2.2.3.2 L’organisation des ateliers

2.2.3.2.1 Organisation générale de la profession

Deux systèmes d’organisation générale coexistent dans l’Europe médiévale. Ils permettent de faire une distinction nette entre deux domaines. D’une part, dans le domaine continental, les fondeurs sont itinérants comme nous l’avons déjà indiqué précédemment. L’organisation de l’atelier d’un fondeur itinérant est sans doute moins exigeante que celle d’un fondeur sédentaire. En effet, son atelier ne sert par essence qu’une seule fois… Cette organisation apparaît lors des fouilles extensives de structures. Un élément apparaît très fréquemment : les structures se trouvent en effet placées non loin de l’entrée de l’église dans l’axe (ou à peu près) de l’édifice. Cette disposition s’explique par la nécessité d’entretenir un feu important dégageant une puissance calorifique importante. La structure se trouve ici dans le courant d’air optimal qui assurera donc une bonne ventilation et un bon tirage. De plus, étant proche de l’entrée, elle bénéficie d’un bon éclairage qui facilite le travail du fondeur. Même lors des fouilles extensives de structures 358 , il n’est pas possible de véritablement observer l’organisation complète de l’atelier. On ne conserve généralement pas les structures qui se trouvent au-dessus du sol, ce qui réduit donc largement notre lecture de l’atelier. On peut estimer que, pour des raisons techniques, les différents moules sont disposés à proximité immédiate du four de fusion du métal afin de réduire la longueur des canaux nécessaires.

Le deuxième type d’organisation tant sociale que spatiale des ateliers se rencontre dans le monde britannique. En effet, de nombreuses structures fouillées ont révélé des ateliers fixes. Ils ont été utilisés sur une ou plusieurs générations et nous connaissons souvent le nom du ou des fondeurs qui ont exercé dans ces lieux. Par exemple, à Salisbury, les travaux de Chandler ont permis de mettre au jour l’atelier de John Barbur (CHANDLER, 1983) et à York, les fouilles de la Bedern Foundry (RICHARDS, 1993) ont révélé un atelier utilisé durant plusieurs siècles. Cette implantation de longue durée conduit à reconsidérer l’organisation de l’atelier. Il peut en effet être organisé de façon rationnelle pour permettre un travail plus aisé. De plus il est installé dans un espace qui lui est propre à la différence des ateliers temporaires du continent. Ainsi, il est libéré des contraintes qu’imposaient les offices quotidiens dans un certain nombre d’édifices. Dans le cas de la fonderie d’York, l’atelier est organisé autour d’une cour centrale sur laquelle s’ouvrent largement les différents bâtiments. Ces bâtiments ont chacun une fonction particulière : certains sont réservés au stockage des différentes matières premières, d’autres au travail proprement dit. Dans le détail, il semble que la fosse de coulée ne serve qu’une ou deux fois. Cela s’explique sans doute par l’utilisation de fours de faible longévité que l’on reconstruisait donc souvent en des endroits variables. Ces fours n’ont laissé que peu de traces. La sédentarité des fondeurs n’est néanmoins pas la généralité des terres anglo-saxonnes. En effet, la fouille de la cathédrale de Winchester (COLLIS et al., 1978) a livré des moules isolés qui correspondent au travail de fondeurs itinérants. La sédentarité serait plutôt le fait d’un milieu fortement urbanisé où la demande peut permettre à un fondeur fixe de vivre sans difficulté.

Deux fondeurs allemands 359 sont connus par plusieurs cloches : d’une part, Wolfgerus qui a réalisé les cloches de Theißen (canton de Köthen, en ex-RDA), Aschara (près Bad Langensalza) et Thurndorf (dans l’Oberpfalz) ; d’autre part Godevin qui a produit celles d’Elsdorf (canton de Köthen) et de Glentorf (près Königslutter). Ils ont donc produit des cloches sur des secteurs assez différents et assez éloignés les uns des autres (voir carte 15). Cet éloignement des différentes cloches peut nous indiquer que les fondeurs se sont sans doute déplacés pour réaliser ces différentes pièces.

