3.2.4.2 La robe

La robe typique de l’époque gothique ne connaît qu’assez peu d’évolution au cours de la période. De plus, le tracé de cette robe est en fait l’élément fondateur des différents partiels qui seront émis lors du tintement. Il s’agit donc de l’une des parties les plus importantes de la cloche. Son étude en temps qu’ élément totalement séparé des autres parties constitutives de la cloche est impossible : elle est en effet souvent difficile à séparer nettement du cerveau. Nous étudierons donc ici l’évolution générale au cours de ces trois siècles du tracé du profil de la cloche et surtout l’éloignement de ce tracé à la tangente. Pour réaliser ces mesures et permettre leur comparaison, nous avons divisé la longueur de la tangente en douze parties (les bords). Cette douzième partie est utilisée comme unité de mesure pour autoriser une comparaison entre des cloches aussi diverses que la cloche 4 de Géhée (Indre, 25cm de diamètre) et la grosse cloche de la cathédrale St Jean-Baptiste (Pyrénées-Orientales, 202cm de diamètre). Nous avons ensuite réalisé un graphique qui nous permet de comparer les différents tracés et aussi les différentes moyennes calculées pour chaque siècle. A titre de comparaison, nous avons également réalisé un tracé moyen des cloches antérieures à l’époque gothique, tant de l’époque romane que du Haut Moyen Age.

Si nous observons l’évolution générale (voir fig. 931), nous remarquons que l’évolution entre l’époque préromane et romane 597 d’une part et l’époque gothique d’autre part se fait par une sorte de balancier. En effet, si les cloches antérieures au XIIe siècle sont celles dont le tracé est le plus proche de la tangente 598 , cet écart est maximal au cours du XIIIe siècle, nous indiquant que les cloches de ce début de l’époque gothique sont des cloches présentant un très fort galbe dans la partie inférieure de la robe. La valeur du 5e bord est alors supérieure à 1,2 bord. Par contre, pour les XIVe et XVe siècles 599 la valeur maximale 600 se situe entre le tracé préroman/roman et le tracé du début de l’époque gothique. La valeur maximale enregistrée pour le 5e bord est inférieure à 1,2 bord. Cependant, ces tracés moyens des siècles les plus récents sont plus proches des valeurs du XIIIe siècle que de celle de l’époque romane. Si le tracé du début de l’époque gothique (XIIIe siècle) est donc un excès, il est néanmoins plus proche de la solution optimale que celui de la période romane. L’évolution du profil interne (voir fig. 949) se fait dans le même sens. L’écart entre les profils moyens du XIIIe siècle et ceux des XIVe et XVe siècles est néanmoins plus faible. Il est à noter que la différence entre les différents profils moyens de l’époque gothique est plus importante dans la partie basse que dans la partie haute 601 qui est quasiment constante au cours de toute la période gothique.

En observant les graphiques juxtaposant les différents profils mesurés pour chaque siècle (graphiques assez difficiles voire impossibles à observer et commenter en détail), nous voyons que l’écart entre les profils est assez peu important. Les différents profils se distribuent dans un espace assez restreint (voir fig. 931). On voit donc par cet élément que les fondeurs répondaient de façon certaine à des normes qui leur permettaient d’obtenir des cloches de qualités musicales raisonnables. Certaines cloches sortent néanmoins du lot général. Au XIIIe siècle, nous distinguons la cloche de St Pierre de Belleville (73), cloche de fer coulé décrite précédemment. Elle se caractérise par un faible écart à la tangente : la valeur minimale (5e bord) est inférieure à 0,7 alors que la plus forte valeur enregistrée 602 est de 1 (cloche de Diou (36)). L’originalité de ce profil et sa faible courbure peuvent s’expliquer par l’originalité de la matière employée pour réaliser la cloche de St Pierre de Belleville.

Dans le cas général, la partie inférieure de la robe est constituée par un grand rayon de courbure 603 . Elle est généralement dépourvue de décoration. Cet espace sera occupé par une décoration au niveau de la faussure au cours des périodes suivantes. La partie supérieure est également formée d’un fragment de courbe de plus grand rayon de courbure. Cette partie apparaît presque rectiligne au premier examen. Cette section est celle qui contient les inscriptions et décorations dans sa partie au contact du cerveau. La décomposition des différents profils en leur deux rayons de courbure pour la partie constitutive de la robe est très délicate, le point de jonction entre les deux éléments n’étant pas fixe. De plus, il n’est pas certain que les fondeurs de l’époque médiévale aient procédé avec autant de rigueur que les fondeurs de l’époque moderne 604 . Pour la période gothique, il est certain que nous n’avons pas relevé de cloches ne présentant aucune courbure dans le tracé de la robe. Il semble donc que l’utilisation de formes que nous pouvons qualifier de « douces 605  » dans le tracé de la robe est devenue une pratique courante qui n’est globalement plus remise en cause par les fondeurs.

