2.2.2.1.1 Le traité du moine Théophile : Schedula de diversum artium

Les origines précises de cet ouvrage ne sont pas connues. Il semble qu’il ait été rédigé à la fin du XIe ou au début du XIIe siècle en Allemagne au monastère d’Helmershausen (cf. THEOPHILE, 1980). Hans Drescher propose la date de 1120 environ pour la rédaction de cet ouvrage (DRESCHER, 1999). Cet ouvrage contient le descriptif technique des différentes pratiques artistiques utilisées dans l’ornementation des églises durant l’époque romane. Il s’adresse aux moines désireux d’orner leurs édifices et possédant déjà une certaine pratique technique. Plusieurs manuscrits de cet ouvrage sont conservés : Londres (deux exemplaires : British Library et Oxford), Paris, Berlin, Leipzig… Ils sont datés des XIIe et XIIIe siècles. Seuls les exemplaires de Londres et de Leipzig conservent la section consacrée à la fabrication de cloches. Il convient de noter que dès cette époque les cloches sont considérées comme un élément contribuant à l’ornementation de l’église. Elles constituent une décoration sonore. On peut donc supposer qu’elles sont pourvues de qualités sonores indéniables. Cependant, le moine Théophile ne semble pas les considérer comme des instruments de musique à part entière pouvant faire partie d’un carillon. Voici le texte tel qu’il peut être établi (d’après THEOPHILE, 1980) :

Pour faire une cloche vous couperez d’abord une pièce de bois de chêne sec, longue selon les proportions de la cloche que vous voulez faire, de manière qu’elle sorte des deux côtés du moule de la longueur d’une palme ; à l’une des extrémités elle sera plus grosse et carrée ; à l’autre elle sera plus effilée et longue afin qu’elle puisse être tournée dans l’ouverture, qu’elle aille en grossissant peu à peu afin qu’elle puisse être retirée aisément quand l’ouvrage sera achevé. Ce bois, dans la partie la plus grosse, à une palme du bout sera coupé tout autour pour faire un creux large de deux doigts ; le bois sera rond en cet endroit ; auprès de ce creux, l’extrémité du bois sera effilée afin que l’on puisse l’unir à un autre bois courbé, au moyen duquel il puisse être tourné comme un tour. On fait deux ais égaux en longueur et largeur, qui sont joints ensembles et consolidés par quatre pièces de bois, aussi longues que la pièce de bois ci-dessus mentionnée. Dans l’un des ais, on fera un trou dans lequel la sommité ronde puisse être tournée ; dans l’autre, à l’opposé, on fera également une incision profonde de deux doigts, dans laquelle l’incision ronde puisse tourner. Cela fait, prenez le bois et mettez tout autour de l’argile fortement pétrie, de l’épaisseur de deux doigts ; lorsqu’elle aura été séchée avec soin, vous en mettrez d’autre par-dessus, et vous continuerez de la même manière jusqu’à ce que le moule, de la dimension voulue, soit terminé ; ayez bien soin de ne jamais mettre une nouvelle couche d’argile si l’inférieure n’est pas sèche. Placez ensuite le moule entre les ais ci-dessus indiqués ; un enfant assis le fera tourner, et à l’aide d’instruments convenables vous la travaillerez comme un tourneur, et, tenant à la main un linge mouillé, vous l’unirez parfaitement.

