2.2.2.3.2 Composition des cloches romanes

Comme pour les cloches du Haut Moyen Age, nous n’avons à notre disposition que très peu d’analyses de cloches ou de déchets de bronze campanaire. Les seules études publiées sont l’analyse des déchets de l’atelier de St Saturnin en Plomeur 290 et celle de quelques cloches allemandes analysées dans le cadre de l’exposition « Das Reich der Salier » 291 . Nous disposons au total de cinq études. Cela nous empêche d’être trop affirmatif dans nos conclusions. Au vu de ces analyses 292 (voir tableau 7), le bronze ternaire se maintient avec cependant une diminution assez nette de la quantité de plomb ajouté : la cloche la plus tardive datée du milieu du XIIe siècle (cloche d’Auburg-Diepholz) ne contient plus qu’un peu plus de 2% de ce métal qui nuit à la qualité et à la résistance de la cloche. De plus, cette cloche a une composition en cuivre et en étain très proche de la composition proposée par le moine Théophile. La présence d’environ 2% de plomb pourrait presque être assimilée à un très fort taux d’impuretés. Il faudrait pour cela disposer des chiffres complets de l’analyse. La cloche la plus riche en plomb est celle de Mayence connue par les fragments de moule et les déchets de l’activité métallurgique découverts lors de fouilles. Elle contient plus de 4% de plomb et daterait du début du XIe siècle 293 . Au vu de l’écart entre les différentes compositions, on voit qu’il s’agit encore d’essais afin d’approcher au plus près de l’alliage optimal. De plus, il est possible que dans le cas de la cloche de Saint Urnel ou Saint Saturnin en Plomeur, la proximité des gisements stanifères de Cornouailles ait poussé à augmenter fortement le taux de ce métal. En effet, cette cloche s’écarte très nettement des compositions allemandes. Elle contient près de 30% d’étain.

La composition semble pratiquement fixée à la fin du XIIe siècle. Cependant, il y a encore un apport volontaire 294 de plomb. Cet apport peut compenser un manque d’étain et permettre ainsi des économies substantielles pour les communautés 295 . Compte tenu des écrits du moine Théophile ainsi que des extraits du De Gestis Beati Caroli Magni (cité en 2.1.2.2.1) et des paroles qui y sont prêtées au moine fondeur Tancho, les compositions 296 semblent néanmoins être fixées théoriquement dès l’époque carolingienne. Les différences de composition sont donc sans doute liées à une volonté de réaliser des économies pour que la cloche soit un investissement moins onéreux. L’apport de plomb devient de plus très limité durant la période romane et n’influe sans doute plus notablement sur les qualités techniques de la pièce.

Pour ce qui est des métaux principaux, en particulier le cuivre, la composition est très fluctuante, l’équilibre se faisant avec l’étain et le plomb. La proportion des deux métaux principaux pour les cas les plus récents 297 est assez proche de celle prônée par le moine Théophile : 80%Cu-20%Sn. Les compositions les plus anciennes ont une faiblesse notable en cuivre avec des taux d’environ 73 à 74%. Des fondeurs ont donc sans doute procédé à des essais pour améliorer les qualités du bronze du point de vue sonore et de la résistance. Cette résistance a été améliorée en particulier en supprimant le plomb qui rend les cloches cassantes mais moins sujettes à l’usure à la frappe. Cette meilleure résistance, due également à la plus forte épaisseur au point de frappe, explique sans doute largement la meilleure conservation de cloches de cette époque.

L’alliage composant les déchets découverts lors des fouilles de l’atelier de Mayence a été analysé en détail et la provenance du cuivre a pu être déterminée 298 . Ce métal provient du massif du Rammelsberg, près de Goslar, site d’extraction cuprifère très important. Il est donc clair que l’on peut déterminer la provenance des métaux composant l’alliage 299 . Ces études n’ont pas pour l’heure été menées à grande échelle alors que ce serait l’un des axes les plus intéressants à développer dans le cadre d’une politique d’analyse systématique des cloches sur un large espace géographique.

