3.1.1.2.1 Rapport Ds/D

Tout d’abord, le rapport Ds/D connaît en fait une très faible évolution au cours des trois siècles formant la période d’étude des cloches gothiques. Ainsi, en moyenne, les cloches du XIIIe siècle ont un diamètre supérieur qui vaut 0,52 fois le diamètre inférieur alors que durant le XIVe, ce rapport monte à 0,55 et qu’il baisse légèrement au cours du XVe siècle. Il se fixe alors à 0,53. On voit donc que l’évolution est très peu importante : il s’agit plus d’un ajustement que de véritables modifications structurelles de la cloche.

L’écart par rapport à ces moyennes est assez faible. Les autres rapports que nous pouvons étudier et qui décrivent le profil de façon générale impliquent la hauteur, qu’il s’agisse de la hauteur verticale 461 ou de la hauteur tangentielle (notée Ht). Ces deux rapports (H/D et Ht/D : voir fig. 29 pour la localisation des différentes mesures) connaissent la même évolution. De plus, leurs valeurs sont tout à fait proches. Par rapport à celle du rapport Ds/D, l’évolution est beaucoup plus linéaire. On part d’une valeur encore assez élevée 462 pour diminuer progressivement : au XIIIe siècle, la valeur moyenne de ce rapport H/D vaut 0,9 et seulement 0,83 pour le XVe siècle. Les cloches sont donc de plus en plus trapues. Elles ont une forme générale de moins en moins élancée et s’éloignent donc de la forme « florentine » ou « en pain de sucre ». Pour tous les rapports, l’écart-type est assez faible (0,05), ce qui montre que le profil devient vraiment une entité théorisée que l’on souhaite pouvoir reproduire. Ce resserrement des valeurs montre bien que l’une des recherches les plus importantes des fondeurs résidaient dans la qualité sonore de la cloche et surtout la reproductibilité de la texture sonore et de l’alliance des différentes harmoniques. De plus, cette grande proximité des différents profils que nous rencontrons dans toute la France 463 montre la diffusion de modèles ou plutôt d’un modèle dominant dans l’ensemble du territoire. Il y a donc une circulation importante des connaissances par le biais de la circulation des fondeurs. L’itinérance des fondeurs est donc ainsi confirmée : ils diffusent leurs modèles dans l’ensemble du territoire de notre étude et sans doute au-delà.

Au cours du XIIIe siècle 464 , la valeur minimale du rapport Ds/D se rencontre sur le profil typiquement florentin de la cloche 4 de Laprugne (03) : le rapport ne vaut que 0,38. Cela n’a néanmoins pas de conséquences notables sur les qualités sonores. Ainsi, la principale est un la#5 à 958Hz 465 alors que l’octave supérieure est un la#6 (1814Hz). Les autres valeurs de ce XIIIe siècle sont très resserrées : la seconde plus faible est enregistrée sur la très belle cloche d’Octon (34). Elle vaut alors 0,45. A l’autre extrême de la distribution de ces valeurs, le maximum est enregistré à Moissac 466 (82) avec une valeur de 0,62 alors que la seconde valeur est beaucoup plus proche de la moyenne. Elle est de 0,57 seulement pour la cloche A conservée au « musée 467  » Robin de Libourne (33).

On voit donc que la distribution des valeurs du rapport Ds/D des cloches du XIIIe siècle est très resserrée, la norme se situant entre 0,45 et 0,57 avec quelques rares valeurs très particulières à chaque extrémité.

La valeur extrême enregistrée pour la cloche 4 de Laprugne (03) (0,38 seulement) nous montre un profil très original où l’essentiel de la diminution de diamètre se situe au niveau de la faussure très fortement marquée ainsi que de la partie basse de la robe (voir fig. 43). En fait, la partie haute de cette robe présente un tracé quasi vertical. Cette originalité du tracé du profil donne à cette cloche un aspect extrêmement élancé. Elle semble particulièrement haute. Cependant, bien qu’il soit plus fort que la moyenne du siècle (0,9), le rapport H/D reste assez faible : 0,92. Cette cloche n’a donc pas un profil particulièrement élancé et rentre donc à peu près dans les cadres classiques de la typologie des cloches du XIIIe siècle. On voit que ce profil est assez différent de ce que nous connaissons par ailleurs. Il s’agit en fait d’un essai que l’on peut probablement dater du XIIIe siècle. Cette datation est celle que les Monuments Historiques proposent dans le dossier de classement 468 .