Après cela, procurez-vous de la graisse, coupez-la en petits morceaux dans un vase et pétrissez-la avec les mains. Deux pièces de bois égales, de l’épaisseur que vous voudrez, étant fixées ensemble sur un ais égal placé au milieu d’eux, vous la réduirez en couche mince, et vous l’unirez au rouleau, comme vous avez fait ci-dessus pour la cire 234 ; vous arroserez d’eau par-dessous, pour empêcher l’adhérence ; vous la lèverez aussitôt et vous la placerez sur le moule en l’y consolidant à l’aide d’un fer chaud. Vous préparerez une nouvelle couche de graisse que vous placerez auprès de la première, et vous continuerez ainsi jusqu’à ce que vous ayez couvert le moule. Vous ferez le bord de la cloche aussi épais que vous le voudrez. Lorsque la graisse sera entièrement refroidie, vous la travaillerez au tour avec des instruments tranchants, et si vous voulez exécuter quelque travail recherché sur les côtés de la cloche, comme des fleurs ou des inscriptions, vous le ferez sur la cire : vous percerez quatre petits trous triangulaires auprès du col de la cloche pour qu’elle sonne mieux. Ensuite vous étendrez sur la graisse de l’argile pétrie avec soin ; lorsqu’elle sera sèche, vous en ajouterez d’autre. Lorsque celle-ci sera entièrement desséchée, vous tournerez le moule sur le côté, et en frappant doucement vous tirerez le bois ; le moule ayant été relevé, vous remplirez le trou supérieur d’argile molle et vous fixerez au centre le fer courbé où doit être suspendu le battant, de manière que les extrémités soient saillantes en dehors. Lorsque l’argile sera sèche, rendez-la égale au reste du moule ; couvrez de graisse, de manière que les extrémités du fer y soient bien adhérentes. Après quoi formez le col, les oreilles et l’ouverture ou entonnoir à la partie supérieure, et couvrez d’argile. Lorsque l’argile aura été desséchée partout à trois fois, placez tout autour des cercles de fer si rapprochés qu’il n’y ait pas plus de la largeur de la main entre deux cercles. Vous étendrez deux couches d’argile sur ces cercles. Celles-ci étant sèches, tournez le moule sur le côté, et dans l’argile intérieure faites un creux large et profond, afin qu’elle n’ait pas plus d’un pied d’épaisseur, parce que si le moule restait plein à l’intérieur, à cause du poids trop considérable, il ne pourrait pas être levé, ni être cuit par-dessous, à cause de l’épaisseur.

Faites alors une fosse à l’endroit où vous voudrez faire entrer le moule pour être chauffé en dessous ; elle aura une profondeur relative à la hauteur et à la largeur du moule. Avec des pierres et de l’argile, construisez comme une fondation, un pied solide sur lequel le moule se tiendra à la hauteur d’un pied, de manière qu’au milieu il y ait un espace libre, large d’un pied et demi, où l’on allume du feu sous le moule. Cela fait, plantez quatre pièces de bois se dirigeant en haut jusqu’au niveau de la terre, auprès du pied, et emplissez de terre la fosse aussitôt. En même temps, vous établirez le moule également au milieu de ces bois et ôterez la terre, d’un côté, sous le moule. Lorsqu’il sera un peu incliné, creusez de l’autre côté, jusqu’à ce qu’il s’incline de ce côté-là ; vous continuerez ainsi de chaque côté alternativement, jusqu’à ce que le moule se tienne d’aplomb sur le pied de pierre. Otez les pièces de bois qui n’avaient été plantées en terre que pour aider à conduire régulièrement le moule ; prenez de l’argile et des pierres qui puissent supporter le feu et faites un bord de chaque côté, devant l’espace libre que vous avez laissé au milieu du pied, et tout autour faites un fourneau, à la distance d’un demi-pied du moule. Lorsque par votre travail, vous serez arrivé à la moitié de la hauteur du moule, nettoyez le bord du fourneau, et sur le bord du moule, de chaque côté, pratiquez une ouverture par où la graisse puisse couler, mettez des vases, apportez du bois sec et du feu. Lorsque, le moule étant échauffé, la graisse commencera à couler, continuez de construire le fourneau jusqu’à la hauteur du moule et sur l’ouverture vous placerez un couvercle d’argile ou de fer. Lorsque la graisse sera entièrement sortie, bouchez les deux ouvertures avec de l’argile pétrie en quantité convenable, de manière à ne pas déformer le bord de la cloche ; mettez du bois en abondance autour du moule, de manière qu’il y ait continuellement du feu pendant toute la journée et la nuit suivante. Cependant prenez une marmite, arrondie au fond, propre seulement à ce genre d’ouvrage, ayant de chaque côté deux oreilles de fer, et si c’est une très grande cloche, prenez-en deux ou trois ; vous les enduirez en dedans et en dehors d’argile fortement pétrie, une fois, deux fois et trois fois, jusqu’à ce qu’il y ait une couche épaisse de deux doigts ; vous les établirez à quelques distances les unes des autres, de sorte que l’on puisse passer au milieu, et vous mettrez dessous de la terre ordinaire ; vous planterez en terre des poteaux de bois en deux ou trois endroits, s’il en est besoin, où doivent être placés les soufflets. Vous planterez solidement deux poteaux également forts et entre eux vous ferez une ouverture contre le bord de la marmite, de manière que le vent puisse parvenir, et à chaque ouverture vous placerez des fers minces et pliés, de manière qu’on y puisse appuyer solidement les tuyaux des soufflets, et ainsi, tout autour au-dessus de la marmite, vous ferez en pierre et en argile un fourneau haut d’un pied et demi ; vous l’enduirez également à l’intérieur de la même argile et alors vous apporterez des charbons enflammés. Lorsque vous aurez fait la même opération pour chaque marmite, vous placerez les soufflets avec les instruments sur lesquels ils seront établis, deux à chaque ouverture, et vous confierez chaque soufflet à deux hommes vigoureux. Lorsque les marmites à l’intérieur seront fortement chauffées, coupez pour chacune deux morceaux de bois de chêne, secs et gros, façonnés de manière à pouvoir remplir le fond à l’intérieur ; vous ferez cependant une ouverture par où vous les introduirez, et sur ces deux morceaux de bois, vous en mettrez d’autres de même dimension, et tout autour placez comme des poteaux du même bois s’élevant au-dessus de ces bois jusqu’à l’ouverture du fourneau.

