2.2.1.2 Accord des ensembles campanaires romans : le début du carillon ?

L’époque romane est marquée par l’apparition de véritables ensembles campanaires. Il n’est néanmoins pas certain que tous aient eu pour fonction de réaliser des mélodies ou de jouer des airs. Dans un premier temps alors que les fonctions de la cloche se diversifient, il est probable que l’on a cherché à créer des cloches ayant chacune un son propre pour permettre aux gens de les reconnaître sans problème. L’utilisation en tant que véritable instrument de musique est sans doute apparue dans un second temps. Pour la période romane, sur le territoire français et même européen, aucun ensemble de plusieurs cloches n’est parvenu jusqu’à nous.

Pourtant, nous pouvons nous pencher sur les sites ayant livré les vestiges de la fonte de plusieurs cloches et également sur le véritable carillon de Bethléem 209 .

Le son de chacune des cloches fondues sur les sites qui nous intéressent ne peut pas être restitué car nous n’avons pas toujours le profil intérieur. Nous ne connaissons pas non plus la composition du métal qui influe fortement sur le son. Cependant, en réutilisant les travaux de Mersenne (MERSENNE, 1636) et connaissant la taille des différentes cloches réalisées dans un même atelier, nous pouvons connaître le rapport entre les différentes notes et donc nous faire une idée des propriétés relatives des cloches. Ainsi, si entre deux cloches de même profil ou presque le rapport entre les diamètres est de deux 210 , le rapport entre les fréquences des principales sera de moitié. L’écart entre les notes sera donc d’une octave, la plus grande émettant une note principale située un octave plus bas 211 . La relation entre le diamètre et la note principale est longuement décrite dans l’Encyclopédie (ENCYCLOPEDIE, 1751-1780). Cette description est plus ou moins claire.

Les trois cloches qui ont été fondues dans le même atelier temporaire 212 dans l’enceinte de l’évêché de Grenoble sont très différentes les unes des autres. Elles n’ont sans doute jamais formé un ensemble campanaire. En effet, les rapports entre diamètre et diamètre supérieur ou entre hauteur et diamètre sont très variables d’une pièce à l’autre et ne témoignent donc pas de la volonté de réaliser un ensemble cohérent destiné à sonner conjointement. La présence d’une seule fosse nous indique également que la coulée a été effectuée en trois fois. Cela rend peu probable la réalisation d’un ensemble : en effet, il est préférable de fondre toutes les cloches d’un ensemble en même temps pour obtenir un alliage homogène d’une cloche à l’autre. Cet atelier a donc fourni plusieurs cloches qui n’étaient pas destinées à former un seul ensemble.

L’ensemble réalisé dans la fosse 1 de l’église St Hermentaire de Draguignan est par contre très cohérent et a sans doute constitué un ensemble de cloches destinées à être sonnées en harmonie. Les rapports Ds/D s’échelonnent entre 0,66 et 0,72 seulement. La fourchette des rapports H/D est également très resserrée. On peut donc considérer les profils comme identiques dans leurs proportions et donc présentant un spectre sonore similaire. Les rapports de diamètre sont : 1-0,65-05. Si l’on pose pour la plus grosse cloche une note correspondant à notre la4, cet accord serait : la4-mi5-la5. De même, pour les cloches du prieuré St Symphorien de Buoux (83), l’accord semble exister et serait selon les mêmes normes que dans le cas précédent : la4-5-la#5, c’est-à-dire un accord moins « juste » que le précédent : l’écart entre la plus haute et la plus basse des notes est légèrement supérieur à une octave. Dans ce cas, les rapports de diamètre sont 1-0,74-0,48.

Un troisième ensemble est à ajouter dans ce groupe que nous qualifierons de « proto-carillons ». Il s’agit des trois cloches reconstituées à partir des fragments de moules découverts à Mayence (Allemagne : DAS REICH DER SALIER, 1992, pp. 415-417). Les rapports de diamètre sont 1-0,86-0,58. Ces trois cloches ne forment donc pas un accord parfait puisqu’il serait formé des notes suivantes : la4-do5-fa5. Il ne correspond pas aux accords utilisés dans la musique médiévale. En fait, ces trois cloches ne représentent qu’une partie des cloches qui ont été fondues dans cet atelier. Compte tenu de l’étude (DAS REICH DER SALIER, 1992), il apparaît que ce sont au moins dix-huit cloches qui ont été réalisées dans cet espace. Seules trois ont été restituées. La plupart de ces cloches ont un diamètre assez faible compris entre 30 et 39cm alors que la plus grosse 213 a un diamètre de 50 à 55cm. L’épaisseur de toutes ces cloches est très faible : elle ne mesure qu’environ 0,7cm. Cette faible épaisseur témoigne de l’influence de la tradition ancienne dans les productions de cet atelier. L’accord campanaire restitué reste donc très théorique et ne peut réellement être exploité.

