2.2.5.3 La multiplication des clochers de pierre

Les clochers de pierre se multiplient de façon certaine dans les textes à partir du milieu du XIe siècle. Ainsi, dans les Gesta pontificum Autissiodorensium (ms. 112 (129) de la bibliothèque municipale d’Auxerre), folio 81 et suivants 447 , nous trouvons la mention suivante concernant l’épiscopat d’Humbaud entre 1087 et 1114 :

‘Aliam quoque turrim super chorum positam quadratis lapidibus cooperiri fecit, ne ejus signa festina ignis exustione, si forte contingeret, consumerentur, neve pluviis glacialibus quandoque consumpta frangerentur.’ ‘Il fit construire une autre tour de pierre taillée posée au-dessus du chœur, afin que, si un malheur survient, les cloches ne soient pas détruites par le feu et afin que, une fois consumées, elles ne soient pas détruites par la pluie et le gel.’

L’auteur de ce texte présente ici une argumentation complète des avantages de la construction d’un clocher de pierre. Cela nous indique qu’une telle construction coûteuse n’allait pas alors de soi et devait être défendue avant d’être acceptée par la communauté. Le clocher de pierre dont la durée de vie est supérieure devient l’un des emblèmes du plein Moyen Age au même titre que le donjon.

Pour clore le sujet de l’apport des textes à l’histoire du clocher roman, il faut signaler qu’alors apparaissent les clochers fortifiés qui sont nécessairement de pierres. Des textes réglementaires régissent donc l’établissement de ces fortifications. Ainsi, dans le cartulaire de Gellone, déjà cité pour la vie de saint Benoît d’Aniane, nous trouvons le texte suivant :

‘[1162]. … ita tamen quod prior non faciat ammodo municionem in ecclesia, nec in clocherio, sine consilio Bertrandi Guilelmi, nec clocherius exaltetur ;… ( Cartulaire de Gellone , publié par Alaus, Cassan et Meynial, 1898, p. 468-469 cité dans Mortet et Deschamps, 1923, p. 108) ’ ‘… ainsi qu’on ne fasse pas avant de fortification complète de l’église ni du clocher sans l’avis de Bertrand Guilelm, ni qu’on élève le clocher ;…’

Ce texte relate l’accord entre Bertrand Guilelm, le seigneur, Raimond, prieur de St Martin de Londres (dans l’Hérault) et Richard, abbé de St Guilhem le Désert et est très clair sur la limitation du développement des fortifications ecclésiastiques. Cela indique également que si le pouvoir religieux maîtrisait la taille des cloches (voir 2.2.2.3.1), le pouvoir laïc conservait dans ce cas la haute main sur certains développements architecturaux qui pourraient porter ombrage au pouvoir des seigneuries séculières.

Les exemples de clochers romans conservés sont beaucoup plus nombreux que pour la période précédente.

A partir du début du XIe siècle, le premier art roman se développe. Durant cette période se multiplient les clochers-tours qui seront la marque principale de l’évolution des clochers par rapport à la période précédente. Ce type de clochers autorise une augmentation très nette de la taille des cloches. Il se peut d’ailleurs qu’ils soient apparus pour répondre aussi à un accroissement de la taille des cloches. Ainsi, comme l’a signalé Claude Andrault-Schmitt (ANDRAULT-SCHMITT, 1991), des clochers-porches existent dès le début du XIe siècle dans le Limousin. Il en va sans doute de même dans les autres régions. Ces clochers comme celui qui subsiste de l’église de l’abbaye St Michel de Cuxa 448 sont des bâtiments massifs où la partie consacrée aux cloches reste relativement limitée. Les différents niveaux qui n’étaient pas utilisés pour les cloches pouvaient servir de dépôt d’archives ou pour d’autres types de stockage… L’évolution de l’architecture témoigne également d’une modification de la disposition des cloches dans ces tours. En effet, comme nous l’avons signalé plus haut, les premières cloches se trouvaient peut-être dans les baies des premières tours. Elles doivent désormais être placées à l’intérieur même de la tour. Cette modification implique deux évènements très importants pour l’histoire campanaire : d’une part, on doit créer un bâti de bois ou beffroi sujet aux incendies pour supporter les cloches tout en amortissant les chocs pour ne pas endommager la maçonnerie. D’autre part, les cloches doivent être plus grosses pour pouvoir émettre un son à une puissance supérieure car la maçonnerie va absorber une partie des vibrations et donc limiter le rayon d’audition de la cloche. Les tours peuvent dans certains cas être relativement hautes. Dans des régions au relief tourmenté, cela permet d’augmenter aussi le rayon d’audition en émettant le son au-dessus de certains obstacles.