Cela fait, vous pèserez ce que vous avez, ou bien quatre parties de cuivre et une cinquième d’étain, et vous en mettrez dans les marmites selon leur capacité. Allez ensuite au fourneau du moule, levez le couvercle supérieur et examinez en quel état il se trouve. S’il est entièrement ardent, retournez aux marmites et jetez d’abord de gros charbons. Mettez ensuite le cuivre sans étain et mêlez des charbons, en ajoutant par-dessus une grande quantité ; entremêlez des charbons enflammés et faites agir les soufflets, doucement d’abord, et ensuite de plus en plus. Lorsque vous verrez monter une flamme verte, c’est que le cuivre commence à entrer en fusion ; mettez aussitôt des charbons en abondance, et courez au fourneau du moule, et commencez avec de longues tenailles à arracher les pierres et à les jeter dehors. Ce travail, à ce moment, demande des ouvriers actifs, agiles et habiles de peur que par l’incurie de quelqu’un le moule ne soit brisé, ou que l’un embarrasse ou blesse l’autre, ou le fasse mettre en colère, ce qu’il faut bien éviter. Toutes les pierres ayant été arrachées et jetées, ainsi que le feu, la terre doit être replacée promptement, en sorte que la fosse, autour du moule, soit soigneusement remplie ; il y aura des personnes qui marcheront tout autour avec des morceaux de bois obtus, en frappant médiocrement et en foulant fortement avec leurs pieds, afin que la terre presse le moule, de peur que le poids du métal en y coulant ne le rompe en quelque endroit.

La fosse ayant été ainsi remplie jusqu’au haut, retournez aux marmites, et avec un long morceau de bois enflammé remuez le cuivre ; si vous sentez qu’il est entièrement fondu, mettez l’étain et remuez de nouveau avec soin afin que le mélange se fasse bien. Brisez le fourneau tout autour, passez deux bois longs et forts dans les oreilles de la marmite et à l’aide d’hommes vigoureux et instruits dans cet art, faites-la lever en toute hâte et porter au moule ; jetez les charbons et les cendres, prenez un linge à passer et faites verser lentement. Couchez-vous auprès de l’ouverture du moule, écoutant attentivement comment le métal coule à l’intérieur. Si vous entendez comme le murmure lointain du tonnerre, faites suspendre un instant, puis on continuera à verser ; on continuera ainsi, en s’arrêtant et en continuant de temps en temps, de manière que le métal soit au même niveau, jusqu’à ce que la marmite soit vide. Celle-ci étant emportée, on la remplacera par une autre ; on fera comme pour la première, et on agira de même avec la troisième jusqu’à ce qu’on aperçoive le métal dans l’entonnoir. On n’emporte pas immédiatement la marmite, on l’éloigne un peu seulement, afin que si le métal s’affaisse, on puisse en ajouter. Si vous voulez éviter le travail des hommes qui portent et versent le métal, procurez-vous une très grande marmite, unie au fond ; faites-y un trou au côté de ce fond, et couvrez ce fond d’argile à l’intérieur et l’extérieur, comme plus haut. Cela fait, vous l’établirez à la distance d’environ cinq pieds ; plantez des poteaux autour et apportez du bois et des charbons. Lorsqu’elle sera échauffée, bouchez le trou avec de l’argile, lequel trou est tourné du côté du moule ; arrangez par-dessus quatre pièces de bois et des poteaux à l’intérieur, et construisez un fourneau tout autour comme ci-dessus. Mettez le cuivre avec des charbons et du feu, disposez trois rangs de soufflets et faites souffler vigoureusement. Cependant, ayez une pièce de bois sec assez long pour qu’il puisse aller de l’ouverture de la marmite jusqu’à celle du moule, dont la courbure en sera large. Lorsque vous l’aurez couverte d’argile de toute part et surtout à la partie supérieure, vous l’enfoncerez au niveau de la terre, mais un peu plus haut auprès de la marmite ; mettez par-dessus des charbons enflammés. Après avoir mis l’étain et remué le cuivre, comme plus haut, avec un fer courbé fortement attaché avec un morceau de bois, ouvrez l’ouverture, et deux hommes tenant le linge à passer, laissez couler ; suspendez cependant de temps en temps, comme ci-dessus. Lorsque le moule sera rempli, s’il reste un peu de métal dans la marmite, mettez une masse d’argile au bout d’un gros morceau de bois et lancez-la fortement devant l’ouverture pour la fermer. On peut fondre par ces deux procédés de moindres cloches et les marmites sont faites en proportion.

