3.4.1.2.2 Le fondeur gothique, un laïc

Au cours du XIIIe siècle, ce sont principalement des fondeurs du nord de la France qui ont travaillé dans cette partie de la France et dont les noms nous sont parvenus. Le sud de la France ne montrera l’importance numérique des fondeurs y ayant exercé qu’à partir du siècle suivant. L’un d’eux nous est connu par deux cloches réalisés pour l’église St Georges de Haguenau (67) la même année. Ce fondeur signe sous le nom de Magister Heinricus et a réalisé ces deux cloches en 1268. Il est intéressant de noter que ce fondeur se qualifie de Magister, c’est-à-dire de maître. Il est le seul fondeur à signer de cette façon y compris pour les siècles suivants. L’attribution d’un tel titre correspond donc à l’obtention d’une maîtrise attestant de l’existence d’une formation auprès d’anciens maîtres. La formation des fondeurs est donc largement le fruit d’un apprentissage pratique et non théorique. Cela confirme bien le sentiment que nous avions à l’étude des cloches encore existantes : l’amélioration des profils campanaires et des qualités sonores est le fruit d’une évolution empirique et chaque génération l’a progressivement amélioré. Le titre de maître fondeur va à l’encontre de l’identification de ce fondeur comme un religieux. Il s’agit donc à n’en pas douter d’un laïc.

La profession devient l’apanage de familles non religieuses et ouvre ainsi la voie à des dynasties de fondeurs qui se développeront à partir du XIVe siècle. Dans les registres d’état-civil, les fondeurs ne se rencontrent en effet plus seulement dans les lignes sépultures mais aussi dans la ligne baptêmes ou mariages. Du point de vue de l’onomastique, la plupart des fondeurs de cette période ne sont connus que sous leur prénom, ce qui rend difficile l’identification de familles 667 . Deux seulement nous sont connus avec un nom de famille. Il s’agit d’une part de J. Jaikes qui a produit une cloche en 1288 à Metz et de Jean Ranvelli. Ce fondeur suisse a officié en France en 1234. La présence de ce fondeur étranger montre que dès cette période les fondeurs n’hésitaient pas à se lancer sur les routes pour aller réaliser des cloches loin de leur lieu d’origine. La plupart des fondeurs qui nous sont connus par leur seul prénom le portent généralement accompagné du nom de la ville dont ils sont originaires : ainsi, nous connaissons Guillaume de Beauvais, Mathieu de Perrone ou encore Jean d’Amiens. Il s’agit d’une onomastique médiévale classique.

Nous n’avons guère trouvé de façon certaine de moines qui ont réalisé des cloches durant le XIIIe siècle. Il semble donc que ce métier passe assez rapidement du domaine purement religieux au domaine laïc. Un des fondeurs peut néanmoins sans doute être identifié à un religieux. Il s’agit de l’auteur de la cloche disparue de Moissac (82) qui se nomme Gofridus que l’on peut traduire par Geoffroy. Au vu de son nom écrit en latin et non traduit d’une quelconque façon ainsi que par l’implantation de la cloche dans le monastère même, nous pouvons penser que ce fondeur était un religieux. Si cette hypothèse est juste, on pourrait donc émettre l’idée que les fondeurs ont été des laïcs pour réaliser les cloches « séculières », voire laïques 668 alors que les cloches monastiques restent encore des pièces réalisées par des religieux. Nous sommes donc à la période charnière entre des fondeurs religieux, sans doute les tenants d’une conception de cloches d’appel simple sans fonction musicale particulière, et les fondeurs laïcs, tenants d’une conception plus musicale de la cloche du fait du grand nombre d’instrument de musique résonnant dans la ville.

Un problème important est celui de la transmission du savoir des moines vers un savoir détenu par des laïcs. Il est probable que les frères convers très nombreux dans les monastères au Moyen Age et dont certains étaient probablement attachés au service des moines fondeurs ont été le lien qui a permis cette diffusion à l’extérieur du monde monastique.

Un dernier fondeur peut être signalé car il nous informe de la dénomination de cette profession. En effet, un certain Gilbert le Saintier a officié autour de 1228 en Normandie. On voit donc que le terme de saintier est établi dès le début du XIIIe siècle et permet de définir les personnes se livrant à cette activité. De plus, la mention de sa fonction en lieu et place de son nom nous indique bien que ce fondeur exerçait une profession, c’est-à-dire une activité dans un cadre laïc et qu’il ne s’agit pas d’un religieux effectuant la fonte de cloches. Le terme de saintier est donc attesté dès le XIIIe siècle et la place qui lui est donnée dans l’onomastique du personnage nous permet de penser que ce statut de fondeur de cloches autorisait les fondeurs à prétendre à un niveau social élevé.

Parmi les fondeurs que nous rencontrons pour le XVe siècle, il n’y a plus aucune trace de fondeurs d’origine ecclésiastique et tous semblent effectivement être des laïcs. La laïcisation de la profession est donc déjà une réalité et il est évident que même les abbayes et les ordres abbatiaux ont renoncé à faire fabriquer leurs cloches par des moines itinérants. Ainsi, à St Martin du Canigou (commune de Casteil, 66) en 1483, l’abbaye fait appel à un fondeur laïc qui n’hésite pas à signer sa cloche au moyen d’un sceau représentant une cloche en fort relief sans aucune inscription d’accompagnement 669 .

Nous n’avons que fort peu de renseignements concernant le niveau social des fondeurs. Nous pouvons simplement signaler le compte de l’église St Sulpice de Fougères et mentionné en 2.2.2.2.3. Il semble en effet à la lecture de ce texte que les fondeurs étaient relativement bien payés puisque le salaire total représente huit livres, soit le deuxième poste en importance après l’achat du métal. Ils devaient donc disposer d’un niveau social assez bon.

Notes
667.

Cette identification est rendue d’autant plus difficile que ces fondeurs sont peu nombreux pour l’ensemble du territoire.

668.

Réalisées pour les églises paroissiales et les villes.

669.

Ce fondeur ne peut donc être identifié.