carolingienne se marque par une très forte volonté de réglementation de la vie religieuse comme de la vie civile. Les cloches n’échappent pas à ce mouvement. Le capitulaire de 789 mentionné ci-dessus le prouve. D'autres textes nous précisent le mode de gestion des sonneries ou plus généralement la réglementation en matière campanaire. Ainsi, lors du concile d’Aix-la-Chapelle de 801 (voir DRESCHER, 1999), il est décidé que la sonnerie des cloches est un service à la charge des prêtres. Cela nous montre combien était dès lors implantée la pratique de l’appel aux offices par le biais des cloches.

Quelques années plus tard, en 817 (DRESCHER, 1999), il est décidé que les différentes églises devront avoir un nombre maximal de cloches en fonction de leur rang hiérarchique. Cette hiérarchie est peu ou prou celle qui se maintiendra jusque dans l’époque moderne comme l’a montré Alain Court (COURT, 1989). Ainsi, l’église paroissiale doit avoir deux cloches, les couvents trois et les cathédrales six cloches. Il est intéressant de noter que dès cette période, la population d’un clocher ne se limite pas à une seule pièce mais que la conception d’ensembles campanaires apparaît. On n’évoque cependant pas leur harmonie. Cela nous indique donc que dès le début du IXe siècle, l’activité campanaire est très implantée malgré les faibles vestiges qui nous sont parvenus de cette période ancienne. De même, on peut noter que le besoin de réglementer le nombre de cloches par édifice répond à une exagération dans l’implantation de cloches dans certains édifices. La cloche était déjà alors un symbole de la communauté.

En résumé, dès le début du Haut Moyen Age, les cloches d’appel apparaissent et se développent. Assez rapidement 198 , l’alliage utilisé se fixe : il s’agit d’un bronze. Quelques tentatives de fabrication de cloches de fer existent mais elles sont trop médiocres du point de vue musical et de la portée sonore de l’instrument pour avoir eu une descendance. Ce bronze n’est pas encore défini précisément selon les normes que fixe le moine Théophile au XIIe siècle 199  : il s’agit dans ces périodes anciennes d’un bronze ternaire contenant près de 10% de plomb. La forme des cloches n’est pas encore non plus réellement fixée. Outre les profils très particuliers des pièces de fer qui n’entrent pas du tout dans la typologie des cloches postérieures, on peut noter l’existence de deux grandes familles. Elles correspondent peut-être à des traditions sonores ou à des traditions artisanales. D’un côté, nous trouvons les profils de type C qui sont très droits et dont le diamètre au cerveau est très fort. De l’autre côté, nous observons les cloches de type A et B dont le profil est plus nettement curviligne et dont le diamètre supérieur est inférieur d’au moins la moitié au diamètre inférieur. La distinction entre ces deux derniers types repose sur la plus ou moins grande netteté des limites entre les différentes parties constitutives de la cloche. Sur ces cloches, les inscriptions et les décors sont exceptionnels et ils n’entrent pas dans les typologies des périodes suivantes. Une parenté peut néanmoins être mise en évidence dans certains cas 200 . Dès l’origine, la cloche est considérée comme un instrument que l’on sonne en le mettant en mouvement, c’est-à-dire en volée. Ceci nous indiquerait donc que la technique de sonnerie utilisée par l’église orthodoxe 201 n’est pas nécessairement la plus ancienne. En particulier, il ne s’agit pas d’un héritage des temps paléochrétiens.

Les fondeurs sont peu connus pour ces périodes anciennes. Ils sont majoritairement des clercs comme plus tard le moine Théophile. Pour définir les fabricants de cloches, nous utilisons par facilité le terme de fondeur. Cependant, ceux qui ont réalisé des cloches de fer battu n’ont pas fondu de métal. Ce sont plutôt des forgerons.

La présence de deux traditions de fabrication (cloches de fer et cloches de bronze) nous indique que les cloches ont sans doute eu une double origine : d’une part, les cloches de fer seraient les héritières des sonnailles de troupeau qui se résument le plus souvent à une simple tôle de fer battue afin de la mettre en forme et dont les bords sont soudés. Nous sommes simplement dans ce cas en présence de sonnailles monumentalisées destinées à appeler des fidèles dispersés sur de « grands » espaces. La comparaison des cloches avec les sonnailles de troupeau ne doit pas être considérée comme choquante : en effet, la liturgie chrétienne a toujours présenté l’ensemble des fidèles comme un troupeau dont le Christ est le berger. Cette première tradition des cloches de fer a été en fait très vite abandonnée : le son était trop mauvais par rapport aux autres cloches.