Lorsque le métal aura séjourné longtemps dans le moule, faites enlever la terre de la fosse, afin que la terre se refroidisse un peu à l’extérieur. Quand la terre aura été tirée, le moule sera penché d’un côté et de la terre posée dessous, et on fera ainsi jusqu’à ce que la terre ait été enlevée, de la même manière qu’on l’avait mise. Cela fait, on la posera entièrement sur un côté, et avec des haches et d’autres instruments en fer fixés à de longs bois, l’argile intérieure sera retirée, parce que si on la laisse se refroidir, elle se renflerait par l’humidité de la terre et la cloche, sans doute, se fendrait. La terre étant ôtée, le moule sera de nouveau dressé sur la terre, et on le laissera jusqu’à ce qu’il soit entièrement refroidi à l’extérieur ; alors l’argile sera brisée, les cercles ôtés, et toutes les inégalités extérieures seront coupées à l’aide de marteaux aigus. Ensuite, on placera au milieu de la cloche un bois semblable à celui sur lequel le moule a été tourné, et l’ouverture en sera établie sur quatre autres pièces de bois en forme de croix, de manière que l’entonnoir repose sur un ais, et ce bois sur un autre, afin qu’après avoir disposé le bois courbé, la cloche puisse être tournée et unie partout avec une pierre de grès. Après cela, l’entonnoir limé des deux côtés sera rompu avec précaution. Autour du cou, on joindra deux pièces de bois, l’une inférieure plus petite, vers le milieu, l’autre supérieure, plus grande, tout autour : ces deux pièces de bois seront fortement attachées par deux cercles de fer, et liées de tous côtés autour des oreilles par des liens de fer. La pièce de bois la plus grande sera un peu plus longue que la cloche n’est large ; aux extrémités elle sera un peu moins grosse que dans le milieu, et à ces mêmes extrémités il y aura deux fers gros et ronds, qui entreront d’un demi-pied dans le bois, et qui auront, au dehors, une longueur d’une palme. Lorsque vous aurez arrangé deux poutres pour recevoir la cloche, faites-y deux marques ou incisions profondes de deux doigts, sur lesquelles seront fichés les deux grands clous courbés, sous lesquels ensuite vous placerez les deux fers, afin qu’ils ne puissent pas quitter les poutres. La grosse pièce de bois à laquelle la cloche est suspendue aura de chaque côté plusieurs trous, dans lesquels on placera deux pièces de bois tournées en haut, auxquelles on attachera les cordes pour sonner les cloches. On mettra un cuir épais, de cou de cerf, autour du fer courbé, qui est fixé à l’intérieur, au milieu de la cloche, auquel le battant est suspendu. Ce battant doit être assez long pour s’avancer au-delà de la cloche de la largeur de la main ; à l’extrémité inférieure, il doit être plus gros de la longueur d’une palme et plus effilée en haut.

La technique décrite est déjà fort élaborée y compris dans le tracé du profil. Elle est sans doute le fruit d’une expérience antérieure longue de quelques siècles. Certaines des cloches étudiées dans le présent ouvrage sont donc antérieures (XIe siècle ? Xe ? voire avant). Certaines cloches allemandes ou espagnoles (cloche de Léon) que nous signalons dans ce travail sont de toute évidence antérieures à cet ouvrage. Malheureusement aucun élément interne aux cloches ne peut nous permettre de vérifier cette assertion. De même le moine Théophile décrit l’adjonction de décors gravés dans la fausse cloche. Ces éléments sont inexistants sur certaines pièces qui sont probablement antérieures (voir 2.1.2.3.2).