La mention de Ruppert dans le texte de l’abbaye de Herrenchiemsee (DAS REICH DER SALIER, 1992, pp. 405-419) ne nous indique pas que ce fondeur soit itinérant. Cependant, compte tenu de ce que nous pourrons noter au cours de la période suivante, il est probable que les fondeurs ont effectivement été des artisans sinon des artistes itinérants. Cette non-sédentarisation se poursuivra jusqu’à l’époque contemporaine. Selon les archives Berthelé, certains fondeurs 360 ont persisté dans cette non-sédentarité jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Ce déplacement des fondeurs qui est incohérent au regard de principes industriels qui voudraient que l’atelier soit fixe afin de pouvoir traiter de plus grandes quantités de métal et aussi de diminuer les coûts 361 se comprend aisément si l’on observe l’état du réseau viaire de l’époque médiévale en général. En effet, il est plus intéressant et surtout moins risqué pour la pièce de déplacer le métal non fondu et par contre de n’avoir qu’à monter la cloche dans le clocher. C’est pour cela que nous retrouvons régulièrement lors des fouilles d’édifices religieux les vestiges des ateliers temporaires de ces fondeurs de cloche qui pouvaient également réaliser des mortiers 362 ou des canons 363 . Ces ateliers temporaires sont parmi les traces les plus importantes qui nous sont parvenues des différents chantiers de construction des édifices religieux. Nous avons précédemment étudié certaines de ces structures (voir en particulier GONON, 1994 et GONON, 1996).

Le deuxième élément montrant que les fondeurs continentaux n’étaient pas sédentaires est la découverte et la restitution des profils des structures campanaires du prieuré St Symphorien de Buoux (84) et de la fosse 2 de l’église St Hermentaire de Draguignan (83). Dans ces deux structures, les profils sont très proches (voir respectivement fig. 659 à 661 et 655). La dynamique générale des profils aux panses très droites et avec un cerveau assez étroit (Ds/D=0,37 à 0,5) font de l’ensemble de ces profils (trois cloches fondues à Buoux et une à Draguignan) les différentes expressions d’une seule et même famille. Il est fort probable que ces quatre cloches sont l’œuvre d’un seul fondeur qui aurait exercé durant le XIIe siècle dans le Sud-Est de la France. Au sujet de cet exemple, il faut rajouter que les profils restitués à partir des fragments découverts dans la fosse 1 de Draguignan nous montrent que ce premier ensemble ne fait pas partie de la même famille de moule. On a donc sans doute fait appel au fondeur qui a officié à Buoux pour remplacer la grande cloche de Draguignan jugée défectueuse ou alors on a souhaité fabriquer une cloche supplémentaire. Dans ce cas, cette nouvelle cloche aurait eu une note située deux demi-tons plus haut que la grande cloche du premier ensemble. Cependant, sa forme assez différente lui impose une tessiture qui ne rendait sans doute pas un son très harmonieux avec les autres cloches. Cette cloche a également pu être réalisée pour remplacer la grande cloche suite à son bris. En effet, les profils de la fosse 1 comme celui de la fosse 2 sont des profils très fins et donc très fragiles lors des sonneries à la volée. En tout état de cause, il apparaît clairement que les fondeurs français ont été itinérants durant cette période puisque nous retrouvons à environ cent kilomètres de distance deux profils très proches qui sont sans doute le fruit du travail d’une seule et même personne.

Notes
358.

Rappelons-le : ce type de fouille est le plus instructif pour comprendre l’organisation spatiale d’un site.

359.

Ces fondeurs sont connus par des inscriptions figurant sur les cloches.

360.

Comme la famille Paintandre, famille de fondeurs originaire de Breuvannes en Bassigny.

361.

Un four peut resservir plusieurs fois.

362.

Voir par exemple au musée Crozatier du Puy-en-Velay (43) les productions des fondeurs modernes du Puy-en-Velay.

363.

Voir la fouille de la structure moderne de bronzier de la cathédrale St Germain d’Auxerre (89).