Le dernier ensemble qu’il convient de citer est celui qui a été découvert dans le jardin du couvent des franciscains de Bethléem en 1923 214 . Cet ensemble particulièrement intéressant était associé avec quelques deux cent cinquante tuyaux d’orgue. Il s’agit donc d’un véritable trésor musical de la période romane. Il est sans doute le résultat du travail de fondeurs européens venus lors les Croisades (voir en 2.2.4.2.3.4.1 l’étude des profils et décors). Nous ne possédons pas d’autres références pour les pays levantins durant cette période. Il est probable que la technique de tracé des profils a été importée. Il est constitué de treize cloches dont douze forment un ensemble cohérent. La treizième est en effet plus proche d’un gong que d’une véritable cloche. Cheneau la baptise lebes. Elle ne peut donc être mise en relation directe avec cette sonnerie. D’après Cheneau (CHENEAU, 1923, p. 606), la composition sonore de l’ensemble est : fa#-si-do-do#- (deux fois) -#-mi-fa-sol-la. Cette identification des notes est basée sur le diapason de l’époque, c’est-à-dire sans doute le la4=435Hz (ou la français). L’auteur ne nous fournit pas exactement les fréquences relevées. Il a probablement procédé à une analyse à l’oreille ou au diapason seulement. Cette composition est très intéressante. D’une part, elle nous montre l’utilisation des demi-tons : nous rencontrons trois cloches qui émettent une note de l’octave chromatique (fa#, do# et #). D’autre part, on remarque que ces cloches forment presque une octave chromatique : on est donc bien en présence d’un véritable carillon. Il s’agit de la seule trace de l’utilisation véritable d’une octave chromatique dans les cloches de la période romane. Son ambitus reste cependant limité.

Il convient de noter que dans tous les ensembles constitués de plusieurs cloches que nous avons pu observer 215 , les cloches sont au nombre de trois, ce qui semble bien constituer la triade élémentaire. C’est également la base de la musique médiévale. En particulier, dans le cas de Buoux, il s’agit d’un renversement quarte et quinte tout à fait typique de la musique de cette époque. Pour l’ensemble de Saint Hermentaire de Draguignan, la composition est différente : elle est basée pour la note intermédiaire sur une tierce. C’est donc le témoignage d’une conception avancée de la musique. En effet,l’accord entre une note et sa tierce ne sera considéré comme parfait que tardivement (FERRAND, 2001).

Si les fondeurs ne se risquent pas à produire plus de trois cloches, outre l’aspect musical, la raison en est sûrement dans les limites techniques des fours 216 utilisés pour fondre le bronze (voir 2.2.2.1 en particulier). Il est probable que les fondeurs souhaitaient en effet réaliser l’ensemble des cloches en une seule coulée pour obtenir une meilleure uniformité du métal d’une pièce à l’autre et donc une meilleure uniformité sonore.

Dans les textes, les mentions de carillons durant la période romane sont inexistantes. Cependant, nous trouvons à la veille de l’An Mil un extrait très intéressant dans l’Historia sancti Florentii Salmurensis. Ce texte relate des constructions effectuées durant l’abbatiat d’Amalbert entre 950 et 986. Cet extrait n’emploie pas véritablement le terme de carillon mais il parle de cloches de grandeur proportionnée entre elles :

‘In porticu basilicae, quatuor unius altitudinis erant maceriae, super quas, in alia fabrica lignorum signa majora congruentis magnitudinis dependebant ;… ( Historia sancti Florentii Salmurensis , publiée in Chroniques des églises d’Anjou , publiées par Marchegay et Mabille, Société Historique de France, 1869, pp. 241-243, cité dans MORTET, 1911) ’ ‘Dans le portique de la basilique, se trouvaient des murs de clôture montant au quart de la hauteur au-dessus de quoi de grands seings de dimensions concordantes pendaient dans une construction de bois…’

En comptabilisant ces rares évidences, nous devons bien conclure qu’une certaine forme de carillon (très limité en puissance et dans son étendue sonore) existait à la période romane. Il est possible qu’il servait simplement à véhiculer des messages en modulant les émissions sonores. La musicalité des cloches est d’ores et déjà un acquis qui sera développé au cours des siècles suivants.

Notes
209.

CHENEAU, 1923. Ce carillon est conservé au Musée de la Flagellation à Jérusalem. Cet ensemble particulièrement intéressant mériterait d’être étudié de façon très détaillée. Cela n’a pu être le cas dans le cadre du présent travail.

210.

Diamètre de la cloche 2 = la moitié du diamètre de la cloche 1.

211.

C’est-à-dire à la hauteur de la note du hum de la plus petite.

212.

Une seule fosse découverte.

213.

Elle a été restituée.

214.

CHENEAU, 1923, pp. 602-607 et 3 figures.

215.

A part le cas très particulier de l’atelier de Mayence et celui de l’ensemble de Bethléem.

216.

Ces fours restaient sans doute de capacités limitées et il était difficile d’en maîtriser plusieurs en même temps.