Nous avons choisi de présenter la technique de fabrication de façon plus systématique que ne le fait le moine Théophile pour mieux la comparer aux autres.

La réalisation s’organise autour de deux éléments : le moule et le four de fusion du métal. Ils seront ici décrits successivement bien que leur réalisation se déroule de façon conjointe.

Le moule est réalisé en terre préparée, à savoir un mélange d’argile ramassée localement, de paille et de crottin de cheval. Ce mélange améliore les qualités techniques de l’argile pure. Il diminue en particulier la rétraction au séchage. La fabrication du moule se déroule en trois étapes qui sont la fabrication de ses trois éléments constitutifs. De l’intérieur vers l’extérieur, ces trois parties sont le noyau, la fausse cloche et la chape (cf. fig. 10).

Tout d’abord, le noyau est confectionné par une série de couches d’argile (deux doigts d’épaisseur) mises en rotation sur une sorte de tour à bois (cf. fig. 10). Les assistants du fondeur font tourner ce tour pendant que le fondeur façonne le profil. Sur cette masse mise en forme, le fondeur rajoute progressivement des couches d’argile de plus en plus fines destinées à donner un aspect très lisse au profil interne. Lors de l’ajout de ces couches, on donne la forme de la pince intérieure et plus généralement l’ensemble de la forme du profil intérieur. Le lissage s’effectue à la main avec un torchon. Cela explique les traces visibles sur certaines cloches (cf. fig. 22).

Cette opération terminée, le fondeur laisse sécher le moule quelque temps. Le séchage permet de vérifier que le noyau ne se fend pas. De plus, cela permet qu’il n’adhère pas aux niveaux supérieurs, en l’occurrence la fausse cloche. La fausse cloche est la partie du moule destinée à conserver le vide qui recevra le métal lors de la coulée durant la fabrication de la troisième partie du moule. Selon le moine Théophile, cette fausse cloche est réalisée en graisse disposée sous forme de plaques aplaties entre deux pièces de bois 235 et appliquée sur le noyau légèrement réhumidifié afin de réduire l’adhérence de la graisse sur l’argile 236 . Une fois appliquée l’épaisseur désirée, le profil externe de ce qui deviendra la cloche est façonné précisément, en particulier au niveau de la pince qui est la partie la plus importante du point de vue esthétique et sonore 237 . L’attention dont fait preuve le moine Théophile dans la fabrication de cette partie nous montre bien que la cloche a déjà des qualités sonores indéniables dans sa conception. Sur la fausse cloche, on peut graver les inscriptions et décors que l’on souhaite. Le moine n’est pas très explicite sur la nature de ces inscriptions, religieuses ou non. De même, il est intéressant que dès le XIIe siècle, il parle de décor alors que nous n’en rencontrons que très peu pour le XIVe siècle et aucun avant dans la partie nord de la France (cf. 3.3).

Sur la fabrication des inscriptions et décors, les auteurs postérieurs sont plus explicites. Si l’on s’en tient à la description stricte du moine, il ne parle pas de la réalisation de filets. Ils sont pourtant l’élément de base de la décoration car ils permettent de régler entre autres les horizontales. De plus, ces éléments semblent les plus anciens comme le suggèrent des pièces telles la cloche n°2 de Géhée (36) ou celle de l’Hôtel-Dieu du Puy-en-Velay 238 (43). Le seul décor est alors un ou plusieurs filets. Il est donc probable que ces filets apparaissaient comme des éléments évidents qui ne souffraient pas de devoir être précisés.

Concernant la technique de réalisation des décors, il ne parle que de gravure et pas d’estampage d’inscription. L’estampage n’est donc sans doute pas pratiqué ou connu par le moine à la fin du XIe siècle ou au début du XIIe siècle, période de rédaction de cet ouvrage. Après la réalisation de la fausse cloche et des décors, le moule peut alors être placé dans sa position d’utilisation 239 et donc retiré du tour sur lequel il a jusqu’alors été façonné. On retire l’axe de bois et on évide largement le noyau afin de l’alléger et faciliter son séchage général.

