3.1.5 Les éléments gothiques d’une histoire du carillon

Comme nous l’exposons précédemment dans le développement consacré aux profils des cloches, la période gothique se caractérise par la conservation jusqu’à nos jours d’ensembles composés de plusieurs cloches issues de la même coulée. Cependant, il ne s’agit pas en principe de ce que l’on peut appeler véritablement des carillons. Avant d’aller plus loin, il convient de définir ce qu’est exactement un carillon pour nous et aussi pour les personnes qui ont employé ce terme durant l’époque gothique. Ce terme apparaît en effet dans les textes à ce moment de notre histoire. Dans la terminologie actuelle, le carillon bénéficie de deux définitions. L’une est une définition savante et l’autre est plus populaire.

Tout d’abord, la définition savante est celle que donne la Guilde Mondiale des Carillonneurs, organisme regroupant les carillonneurs du monde entier. Un carillon est un ensemble constitué d’au moins vingt-trois cloches harmoniques sans qu’il y ait de doublons sonores. Un tel ensemble constitue un instrument couvrant au moins deux octaves chromatiques complètes. Cette définition est donc assez restrictive et ne concerne en fait que les grands carillons de concert que nous appelons souvent les carillons flamands car ils sont très courants dans ce domaine géographique. L’un de ces carillons parmi les plus anciens est celui de Bruges 543 (Belgique). Il est abrité dans une tour gothique mais date dans sa constitution actuelle du XVIIIe siècle 544 . Cependant, ce carillon constituait un véritable instrument de concert dès le XVIe siècle. Les cloches ont par la suite été remplacées par d’autres de meilleure qualité sonore.

La seconde définition s’applique aux ensembles campanaires que l’on rencontre très fréquemment dans le Sud de la France et qui permettent l’interprétation de petites mélodies. Elle s’appuie sur l’étymologie même du mot carillon. En effet, ce terme est basé sur les termes anciens quadrillon ou carrégnon basés sur le mot quatre. Selon cette définition, un carillon est un ensemble d’au moins quatre cloches dont les notes s’échelonnent de façon harmonieuse mais pas nécessairement harmoniques et qui permettent de jouer de petites ritournelles 545 . Ce type d’ensemble est très courant dans le Sud de la France et surtout en région Midi-Pyrénées. Un cas particulier est celui des carillons constitués de moins de quatre cloches comme ceux que nous avons pu rencontrer dans certaines églises de l’Aude (Roquefeuil entre autres) : en effet, dans ce cas, une seule cloche est dotée de plusieurs battants (jusqu’à trois) et peut donc ainsi émettre plusieurs notes « principales ». Ce type d’installation que l’on peut difficilement dater mais qui ne remonte sans doute pas antérieurement au XIXe siècle témoigne de véritables connaissances sonores.

Pour pouvoir être qualifiés de carillons, ils doivent être dotés d’un clavier permettant d’actionner les cloches sans avoir besoin d’agiter le battant manuellement ni de mettre les cloches en volée. En effet, la sonnerie en volée rend impossible l’interprétation du fait de la répétition non maîtrisée des coups frappés. Tout un système de tringlerie doit être installé : la mise en place de ce système se fait de façon organisée et planifiée. Dans le cas des petites installations, en particulier celles où une cloche possède plusieurs battants 546 , la traction peut être assurée par des cordes reliées au battant moyennant des systèmes de rappel qui permettent au battant de retrouver sa position initiale.

Si l’on observe les ensembles campanaires qui ont survécu jusqu’à nos jours, il faut bien reconnaître que nous ne possédons aucun ensemble regroupant les critères correspondant à l’une ou l’autre des définitions. Selon les vestiges que nous avons pu observer, tant dans les clochers que sur les cloches elles-mêmes, les carillons de concert n’ont pas existé durant l’époque gothique. L’instrument qu’est la cloche se stabilise dans un premier temps dans ses qualités sonores au cours de notre période d’étude. Elle peut ultérieurement devenir la partie d’un instrument aux proportions importantes.

