2.2.4.2.4 Synthèse : les pratiques religieuses romanes d’après les cloches

Les inscriptions et décors campanaires peuvent nous indiquer dans une certaine mesure les pratiques locales des différentes communautés où se trouvent les cloches que nous avons étudiées. Tout d’abord, si les cloches du territoire français s’inscrivent dans une forme stéréotypée qui se maintiendra durant de nombreux siècles, les inscriptions des cloches du territoire allemand ne sont pas encore stéréotypées.

Ainsi, l’inscription de la cloche d’Elsdorf (canton de Köthen), du fondeur Godevin est plus complexe dans sa formulation. Il ne s’agit que d’une formule dédicatoire répartie sur deux lignes : Ligne 1 : + GODVINUS DEO DEN CONQUERITUR ET SANCTIS. Ligne 2 : QUIA RECEPIT A VOBIS 433 . Cette inscription et donc cette cloche sont dédiées à Dieu et aux saints intercesseurs. Ainsi que le montrent les autres cloches du domaine germanique, les formules utilisées sur ces cloches romanes ne sont pas stéréotypées comme le sont déjà les inscriptions des cloches françaises. Une certaine liberté de forme subsiste encore. Les cadres généraux et les thèmes sont néanmoins déjà en place.

La cloche réalisée par Dodelin pour l’église d’Auburg-Diepholz (conservée au Focke-Museum de Brème depuis 1941) porte une inscription dédiée à la Vierge Marie qui ne rentre pas véritablement dans les formes que nous avons identifiées précédemment. Elle montre la position majeure qu’occupe ce personnage dans la pensée des différentes communautés. Le texte est sur la ligne 2 434  : + HONORE SANCTE MARIE VIRGINIS. Dans cette inscription, la virginité de Marie est mise en avant. Cette formule n’est pas une inscription classique comme celle que l’on rencontre en général. Cependant, il s’agit bien d’une dédicace en l’honneur de la Vierge.

Il est intéressant de noter également que le culte des saints est d’ores et déjà bien implanté comme le montrent certaines inscriptions campanaires. Ainsi, sur la cloche de St Julien de Castelnaud (24), on trouve l’inscription : S MARIA MAGDALENA ORA P NOB. L’inscription de la cloche de Léon (Espagne : voir GALLAND, 2000, p. 140) rentre elle aussi dans ce groupement bien qu’elle ne prenne pas la même forme. En effet, l’inscription développée est : … DNI OB HONOREM SANCTI LAURENTI… La dédicace est donc faite à St Laurent alors que la cloche de St Julien de Castelnaud est dédiée à Marie-Madeleine. Si l’on ajoute les formules des cloches de Vaumas et de la S.A.E., on remarque que les saints invoqués par les inscriptions campanaires sont variés et qu’il ne semble pas y avoir de préférence marquée.

Comme l’inscription de type 4 que nous rencontrons sur les cloches de Vaumas et de la S.A.E., cette formulation révèle l’importance du culte des saints. Durant cette période, les saints qui sont cités 435 sont parmi les grands saints du christianisme occidental. Si on ne donne pas encore de nom aux cloches 436 comme cela se fera durant l’époque moderne et encore plus durant l’époque contemporaine, ces cloches sont d’ores et déjà dédiées à des saints personnages. Le lien entre le nom de baptême et la dédicace 437 est donc probable. La formule finale ORA P NOB doit bien sûr se développer en ORA PRO NOBIS, c’est-à-dire PRIE (ou priez) POUR NOUS. Cette formule se trouve encore plus abrégée sur certaines cloches postérieures 438 sous la forme OPN. L’inscription rencontrée sur la cloche de St Julien de Castelnaud est en fait sans doute l’inscription dédicatoire la plus simple et la plus explicite que l’on ait rencontrée pour la période romane. Cette forme perdure durant l’époque gothique à destination de divers saints.

Le culte marial apparaît également mais il convient de noter que malgré le développement important de ce culte à partir du XIe-XIIe siècle, les inscriptions campanaires s’y rapportant demeurent peu nombreuses. Cette relative absence nous indique que les fondeurs sont restés assez conservateurs. Cela se vérifiera ultérieurement dans la forme des caractères utilisés. Le culte marial tel qu’on peut le lire sur les cloches se développe en effet tardivement durant la période gothique comme nous l’avons remarqué dans la partie suivante (cf. 3.3.2).

Les cloches peuvent également recevoir un nom lors de leur baptême et plusieurs textes viennent attester de cette pratique. Ainsi, dans le Chronicon Hildesheimense, nous trouvons le texte suivant au sujet du décès du père abbé le 14 novembre 1044 :

‘Dedit tamen anulum pontificalem et dorsale bonum suo nomine inscriptum, cum campana Cantabona vocata. ( Chronicon Hildesheimense , in MIGNE, P.L., tome CXLI) ’ ‘Cependant, il donna l’anneau pontifical avec son nom inscrit au dos avec la cloche nommée Cantabona.’

Dans ce cas, la cloche est sans doute nommée ainsi du fait de ses qualités sonores. Les qualités sonores sont donc bien réelles durant l’époque romane. Aucun élément ne nous permet de préciser la taille de cette cloche.