L’évolution en balancier de l’écart à la tangente va donc dans le sens d’une amélioration progressive par tâtonnements et non par la découverte brutale du tracé optimal pour le meilleur rendu sonore possible par le moyen d’études théoriques. Dès les débuts de l’art campanaire, les fondeurs sont autant des techniciens de haut niveau détenteurs d’un savoir métallurgique et musical que des artistes. Les découvertes qui ont pu être faites pour améliorer les qualités des cloches sont le fruit de l’accumulation d’expériences dont quelques spécimens ont pu être conservés. La diffusion de ces connaissances devait être efficace.

Parmi les expériences de profil, nous pouvons citer deux cloches qui ont un profil particulièrement original. Il s’agit des cloches d’Avrillé 606 (49, du XIIIe siècle) et d’Athose (25, cloche de 1456). Ces deux cloches ont la particularité de présenter dans un cadre général classique (rapports H/D et Ds/D dans les valeurs normales) une partie basse particulièrement évasée. Celle d’Athose est sans doute celle qui a le profil le plus évasé (voir fig. 170). Le rapport Ds/D est en fait tout à fait dans les valeurs normales (0,5). Cette cloche est surtout caractérisée par sa faible hauteur (H/D=0,74). Les notes émises par cette cloche n’ont pas pu être toutes identifiées : la principale est un do5 alors que l’octave supérieure est un do#6 (légèrement trop aigü d’un demi-ton) et le hum est un #4 (trop aigu de trois demi-tons). Les notes émises sont relativement correctes. Cependant, elles souffrent d’un léger décalage vers les aigus.

Les rapports de la cloche d’Avrillé sont tous deux très proches des valeurs moyennes (H/D=0,95 et Ds/D=0,49). Par contre, cette cloche a un aspect très différent de ce que nous pouvons observer pour les cloches de la même période. En effet, elle est très évasée. Le profil de sa robe est en fait tracé à l’aide d’une seule courbe de grand rayon tout comme le profil de la cloche d’Athose (25). Le son de la cloche d’Avrillé est très particulier. En effet, les écarts classiques des différents partiels ne sont pas respectés : la principale est un mi6 alors que l’octave supérieure qui est correcte est un fa7. Elle est décalée d’un demi-ton. Par contre, l’écart du hum est plus important : il s’agit d’un la#5 qui est donc décalé de cinq demi-tons par rapport à la normale, soit près d’une demi-octave. Selon les techniques traditionnelles (voir entre autres le manuscrit Cavillier, annexe I) qui sont encore en usage, le tracé doit être fait à l’aide de deux courbures qui sont judicieusement calculées et assemblées pour ne pas apparaître comme la juxtaposition de deux éléments mal reliés. Il semble donc que ces deux cloches soient des tentatives pour réaliser des cloches de tracé plus simple. Cependant, les décalages sonores par rapport à la norme que nous avons pu déceler 607 ont sans doute mené ces recherches dans l’impasse. Ces deux cloches sont donc des essais sans lendemain qui ont néanmoins été préservés au cours du temps.

Pour le XIVe siècle, aucune cloche ne semble se détacher véritablement du lot des cloches relevées. Par contre, pour le XVe siècle, la cloche d’Andlau (67, datée de 1446) se distingue du lot des cloches de ce siècle en étant de loin la plus écartée de la tangente. La valeur maximale au 5e bord est en effet de 1,8 bord alors que la seconde valeur la plus importante (1,5) est prise par plusieurs cloches dont celles de Beyren-les-Sierck (57), St Martin de Lamps (36) et Dohem (62). La cloche d’Andlau a effectivement un tracé assez différent de celui des autres cloches y compris des cloches assez particulières que nous avons pu observer en Alsace 608 . La partie basse de la robe est caractérisée par une courbe assez prononcée alors que la partie haute de la robe au-delà du 5e bord se distingue par un tracé relativement rectiligne. Ces deux éléments permettent de former cet éloignement à la pince. Par l’exagération des caractéristiques du tracé du profil, cette cloche peut constituer une sorte d’archétype de la cloche alsacienne 609 . A l’autre extrémité de la distribution des nombreux profils des cloches du XVe siècle 610 , nous trouvons quatre cloches très peu éloignées de la tangente. Les deux valeurs les plus faibles (0,6 bord 611 ) sont enregistrées pour les cloches d’Aups (83, datée de 1475) et de Montbrison (42, datée de 1481) et les deux suivantes (0,7) sont notées pour les cloches de Libourne (33, cloche A, sans date) et de L’Aigle (61, de 1498). Ces quatre cloches ne sortent en fait qu’assez peu du lot des autres cloches. Elles se caractérisent principalement par une faussure moins nette que sur les autres cloches de cette période.