Les seuls ensembles que nous possédions sont constitués de deux ou trois cloches et constituent généralement des sonneries d’horloge (voir Valence entre autres : 3.1.2.2). Le seul système intéressant notre problématique du développement des carillons est daté du XVIe siècle et se trouve à La Valla en Gier (42). Il comprend cinq cloches de cette période et un clavier à lattes. Bien que nous n’ayons pas étudié cet ensemble très en détail 547 , nous pouvons donc dire qu’il s’agit réellement d’un carillon au regard de la définition populaire.

Nous ne possédons donc pas d’évidence nous prouvant l’existence de carillons durant l’époque gothique ou tout au moins dans la partie de cette période que nous avons étudiée ici. De plus, le développement de carillons émettant une musique purement instrumentale qui ne peut être aisément mélangée à des compositions vocales ne peut se faire qu’après qu’une véritable musique instrumentale ne se soit développée. Il faut donc bien attendre le XVIe siècle pour voir la musique instrumentale se développer et l’art du carillon se développer. De plus, l’art du carillon suppose une véritable volonté politique de créer et diffuser une musique populaire par le biais d’un instrument coûteux. A titre d’exemple, le carillon de Bruges qui date du XVIIIe siècle pour l’équipement campanaire actuel 548 pèse au total pour les seules cloches 28 tonnes, ce qui représentent un coût très important. L’installation d’un carillon de concert dans une ville représente donc un investissement extrêmement important qui ne peut que difficilement s’envisager s’il n’existe pas un véritable répertoire que l’on souhaite diffuser. Le problème majeur des petits carillons populaires est l’existence d’un répertoire instrumental et surtout de son adaptation. En effet, du fait de la persistance sonore des cloches 549 , il faut adapter tous les morceaux instrumentaux qui ne peuvent être joués par les carillonneurs tels qu’ils sont écrits.

Dès le XIVe siècle, nous rencontrons dans certains textes la mention de cloches qui doivent être sonnées en carillon :

‘Les cloches sonnoient à quarraignon par les églises et les abbayes (Chroniques de Saint Denis, tome IV, p. 197 cité par GAY, 1887 : texte de 1370 reprenant un texte de 1214).’

Il faut sans doute entendre ici le terme de carillon dans le sens d’une technique de sonnerie plus que dans les sens où nous entendons le mot carillon actuellement. A partir de cette mention textuelle, nous pouvons supposer que le terme carillon recouvre en fait la sonnerie en tintement où l’on agite manuellement le battant 550 de plusieurs cloches 551 . Un tel système permet de sonner non pas de véritables airs mais plutôt de simples ritournelles basées sur une étendue chromatique faible. Au cours du XIVe siècle, lorsque nous rencontrons les premières occurrences du terme carillon, ce terme ne recouvre sans doute pas les réalités que nous avons décrites par le biais des grands carillons harmoniques de concert mais plutôt une sorte de prémisse qui permet de jouer de petites pièces.

Un second texte de 1359 mentionne le mot « carillon ». Il est sans doute pris comme précédemment dans le même sens d’une technique de sonnerie plus que d’un instrument de musique :

‘Hodie conclusum est quod matutinae dicantur media nocte, et quod pulsentur minores mediocresque cloche et sine carillono ( Acta ms. capit Paris , in DU CANGE, 1886) ’ ‘Aujourd’hui, il est décidé que les matines seront dites au milieu de la nuit et que l’on sonnera les cloches petites et moyennes et sans carillon.’

Ce texte réglementaire est destiné à limiter les gênes occasionnées par les sonneries nocturnes des cloches, en particulier l’appel aux matines. Il est donc peu probable qu’à cette occasion, on ait sonné de véritables airs au carillon avant que cette réglementation n’existe. Dans ce cas, le terme carillon s’attache plutôt à une technique de sonnerie qu’à la définition de l’instrument de concert. Il convient de rapprocher cette interprétation du sens que l’on donne aux grandes fêtes religieuses que l’on dit carillonnées. En fait, dans ce cas, on qualifie une sonnerie d’appel à l’office qui est plus importante et plus longue que la normale. Le terme « carillon » serait donc à prendre dans ce sens et non dans le sens courant actuel. Il convient de noter également que les grosses cloches ne seront plus sonnées nuitamment. Cela limite encore la gêne occasionnée pour les populations laïques.