Nous pourrions même sans doute avancer que cette cloche date du début de ce siècle et peut-être du premier tiers. A l’autre extrême de la distribution, la cloche de Moissac ne semble pas très différente des cloches plus proches de la moyenne de ce rapport Ds/D. Elle est de proportions à peine plus trapues que les cloches de forme plus classique. Si le rapport Ds/D vaut 0,62, le rapport H/D vaut 0,89. Il se trouve donc presque dans la moyenne qui vaut 0,9. Cette cloche se caractérise plutôt par une certaine massivité qui n’est pas un caractère unique des cloches de la fin du Moyen Age.

Au cours du siècle suivant, l’écart est plus restreint, les valeurs extrêmes enregistrées pour le XIIIe siècle n’étant plus atteintes. La normalisation du profil est donc très nettement en marche. Les spécimens exotiques relevant de l’expérimentation sonore n’existent plus. Les valeurs extrêmes sont enregistrées d’une part pour la cloche de St Sauveur les Bray (77 : voir fig. 564) avec une valeur de 0,46 pour le minimum et d’autre part pour la cloche de Sacy (89 : voir fig. 610) avec une valeur de 0,65.

Ces deux cloches ne paraissent pas véritablement différentes à la simple observation. Seules les mesures permettent de distinguer ces profils. Si le rapport entre le diamètre supérieur et le diamètre semble se normaliser très fortement et ne plus connaître de grande originalité, le rapport déterminant la hauteur est par contre encore très fluctuant, voire plus que dans la période précédente. La valeur minimale enregistrée pour le XIVe siècle est de 0,71 sur la cloche de St Sauveur les Bray (77). Du fait de ces deux valeurs extrêmement faibles pour la hauteur et le diamètre supérieur, elle ne paraît pas particulièrement différente de ses consœurs. Par contre, la valeur la plus forte (0,97) est enregistrée sur la cloche de Chalivoy-Milon (18 : voir fig. 126) pour une cloche qui a une valeur Ds/D de 0,54, c’est-à-dire presque égale à la moyenne. Cette cloche a donc un aspect assez particulier. En effet, elle a un aspect proche d’une cloche florentine sans avoir une faussure extrêmement marquée. Le passage du diamètre inférieur au diamètre supérieur s’effectue progressivement avec une courbure de grand rayon à la différence de ce que nous avons pu noter pour le siècle précédent sur la cloche 4 de Laprugne (03). Dans ce cas, la transition se fait par une courbure très brutale. Cet écart par rapport au profil que nous qualifierons de normal n’a néanmoins pas de conséquences sur le son de cette cloche. La composition sonore est en effet très proche de ce qu’est une distribution « normale ». La quinte ou plutôt la deuxième note au-dessus de la principale est en effet un 6 469 alors que l’on attendrait un do6. L’écart n’est donc que de deux demi-tons.

Au cours du XVe siècle, l’évolution se confirme. La moyenne du rapport Ds/D se rapproche de la valeur de 0,5 (valeur moyenne pour le XVe siècle : 0,53). Cette valeur de 0,5 constitue l’optimum pour la justesse sonore des harmoniques. Par rapport au siècle précédent, les valeurs enregistrées pour les maxima et les minima sont à peu près également dispersées. Il est important de dire que les cloches présentant des valeurs extrêmes sont assez peu nombreuses. En effet, sur cent quatre-vingt-deux cloches du XVe siècle dont nous avons pu relever le profil, seules vingt-deux ont un rapport Ds/D inférieur à 0,5 et onze ont un tel rapport supérieur ou égal à 0,6. La valeur la plus forte (0,7) est enregistrée pour la cloche très particulière de Baudonvilliers (55, voir ci-dessus 3.1.1.1). La seconde valeur la plus forte (0,67) est enregistrée pour deux cloches : celle du beffroi municipal de Chalon sur Saône (71) et celle de Moustiers Ste Marie (04).