Un extrait des œuvres d’Albert d’Aix nous donne quelques indications sur la composition des cloches de cette période :

‘Campana ex aere caeterisque metallis fieri jusserunt… (Albertus Aquensium, lib. 6, c. 40, publié dans MIGNE, P.L., tome CLXVI, col. 557A cité dans NIERMEYER, 1993, p. 122)’ ‘Ils décidèrent de réaliser une cloche de bronze et de certains autres métaux…’

La mention du bronze est ici évidente. Cependant, l’auteur laisse la possibilité d’y incorporer d’autres métaux en précisant « caeterisque metallis ». La composition du bronze campanaire n’est donc pas alors complètement arrêtée.

Le mythe concernant l’apport d’argent pour l’amélioration des qualités sonores né des déclarations de Tancho (voir 2.1.2.2.1) se maintient très présent durant la période romane puisque nous trouvons dans le texte sur la cloche de Gelduin 300 une mention claire d’alliage à l’argent :

‘Campana quoque argento permixta, sonora atque dulcissima… (Historia sancti Florentii Salmurensis, in Chroniques des églises d’Anjou, publiées par Marchegay et Mabille, Société Historique de France, 1869 cité dans MORTET, 1911, p. 18) ’ ‘Cette cloche d’argent mêlée, sonore et très douce…’

L’argent garde son prestige et son image de métal améliorant la sonorité des cloches. La réalité de tels alliages est douteuse comme durant la période précédente et n’est pas corroborée par les rares analyses. Outre les paroles du moine Tancho, le mythe de l’ajout d’argent dans le bronze campanaire peut être lié en partie à l’aspect de la cloche à l’issue de la coulée. Cependant, lorsqu’elle est composée de bronze de qualité standard tel que défini par le moine Théophile, sa couleur est plutôt dorée. Elle possède une teinte argentée lorsque l’alliage contient du plomb en quantité importante ou une trop forte quantité d’étain.

Un dernier document est particulièrement intéressant pour connaître la composition des cloches romanes. Il s’agit de la demande d’un abbé à l’abbé Gozpertus de Tegernsee de lui fournir du métal pour fondre une cloche au cours du XIe siècle. Il est probable que l’abbaye de Tegernsee est alors en possession d’exploitations minières qui lui permettent d’approvisionner d’autres abbayes. Elle se trouve en effet sur le flanc nord du massif du Schwaz à la frontière entre l’Allemagne et l’Autriche actuelles. Cette très importante région minière est particulièrement exploitée et documentée à partir du XVIe siècle, mais les travaux archéologiques de Brigitte Chech nous montrent que cette exploitation remonte au minimum aux XIIIe et XIVe siècles. L’extrait intéressant de cette lettre est :

‘Ob recordationem non obliviscendae priorisque amicitiae rogamus nobis transmitti aliquantum cupri, stanni, sive etiam plumbi. Volumus enim, si Deus praeibit, grandem fundere campanam ad honorem Dei et S. Quirini. ( Gozperti Tegernseensis Epistolae XVI, in MIGNE, P.L., tome CXXXIX) ’ ‘Devant le souvenir de notre amitié inoubliable et de première importance, nous demandons de nous transmettre une assez grande quantité de cuivre, d’étain ou encore de plomb. Nous voulons en effet, si Dieu le veut, fondre une grande cloche en l’honneur de Dieu et de saint Quirinus.’

Il est intéressant de noter que l’abbé demande indifféremment de l’étain ou du plomb, ce qui nous indique qu’alors on n’hésitait pas à rajouter du plomb pour augmenter la taille des cloches à moindre coût. Cela va dans le sens des analyses que nous avons présentées précédemment. Il n’est en aucun cas question d’ajouter de l’argent, pourtant présent en quantités importantes dans ce massif, qui apparaît donc bien comme un élément qui n’est jamais ajouté volontairement lors de la fonte des cloches.

Notes
290.

LANGOUET, 1987 et GIOT et MONNIER, 1978

291.

DAS REICH DER SALIER, 1992, pp. 405-419

292.

Nous ne savons malheureusement pas par quelle technique elles ont été réalisées.

293.

Ces chiffres reposent sur l’analyse des déchets de la fonte et sont donc à prendre avec précaution.

294.

Il est nettement plus limité que précédemment.

295.

L’étain est un métal rare et cher.

296.

En particulier l’absence de plomb.

297.

En Allemagne : cloche de Auburg-Diepholz.

298.

LAUB, 1992

299.

Voir également NICOLINI et PARISOT, 1998.

300.

Voir 3.4.3.2 au sujet de cette appellation.