La seconde tradition est celle des cloches coulées en bronze. Elles sont de réalisation plus longue et plus complexe. Cette tradition est sans doute d’origine romaine : durant cette période, des clochettes de bronze de petite taille ont en effet été réalisées. De plus, l’alliage préconisé au XIIe siècle par le moine Théophile est celui qui est utilisé dès le Ve siècle avant l’ère commune en Chine (GROVE, 1984). Dans le cas des cloches de bronze, il y a donc sans doute eu un modèle extérieur. Cependant, très rapidement, l’Europe chrétienne a développé ses propres modèles qui répondaient mieux au goût des habitants 202 . Au vu des profils, il apparaît que très tôt, une théorisation de la fabrication des cloches a existé et que les différences entre les régions que nous avons décelées auparavant sont en fait des variations et essais autour d’un modèle théorique largement diffusé. Ce modèle est sans doute issu de la Campanie.

Notes
193.

Adjuro te, nequissime spiritus et immunde, per divine maiestatia inseparabile nomen, ut notum nostre humilitatis confusus agnoscas, et Christi a nobis invocata virtute precipitatus abscedas atque fugias ab hoc metallo, cui Deus condens indidit sonum et fortitudinem. Sicut te nosti nicil contulisse creando, ita ab eo cum omnium tuarum evanescas contagiis pollutionem : ut eius cultibus serviat expiatum, qui operatus est verbo quod suis in ministeriis formatur favore et intellectu.

Benedictio eiusdem. – Omnipotens Domine Deus, qui precepisti Moysi famulo tuo opus formare ductilium tubarum, quibus perstrepentibus certo discretoque sono, Israhelitici populi cognosceret multitudo quo se in sollemnitutibus letabunda curreret, quandoque ad terram repromissionis gradiens, quod ceperat iter perageret, vel adversus bella gentium perditarum armata prosiliret ; figurans per hec omnia quod melius in Ecclesia que nunc est catholica perficeretur sub gratia. Respice nunc propitius pietate solita, et hoc vas, concretum generibus metallorum, sanctifica more tubarum illarum, quibusprecedentibus Israhel tuus ad hereditatem perducitur, quam ei paraverat tua divina pollicitatio ; earumque veritatem habeant, quam in veste summi pontificis Aaron tintinnabula habuerunt innexa. Ut his sonantibus, que tibi dedicamus, domus tue pandatur ingressus, et ad laudandum ac deprecandum te fidelis adunetur conventus : quibusque tinnientibus hoc tua virtus conferat auditoribus, ut cordis secretum timor penetret tuus.

Sancte crucis signaculo adversus inpugnationes diaboli totus victor muniatur homo, et ad capescendam in celestibus hereditatem pollicitam mens spei robore suffulta alacriter cuurat : fiatque legis tue recordatio, et rememoretur preceptorum tuorum observatio ; et, ut non a mandatis tuis devientur, sit hic fidelibus tuis sepmer in signum sonus. Torpor et pigredo huius fugiant concusse sono ; libidinum evanescant incendia ; ira absistat mortificata et omnia vitia contabescant : ut purificata corda et corpora sacerdotum et ministrorum et omnis Ecclesie membra, tempore orationis ad promerendam indulgentiam corde contrito genua flectant, et indulgentiam quam deprecati fuerint obtineant.

Sit etiam signorum istorum sonitus, Domine, Judeis et perfidis terrificatio valida resipiscenda malitia : languidis et mestis consolatio et relevatio oblata. Et qui posuisti signum tuum arcum in nubibus, pollicens ne ultra per diluvii aquas humanum genus deleas, in hisque offerimus propitius adtente et misercordie tue non abnuas pietatem, ut cum ista tibi in suo servierint tinnitu, omnem plagam omnemque flagellum, quod excipere peccatores merentur, preveniente misericordia, sic tua operetur pietas, ut omnia adversa fidelis populus evadat et gratie tue muneribus se percepisse congaudeat. – Amen (publié dans M. Férotin, Le Liber Ordinum, dans Monumenta Ecclesiæ Liturgica, 1904, t. V, p. 159)

194.

L’exorcisme doit bien sûr être la première étape de la cérémonie, le baptême ne pouvant intervenir sur un objet satanique.

195.

Voir 2.2.4.2 pour les différents types d’inscriptions, en particulier durant l’époque gothique.

196.

Elle est installée dans le clocher d’une église.

197.

Détachée théoriquement des problèmes matériels.

198.

Nous ne pouvons pas déterminer précisément à quel moment.

199.

80% de cuivre et 20% d’étain. Cet alliage est utilisé depuis le Ve siècle avant l’ère commune en Chine (GROVE, 1984).

200.

Cloche de Canino.

201.

Tintement au marteau ou en agitant le battant.

202.

Sur les propriétés sonores des cloches asiatiques, voir GROVE, 1984.