Cependant, les deux types majeurs de clochers que nous connaissons encore (clochers-tours et clochers-peignes) se côtoient, révélant sans doute aussi une volonté différente de monumentaliser l’église et aussi peut-être une impossibilité de payer la réalisation des cloches de grande taille. D’un côté, les clochers-peignes se multiplient, en particulier dans le Sud de la France. Cela peut être dû aux conditions climatiques : le temps étant plus doux, on craint moins que les cloches et les bois constituant le joug se dégradent. De plus, dans cette région, les cloches 449 restent de petites tailles et ne posent donc pas de problèmes de résistance aux bâtiments. Ainsi, une représentation de clocher-peigne se trouve sur un chapiteau 450 du cloître St Volusien de Foix (09, voir fig. 945). Le clocher représenté est un simple clocher-peigne, présentant trois baies réparties en deux niveaux : le niveau inférieur comprend les deux cloches de l’ensemble dans deux baies assez grandes. De plus, les deux cloches représentées sur ce chapiteau sont de dimensions voisines. Il peut s’agir de deux pièces émettant la même note. Cela pourrait donc nous indiquer que dans certains cas, on n’hésitait pas à doubler les cloches d’une seule et même note. Les deux pièces de Villelongue dels Monts (66) semblent également le suggérer. Ce renforcement de la puissance sonore est sans doute destiné à augmenter la portée de la sonnerie. Une telle augmentation est sans doute très relative puisqu’il faudrait que les deux cloches soient tintées de façon très exactement synchrone pour autoriser une véritable augmentation du rayon de portée.

Le clocher-tour devient par contre dominant dans de nombreuses régions avec des dimensions très variables : l’un des plus petits est celui se trouvant à la croisée du transept de l’église de l’abbaye cistercienne de Sénanque (83). Il ne peut contenir qu’une petite cloche servant juste à l’appel dans le vallon. Cette limitation volontaire de la puissance sonore se comprend dans le cadre particulier de cette abbaye et de l’ordre cistercien : on ne souhaitait appeler aux offices que les moines et non avertir les laïcs se trouvant à proximité. Cela répond aux réglements de l’ordre. De plus, il ne faut pas oublier que dans la pensée cistercienne, on cherche à fuir les symboles de pouvoir et également les dépenses inutiles. Le clocher peut donc déjà être considéré comme un symbole de pouvoir lors de l’édification de cette abbaye. A l’opposé, nous trouvons des clochers de très grande taille comme celui de Moissac (82) ou ceux de l’église Notre-Dame de Jumièges 451 (76). La délimitation géographique entre le nord des clochers-tours et le sud des clochers-peignes est donc très relative et se vérifie d’un point de vue statistique uniquement.

Ces clochers pouvaient accueillir soit de grandes cloches, soit de nombreuses cloches pour former une sorte de carillon. Dans le cas de l’église abbatiale de Moissac (82), le clocher-porche extrêmement massif 452 plus proche du donjon que du clocher-tour classique ne laisse pas beaucoup d’espace pour les cloches : il est très fermé et limite la diffusion des sons. Il est possible qu’à l’origine il n’ait pas servi à héberger des cloches. Pour ce clocher particulier, on connaît par le biais des écrits d’E. Viollet-le-Duc 453 une cloche aujourd’hui détruite et postérieure à la construction du bâtiment : il s’agit de la cloche de 1273 présentée dans le corpus. Cette cloche est d’une taille assez importante. C’est l’une des plus grosses cloches connues du XIIIe siècle : elle mesurait 1,46m de diamètre, ce qui permettait effectivement au son de se propager au-delà de la puissante maçonnerie qui constitue un obstacle à la propagation des ondes et donc du son.