A l’autre extrémité de la distribution des rapports Ds/D, nous trouvons la cloche de Roquefère (11, Ds/D=0,45 : voir fig. 88). Cette cloche est donc assez étroite dans sa partie haute. Elle est par contre assez basse : le rapport H/D ne vaut que 0,77 470 . L’autre cloche réalisée par ce fondeur 471 située dans le clocher de Roquefeuil (11, voir fig. 86) est très différente de ce profil par sa forme générale : en effet, le rapport Ds/D vaut 0,55, ce qui est donc supérieur à la moyenne. Par contre, le rapport H/D vaut 0,77, c’est-à-dire la même valeur que celle mesurée pour la première cloche. La différence majeure entre ces deux cloches réside dans la mise en place du gabarit et dans son inclinaison. En effet, les valeurs d’écart à la tangente (voir tableau 6) montrent une très grande proximité qui est totalement opposée à l’image que l’on a à la seule observation des rapports Ds/D et H/D. Ce fondeur a donc travaillé à l’aide d’un profil-type tracé sur une planche de gabarit qu’il emmenait toujours avec lui. Il pouvait également connaître ses valeurs par cœur. Par contre, le rapport entre les deux diamètres n’était pas fixé de façon définitive. On peut donc approcher la façon dont le tracé des cloches a pu évoluer au cours du temps et le niveau de théorisation du tracé du profil. Il paraît ainsi clair que le profil 472 et donc son tracé sur une planche de gabarit étaient déjà largement théorisés. La connaissance de ces grands principes permettait la reproductibilité globale du profil. Par contre, le rapport entre le diamètre supérieur et le diamètre à la pince demeure une donnée qui n’est pas fixée de façon précise. Elle est donc sujette à de nombreuses variations dans une fourchette relativement limitée.

En fait, les deux valeurs extrêmes (cloche de Chalon-sur-Saône et de Roquefère) ne sont pas très représentatives et sont même très éloignées des valeurs normales. Elles se trouvent séparées des autres cloches par des valeurs inexistantes. Ainsi, la deuxième valeur la plus faible enregistrée se rencontre pour six cloches et vaut 0,47. Cet écart de 0,02 entre la valeur extrême et la deuxième valeur est différent de l’écart généralement constaté dans le reste de la production où l’écart est généralement égal à 0,01 473 . Pour la valeur maximale mesurée à Chalon-sur-Saône 474 , l’écart est plus faible puisqu’il vaut 0,01. On voit donc par la même que les deux valeurs extrêmes que nous avons rencontrées sont des valeurs exotiques qui ne présentent en fait pas d’intérêt dans l’évolution générale des cloches. Ce sont des cloches extérieures à l’évolution qui correspondent à des productions originales (cas de la cloche de Chalon-sur-Saône) ou à des ratages lors de la fabrication (cas de la cloche de Roquefère 475 ). Cependant, le nombre de cloches ayant une valeur forte (supérieure à 0,7) est considérablement moins important que celui des cloches de faible valeur du rapport Ds/D : onze cloches seulement pour les valeurs maximum contre vingt-deux pour les plus faibles. Ainsi, bien que le rapport Ds/D n’est pas été totalement maîtrisé 476 , on connaissait néanmoins son importance surtout dans les fortes valeurs. On cherchait donc à éviter au maximum la production de braillard qui sont en fait des cloches ayant une utilisation (cloche de tocsin) et une tessiture particulières 477 .

Les cloches situées dans les valeurs maximales 478 ont généralement des valeurs normales à fortes par rapport à la moyenne pour le rapport H/D 479 . Il apparaît donc que les fondeurs qui ont fait des cloches au cerveau large ont cherché à pallier ce défaut en augmentant leur hauteur. Les rares cloches dont la valeur H/D est faible sont des pièces dont le profil est à mi-chemin entre la cloche standard et le braillard. Ce sont les cloches de Moustiers Ste Marie (04 : fig. 55), Autun (71, bourdon de la cathédrale St Lazare : fig. 526) et Laruns (64 : fig. 435). Par ailleurs, ces trois pièces sont des cloches de fort diamètre comme celle de Chalon-sur-Saône. Il est donc possible que face à des commandes de cloches de fort diamètre par les communautés et les commanditaires, les fondeurs aient cherché à limiter la masse des pièces en les surbaissant. Cette limitation peut sans doute être due à la volonté de préserver les clochers qui sont des bâtiments relativement vulnérables aux chocs transmis par la sonnerie en volée d’une cloche. L’énergie de ces chocs est en effet directement liée à la masse de métal mise en mouvement.