La fosse dans laquelle le moule est placé pour la réalisation de sa dernière partie et la coulée doit être de taille nettement supérieur à celle du moule afin de permettre la tenue d’un feu destiné à cuire le moule avant la coulée. Il faut établir un soubassement de pierres en ménageant des conduits entre ces pierres afin d’assurer la circulation du feu 240 . Pour descendre le moule, on remplit la fosse préalablement creusée de terre non tassée. On dispose alors au-dessus le moule maintenu plus ou moins vertical par des pieux solidement enfoncés, puis on enlève progressivement la terre en tournant afin d’atteindre le fond. Cette technique est celle qu’ont pu mettre en évidence les fouilleurs de l’installation de fonte de Lugano 241 (DONATI, 1981).

Le cerveau et les oreilles ou anses sont posés à ce moment. Cette partie est en effet réalisée à part à partir d’éléments de cire assemblés. Sur ce bloc, on trouve également le point de coulée et des évents pour l’échappement des gaz de fusion. Une fois cette partie posée et correctement réglée, il faut réaliser le moule externe ou chape. Cette dernière partie est destinée à conserver le profil externe lors de la coulée. La chape est réalisée dans l’ordre inverse du noyau, c’est-à-dire en partant d’une granulométrie fine pour arriver à une granulométrie plus grossière, ceci afin d’offrir le meilleur rendu possible à la surface de la campane. On commence par une argile grasse fine et très adhérente dont on dispose plusieurs couches. On continue par l’application d’un mélange proche de celui qui est utilisé pour le noyau. Il est de plus blindé par des crins de chevaux et cerclé de fer 242 afin de limiter les risques d’explosion à la coulée.

Un petit feu est mené afin d’éliminer la graisse et la cire de la fausse cloche. Cela libère l’espace destiné à recevoir le métal libre. La fosse est ensuite remplie de bois que l’on brûle pour cuire le moule et le rendre ainsi plus résistant à la chaleur violente véhiculée par le métal en fusion. Ce feu doit durer « pendant toute la journée et la nuit suivante ». La fosse est alors comblée de terre tassée pour limiter encore les risques d’explosion.

La technique décrite par le moine Théophile pour la réalisation du four est pratiquement celle qui sera reprise à la fin du XVIIIe siècle par Ph. Cavillier. Elle est ignorée des autres auteurs. L’auteur se place en effet dans la perspective d’un fondeur itinérant se rendant de chantier en chantier. Le four est donc fabriqué sur place à partir de matériaux de récupération. Une marmite de fer 243 forme la base du ou des fours. Elle est enduite d’argile sur une épaisseur de deux doigts, puis on monte autour un muret circulaire destiné à former une sorte de bas-fourneau. Le four est ensuite cuit. Un trou est ménagé au bas du four afin de permettre la sortie du métal en fusion et d’autres sont ménagés dans la hauteur du four pour le passage des tuyères des soufflets. Ces soufflets sont de grande taille car disposés sur des piquets. Un chenal de bois penté est établi entre la sortie du four et le point de coulée de la cloche ou alors on porte les marmites contenant le métal en fusion tels des creusets. Cette seconde technique de coulée est sans doute réservée aux pièces de petite taille. On dispose dans le four alternativement du bois et du métal, cuivre puis étain tout à fait à la fin du fait du bas point de fusion de ce dernier. Une fois que la fusion du métal et son mélange sont satisfaisants, la cloche peut être coulée.

Une restitution d’un atelier tel que celui décrit par le moine Théophile a été proposée par Theobald (THEOBALD, 1933). Elle paraît assez fiable.

Notes
234.

L’auteur fait référence à la fabrication des orgues, décrite précédemment.

235.

Les détails donnés par le moine sont peu explicites.

236.

Cette précaution permet de donner à la pièce un aspect intérieur lisse.

237.

Avec le cerveau qui est réalisé ultérieurement.

238.

La cloche du Puy en Velay est exceptionnelle, voire unique, par son décor (frise de rinceaux).

239.

C’est-à-dire dans la position permettant la coulée du métal.

240.

Ces éléments apparaissent presque à chaque fouille de moule de cloche.

241.

Cette mise en évidence est exceptionnelle.

242.

Ces cercles de fer peuvent être intégrés complètement dans la chape ou alors rajoutés sur celle-ci à l’issue de la fabrication de la fausse cloche.

243.

Ou plusieurs pour la réalisation d’une grosse pièce.