Les clochers de Jumièges 454 sont assez différents : les deux tours renforcent la façade et servant entre autres à contrebuter les poussées des voûtes de la nef. Ces tours sont d’une architecture d’apparence moins massive que la tour de Moissac : sur une base carrée, elles deviennent octogonales puis circulaires dans la partie haute. Les ouvertures ne sont présentes que dans les parties hautes : les deux derniers niveaux de plan carré et les niveaux octogonaux et circulaires. Les fenêtres sont ici assez nombreuses et assez larges à la différence des ouvertures de la tour de Moissac. L’architecture peut donc être très variable et correspond à des évolutions architecturales qui ne sont pas liées uniquement à l’évolution de l’art campanaire. Au vu des fortes différences architectoniques que distinguent ces deux clochers (Moissac et Jumièges), nous pouvons supposer qu’il existe également de fortes différences dans la conception des beffrois. En effet, si on dispose dans ces clochers des cloches de même taille, les chocs doivent être mieux amortis dans l’abbatiale de Jumièges afin de ne pas mettre en péril la maçonnerie.

La disposition des clochers est aussi un élément qu’il faut prendre en compte. Dans les exemples que nous venons de décrire, les clochers se trouvent en trois emplacements différents : sur la croisée du transept, en façade ou sur les bras du transept. Dans le deuxième cas, le clocher peut soit être au centre de la façade pour constituer un porche ou un renforcement de l’importance de l’entrée (cas de la cathédrale de La Seu d’Urgell (Espagne)), soit être doublé et rejeté sur les côtés de la façade (abbatiale de Jumièges). Dans ce second cas, les clochers qui n’ont pas forcément reçu chacun des cloches provoquent un effet monumental sur la façade en la rendant plus imposante. Lorsque les clochers se trouvent en façade ou sur les bras du transept, ils sont généralement multipliés pour créer une symétrie. Le cas extrême est celui de l’église II de l’abbaye de Cluny, où les tours 455 étaient au nombre de six. Dans ce cas, il est presque certain que toutes les tours n’ont pas reçu de cloches : la multiplication des tours devient ici un élément décoratif et architectonique. Elles n’ont pas forcément toutes une utilité quotidienne.

Un quatrième emplacement existe dans de rares cas et se rencontre surtout en Italie. Le clocher est séparé de l’église et constitue un édifice autonome. C’est une tour à proprement parler. Les campaniles apparaissent à la fin de la période carolingienne avec par exemple le clocher de St Ambroise de Milan (Italie). La raison de cette séparation ne peut pas être établie de façon certaine. Cependant, il est probable que ces tours indépendantes de l’église assurent une meilleure stabilité à ce dernier édifice qui n’est plus soumis aux chocs des cloches. Les murs de l’église peuvent donc être d’une architecture moins massive. Si un problème technique lié aux cloches survient, seul le campanile souffrira. Le clocher a également pu être un ajout postérieur à une église préexistante.

Notes
447.

Cité dans MORTET, 1911, p. 94.

448.

Edifice construit entre 966 et 975, clocher construit de façon certaine avant 1040. BARRAL I ALTET, 1989, p. 370-371 et CHASTEL, 1993.

449.

Celles qui nous sont parvenues.

450.

Chapiteau conservé et exposé au château-musée de Foix.

451.

BARRAL I ALTET, 1989.

452.

Postérieur au clocher de bois détruit en 1188 et mentionné supra.

453.

VIOLLET-LE-DUC, 1858-1868, p. 283

454.

BARRAL I ALTET, 1989.

455.

On ne peut plus parler de clochers.