Les valeurs les plus couramment rencontrées sont 0,53 et 0,54, ce qui correspond peu ou prou à la valeur moyenne (0,53). Par leur rapprochement autour de la valeur optimale de 0,5 480 , on voit que les principes de la musique à peu près connus durant cette période sont utilisés pour essayer d’équilibrer les différentes harmoniques. On veut faire de la cloche un véritable instrument de musique ayant une tessiture assez proche de celle que nous pouvons rechercher actuellement. L’écart entre la valeur théorique (0,5) et la valeur réelle (0,53) est en fait une tentative de limiter les effets de la variation de l’épaisseur. Cependant, le décalage enregistré vers une valeur plus forte est inverse de ce qu’il devrait être puisque la masse de bronze est beaucoup plus importante compte tenu de la forte épaisseur que nous avons fréquemment pu noter dans nos relevés.

Notes
461.

Nous rappelons que par la hauteur, nous entendons la hauteur du corps de la cloche, anses non comprises. Les anses, mis à part le fait qu’elles permettent la suspension de la cloche, n’influent pas sur la forme du son, sa hauteur en fréquence.

462.

Pour mémoire : valeur moyenne du rapport H/D durant le Haut Moyen Age : 1,06 ; durant l’époque romane : 0,99.

463.

Une différenciation régionale apparaît néanmoins au cours de la période gothique : voir ci-après 3.3.2.2.

464.

Le corpus des cloches dont le profil a pu être relevé pour ce siècle est constitué de 17 cloches. Ce nombre, certes encore limité, permet néanmoins d’envisager un début d’études statistiques.

465.

Il est donc supérieur au maximum toléré selon les normes de Limbourgen adoptant la valeur du la#5 actuel qui vaut 932Hz.

466.

Cloche aujourd’hui disparue et relevée au cours du XIXe siècle par E. Viollet-le-Duc (VIOLLET-LE-DUC, 1858-1868).

467.

Il s’agit plus d’un dépôt d’objets historiques que d’un véritable musée. Ce bâtiment n’est pas visitable sauf en prenant rendez-vous avec l’archiviste municipal.

468.

Cette datation repose essentiellement sur des critères typologiques des caractères, qui sont des caractères situés à mi-chemin entre des lettres onciales et de véritables caractères gothiques.

469.

Principale : fa5.

470.

Cette valeur se trouve dans la fourchette des valeurs les plus souvent rencontrées.

471.

Nous avons en effet la chance de connaître deux cloches de ce fondeur qui bien qu’il n’ait pas signé ses œuvres peut être identifié sans difficultés par l’originalité de ces caractères qu’il utilise pour la réalisation des inscriptions : pour plus de détail sur ce fondeur, voir le corpus, fiche Fondeur aux Oiseaux.

472.

Pour son écart à la tangente.

473.

Ce qui correspond au pas d’espacement des arrondis de nos mesures.

474.

Si l’on fait abstraction de la cloche très particulière de Baudonvilliers.

475.

Dans ce cas, l’erreur est limitée et n’a pas empêché l’utilisation de la cloche, qui est assez agréable à l’oreille.

476.

Voir en particulier les cloches de Roquefère et de Roquefeuil.

477.

Décalage des partiels les moins importants vers les graves.

478.

Outre les deux que nous venons de détailler.

479.

Maximum rencontré pour les cloches dont la valeur Ds/D est forte : 1,05.

480.

Cette valeur assure, à épaisseur constante, un rapport de 1 à 2 entre la fréquence de la principale et celle de l’harmonique la plus aiguë, c’est-à-dire un écart d’une octave.