Au vu de ces deux textes, il semble évident que la première acception du terme « carillon » désignait un mode de sonnerie et non un instrument de musique composé de plusieurs cloches. Il ne semble pas exister de terme pour désigner un tel instrument (voir en 3.4.3.2 les problèmes de terminologie campanaires tels qu’ils sont traités par Durand de Mende) qui n’existait peut-être pas encore.

Au-delà des problèmes de terminologie, un second élément important à prendre en compte pour la réalisation d’un carillon est la tessiture des différentes cloches formant l’ensemble : cette tessiture doit être stable entre les différentes cloches. En effet, l’écart entre les différentes harmoniques d’une seule cloche d’un ensemble doit être le même que l’écart entre les harmoniques des autres cloches si l’on veut avoir un ensemble bien sonnant. Quelle que soit l’époque prise en compte, ce point ne peut pas être modifié. En effet, même si l’écart entre les harmoniques était différent au cours du Moyen Age, il n’en reste pas moins vrai qu’il doit être le même pour toutes les cloches de l’ensemble. L’époque gothique (et en particulier à partir du XIVe siècle) marque pour cela un tournant puisque nous avons pu remarquer une certaine standardisation du profil et donc une théorisation qui contribuent toutes deux à la reproductibilité des tessitures. Cet élément est donc de nature à permettre l’apparition de carillons : on sait désormais reproduire la forme sonore d’une cloche par la reproductibilité du profil. De plus, les différents fondeurs n’ont plus entre eux de différences majeures dans le tracé du profil. Le second aspect réside dans la modification des cloches existantes pour les rendre de tessiture équivalente à celle des nouvelles 552 . L’accordage se fait en effet en limant intérieurement les cloches aux endroits où sont émis les différents partiels afin de les accorder entre eux et donc de rendre un ensemble cohérent du point de vue sonore. Il semble que cette technique soit maîtrisée assez anciennement, sans doute dès le début de l’époque moderne. Nous ne savons malheureusement pas 553 à quelle date remonte précisément l’accordage d’une cloche. Cette technique ne peut néanmoins pas être rattachée au Moyen Age.

En conclusion, si le terme carillon apparaît sous des formes différentes dès le XIVe siècle, il ne correspond sans doute pas aux carillons tels que nous les connaissons actuellement. Ces carillons 554 sont sans doute des créations de l’extrême fin de la période gothique et du courant du XVIe siècle 555 . L’utilisation du terme carillon témoigne certainement d’une technique originale de sonnerie et prépare par l’apparition de cette technique même la création du véritable carillon que nous connaissons actuellement. Il est probable que ce soit l’extension des ensembles qui ait rendu impossible la sonnerie directe au battant. En effet, la coordination de plusieurs personnes jouant chacune plusieurs notes mais pas l’ensemble de la gamme couverte devenait impossible. On choisit alors de créer tout un système de tringles afin qu’une seule personne puisse actionner les différents battants.

Notes
543.

Il est intéressant de noter que le carillon est en fait l’instrument mécanique possédant la puissance la plus forte et qu’il est donc nécessairement un instrument dont les concerts ne peuvent pas être rendus payants…

544.

Coulé entre 1742 et 1748.

545.

On ne peut véritablement parler d’instrument de concert.

546.

En fait, il conviendrait plutôt de qualifier ces dispositifs de marteaux, car ils frappent sans battre..

547.

Il sortait de peu du domaine chronologique de la présente étude.

548.

Une partie des cloches ont été refaites à l’identique en 1969 par la fonderie Eijsbouts de Asten (Pays-Bas).

549.

En particulier les plus grosses d’entre elles.

550.

Eventuellement à l’aide d’une cordelette pour ne pas rester sous la cloche.

551.

Sans doute au moins quatre.

552.

Si nous n’avons pas retrouvé de cloches anciennement accordées, nous avons par contre rencontré des cloches qui ont été accordées récemment au mépris de leur intégrité.

553.

Nous ne pouvons pas le savoir autrement que grâce à des documents d’archives.

554.

Surtout les carillons populaires.

555.

Du point de vue campanaire, ce siècle peut encore être considéré comme rattaché à l’époque gothique (observations non mesurées issues des relevés dans de nombreux clochers).