Au terme de la description des cloches originales sortant du lot commun, nous pouvons nous pencher plus en détail sur deux cloches produites par le même fondeur pour deux édifices différents : la cloche de Roquefère et celle de Roquefeuil. Ces cloches sont toutes deux situées dans l’Aude. Ces deux pièces sont les vestiges de la production du fondeur que nous avons appelé « le fondeur aux oiseaux » du fait de l’originalité de sa police de caractères. Ces deux cloches que nous avons précédemment décrit (voir 3.1.1.2.1) comme des cloches assez différentes du point de vue des rapports H/D et Ds/D sont néanmoins extrêmement proches dans le tracé de leur profil. En fait, le tracé de chacune des deux cloches est quasiment superposé à l’exception notable du 7e bord. L’écart à la tangente à ce niveau est en fait dû à la faible valeur enregistrée pour la cloche de Roquefeuil. Cet écart apparaît donc plus comme une erreur de tracé sur cette cloche qu’une véritable différence du type de tracé. Il semble que la première courbure 612 a été menée un peu trop loin et mal corrigée. Cependant, cela n’a pas empêché la production d’une cloche de bonne qualité sonore. Au sommet de la cloche, au contact avec le cerveau, nous constatons une autre différence importante. La cloche de Roquefère montre entre les 11e et 12e bords une inflexion très nette voire une inversion de la courbure. Le cerveau débute donc un peu plus bas sur cette cloche que sur celle de Roquefeuil où la jonction entre robe et cerveau se fait plus rapidement. Cependant, ces petites différences ne font pas de ces profils deux entités fondamentalement différentes. Par la proximité de ces deux tracés qui n’ont sans doute pas été réalisés durant la même année 613 et pour des édifices différents situés à une cinquantaine de kilomètres l’un de l’autre, nous voyons que les tracés sont proches et issus d’un seul modèle théorique réalisé à l’aide de plusieurs courbes dont les dimensions sont définies en bords et non en unités métriques classiques. La pratique du tracé préparatoire est donc déjà un fait établi en cette fin de XVe siècle. Du point de vue du tracé, la période gothique est en fait le début de la véritable période classique de l’art campanaire. Cette période se poursuit encore de nos jours.

Les robes que nous avons pu relever sur les différentes cloches de l’époque gothique étudiées ici sont donc assez peu variables si l’on omet quelques spécimens qui relèvent plus d’originalité de fondeurs et de recherches que de réelles traces d’ateliers ou de familles d’influence des fondeurs. Le tracé général des cloches semble bien établi. Il repose sur la conjugaison harmonieuse de deux courbures théoriquement sans ligne droite. Nous avons simplement étudié ici le profil externe mais les mêmes remarques peuvent être faites sur le profil interne qui est néanmoins beaucoup moins net. Nous avons donc préféré nous limiter à la description des phénomènes les plus visibles et les plus quantifiables. Les éléments de comparaisons des profils internes sont présentés à la figure 949. Sur cette figure, la transition entre les deux rayons de courbure de la cloche est nettement moins lisible. De plus, la pince est souvent presque invisible. Pour la robe, la cloche gothique est donc déjà une cloche moderne assez éloignée des modèles précédents. Cependant, elle en est l’héritière.

Notes
597.

Pour ce graphique, compte tenu du faible nombre de spécimen pour chaque période et de leur grande variabilité, nous avons réuni tous les profils dans une seule catégorie.

598.

L’écart maximum moyen à la tangente (5e bord, quelle que soit la période) est en effet inférieur à 1 bord.

599.

Période où les deux tracés sont presque parfaitement superposés.

600.

En fait, presque l’ensemble du tracé.

601.

A partir du 6e bord.

602.

Ces valeurs sont relativement proches les unes des autres.

603.

De la pince jusqu’au 5e ou 6e bord, incluant la faussure.

604.

Voir l’Encyclopédie, annexe III.

605.

C’est-à-dire sans rupture brusque.

606.

Il faut signaler que cette cloche est désormais déposée au Château-Musée d’Angers dans les locaux du service des Antiquités et Objets d’Art car elle est fêlée. De plus, elle n’était installée dans le clocher d’Avrillé que depuis la fin du XIXe siècle (1884), période où elle fut achetée à un marchand de cloches de Paris. Il semblerait qu’elle provienne du Limousin (information tirée des archives Berthelé, conservées au musée languedocien).

607.

Ils sont encore plus importants pour la cloche d’Avrillé.

608.

Sur l’originalité des cloches de cette région, voir ci-après la régionalisation des profils et des inspirations en 3.2.5.1.

609.

Pour plus de détails, voir 3.2.5.1.

610.

182 ont pu être relevés.

611.

C’est-à-dire une valeur inférieure à celle mesurée à St Pierre de Belleville.

612.

Celle située sur la partie basse de la robe.

613.

La cloche de Roquefeuil présente, en sus des caractères aviformes présents sur les deux cloches, des caractères romains et la date de 1500 alors que celle de Roquefère ne présente que des caractères aviformes et aucune date.