Dans les Gesta Abbatum Trudonensium, cité en 2.2.2.3.1 439 , nous trouvons les noms des douze cloches de l’abbaye de St Trond. La pratique de l’imposition du nom est dès le début du XIe siècle 440 systématique et ce nom peut avoir plusieurs origines : la taille de la pièce, le saint à qui elle est dédiée, les évènements locaux lors de sa réalisation, ses qualités sonores…

Un dernier point intéressant concerne la mention des notes sur les cloches. Cela se rencontre sur certaines cloches du lot découvert à Bethléem portant une inscription. Elles portent simplement une lettre qui reprend sans doute le nom des notes. Par ordre décroissant de taille des cloches, ces lettres sont : C (deux fois pour deux cloches de même dimension), E et D. Les lettres ne respectent donc pas véritablement l’ordre alphabétique. On peut considérer qu’il s’agit d’une inversion du fondeur entre les deux dernières cloches. De plus, si l’on observe les notes émises (CHENEAU, 1923), les lettres ne correspondent pas à la dénomination classique (A=la) : ici, si on considère que les lettres correspondent effectivement aux notes, le A remplace notre do. Ce carillon est donc basé sur une gamme très proche de la nôtre. De plus, la présence de ces lettres est très intéressante car nous pouvons également la noter sur certaines représentations de « carillons » sur les psautiers : par exemple, on peut remarquer ces marques sur les cloches représentées sur le verso du folio 3 de la Bible de Worms 441 . La cloche est donc considérée comme un instrument musicalement fiable et les représentations des psautiers indiquant la note sur la cloche sont le reflet d’une réalité. Cette indication est très révélatrice du niveau technique des fondeurs : il apparaît en effet certain que, dès la fin du XIIe siècle 442 , les fondeurs maîtrisaient les profils au point de pouvoir prévoir la note de leur cloche. Par l’existence de ce véritable carillon, la cloche romane se révèle être un véritable instrument de musique. Il nous montre également l’utilisation d’une octave diatonique qui n’est pas basée sur le la classique mais sur notre do actuel 443 . Si le fondeur connaît donc la musique en ce XIIe siècle, il ne semble pas encore maîtrisé les demi-tons qui commencent d’être utilisés dans la musique religieuse (FERRAND, 2001). Il est également possible que les commanditaires n’aient pas souhaité acquérir un carillon chromatique dont l’ambitus aurait été moindre pour le même nombre de cloches.

Notes
433.

Godevin a consacré cette cloche à Dieu conquérant et saint qui vous reçoit.

434.

La ligne 1 porte le nom du fondeur : voir 2.2.4.2.3.4.

435.

Agathe indirectement, Laurent et Marie Madeleine.

436.

Tout au moins on ne les transcrit pas dans les inscriptions.

437.

Ces deux éléments sont généralement liés sur les cloches les plus récentes.

438.

En particulier de l’époque moderne.

439.

Dictum est superior de numero campanarum et dulcedine sonoritatis earum, sed omissum est de vocabulis et ponderibus earum quas fecti novas fundi aut veteres renovari. Prima facta est de 4 centenraiis et aliquanto plus, scilla dulce sonora. Secunda de 21, in honore sancti Eucherii, et eam appellavit Aureliam, quam et benedixit. Tertia de duobus centenariis, quam appellavit Filiolam ; haec sanctae Mariae data est ad parrochiam. Quarta de 33 centenariis, in honore sancti Quintini martyris appelata est Quintinia. Quinta Remigia in honore sancti Remigii, de 7 centenariis. Sexta de 6 centenariis, dicta est Benedicta ad honorem sancti Benedicti. Septimam de 8 et amplius centenariis vocavit Angustiam, quia in tempore illius angustiae facta fuit, quo tota villa nostra et abbatia per ducemLovaniensem Godefridum combusta aut invasa fuit. Octavam, factam de 6 et amplius centenariis, vocavit Drudam in honore sancti Trudonis, quae bis fusa in dulcedine sonus nulli aliarum compar fuit. Nona vocata est Nicholaia, quae 20 centenarios ad ignem habuit, sed nescio quantum superexcrevit. Decima, quae propter preciositatem suam missa est Mettis, 4 centenarios habuit, quam Stephaniam vocatam beato prothomartyri Stephano dicavit. Undecima, quae translata fuit ad ecclesiam sancti Gengulfi, 4 nichilominus centenarios habuit, sed non fuit similis preciositatis. Duae scillae in refectorio et cymbalum in claustro bis fusum potuerunt habere ad ignem dimidium centenarium. Illae quae pendet super chorum habuit plusquam centenarium. Iste simul positus numerus facit centenarios 115 et dimidium.

440.

Ce texte a été rédigé durant l’abbatiat de Rodolfe, entre 1108 et 1118.

441.

Londres, British Library, ms. Harley 2804, daté du milieu ou du troisième quart du XIIe siècle : voir MARCHESIN, 2000, p. 239.

442.

Période probable de ce carillon.

443.

Sans doute le diapason français avec la4=435Hz.