3.4.3 Problèmes de terminologie : le Rational de Durand de Mende

A la fin du XIIIe siècle (vers 1290), Guillaume Durand, évêque de Mende, auteur du Rational, décrit le fonctionnement et les particularismes du rituel du diocèse de Mende. Entre autres, il précise la fonction de chaque cloche. Dans les différents textes que nous avons parcourues, les différentes cloches sont en effet le plus souvent connues par leur nom sans que la fonction exacte qu’elles doivent remplir ne soit réellement connue. Grâce à ce texte, on découvre la richesse du vocabulaire campanaire à la fin du Moyen Age. Ce vocabulaire s’appauvrira par la suite, aboutissant à des difficultés de compréhension de ce texte.

‘Nota sex esse genera tintinnabulorum quibus in ecclesia pulsatur, scilicet squilla, cymbalum, nola nolula seu dupla campana et signum . Squilla pulsatur in triclinio, id est in refectorio, cymbalum in claustro, nola in choro, nolula seu dupla campana in horologio, campana in campanili, signum in turri . (Durand, Rational , l. 1, c. 4, § 11) ’ ‘La note six est sur le genre des cloches qui sont sonnées dans l’église, c’est-à-dire la squilla, le cymbalum, la nole, la nolule ou cloche double, [la campane] et le seing. La squilla est sonnée dans le triclinium, c’est-à-dire le réfectoire, le cymbalum dans le cloître, la nole dans le chœur, la nolule ou double cloche dans l’horloge, la cloche dans le campanile et le seing dans la tour.’

Cet ouvrage comprend également une lettrine représentant un évêque bénissant une cloche (HOMO-LECHNER, 1996, p. 20).

Si beaucoup de termes différents existent, ils servent à définir des réalités différentes. La distinction semble se faire entre les utilisations, ce qui conduit sans doute à une différence de taille plus que de forme.

Un autre texte tiré également d’un Rational permet de compléter les observations faites à partir de l’observation de celui de Durand de Mende. Il est tiré du Rationale divinorum officiorum de Jean Belethus († 1182), où le chapitre LXXXVI traite des sonneries que l’on doit pratiquer durant le carême.

‘Chapitre 86. Comment on doit sonner pendant le Carême.’ ‘Pour mieux comprendre, il faut savoir tout d’abord qu’il y a six types d’instruments que l’on secoue : tintinnabulum, cymbalum, nola, nolula, campana et signa. On sonne le tintinnabulum dans la chambre et le réfectoire ; le cymbalum dans le chœur, la nole dans le monastère 710 , la nolule dans l’horloge, la cloche dans les tours. Jérome utilise le diminutif de ce mot au sujet d’Esutochium dans sa retraite : « jusqu’à quand peut-on sonner la campanule dans le cloître ? » […] Il est généralement connu que durant tout le Carême, on ne doit pas « compousser », ni « repousser » (en effet, cela est toléré par le commun, tant par les habitudes que par les vocabulaires), mais simpousser, c’est-à-dire simplement sonner aux heures et aux matines. Et dans les église bien constituées, on sonne deux cloches en premier, une pour appeler, l’autre pour commencer. A la troisième [heure], on sonne trois cloches selon le nombre d’heures […], une pour se déplacer, une autre pour rassembler et la troisième pour commencer. On procède de la même façon pour sexte et none, et les cloches doivent simplement être sonnées dans le même ordre aux matines. Pour la messe et les vêpres, on doit sonner deux cloches. Dans les petites églises, la sonnerie doit seulement être plus simple. Pour le jour du Seigneur et les grandes fêtes, selon la mesure où l’on sonne dans les autres temps 711 .’

Nous pouvons tirer de ces textes les conclusions suivantes.

La squilla est une petite cloche servant uniquement à sonner dans une pièce fermée de taille limitée pour rythmer les repas. En fait, cette cloche sert sans doute plutôt pour les prières qui les accompagnent. Ce terme est intéressant et très particulier. En effet, on ne le rencontre presque pas dans l’ensemble de la France mais seulement dans la région Languedoc-Roussillon. La région de Mende est située à l’extrême nord de la zone de diffusion de ce terme 712 . De plus, il est encore utilisé en Espagne. Il est à rapprocher de la scille ou squilla en latin qui définit une petite fleur en forme de clochette pendante. Il est difficile de dire quelle utilisation est à l’origine de l’autre. Nous penchons plutôt pour l’antériorité de la dénomination de la fleur. L’objet est ainsi dénommé par mimétisme.

Le cymbalum est lui destiné à une sonnerie de portée légèrement supérieure pour réunir les moines lors des offices. Il ne peut donc se trouver que dans des monastères.

La nole est sans doute d’une taille très peu supérieure à celle de la squilla puisqu’elle doit sonner dans le chœur. La distinction entre ces deux termes correspond sans doute à leur différence de fonction : l’une sert durant les repas des moines et l’autre fonctionne durant les offices.

La cloche placée dans l’horloge possède une double dénomination assez étonnante : d’une part, par l’ajout du diminutif –ula, le terme nolule évoque une cloche de taille inférieure à celle de la nole qui est déjà de dimension limitée. D’autre part, si l’on comprend dans le terme double campane le premier mot dans le sens d’un doublement des dimensions, nous avons plutôt l’image d’une cloche de grande dimension. Il est possible qu’en fait l’auteur souhaite marquer que les grandes horloges monumentales qui se développent à cette époque sont dotées généralement de deux cloches qui permettent de distinguer les heures des demi-heures par les modalités de sonnerie. La nolule serait la cloche la plus aiguë, de petite dimension alors que la double campane serait une plus grande cloche sonnant les heures. Ce pourrait être une description d’un ensemble similaire à celui que nous avons relevé sur le clocher de l’église St Jean de Valence (26, voir corpus).

Les deux derniers termes, campana et signum, sont distingués et les objets correspondant sont placés dans deux édifices différents : le campanile pour la campane et la tour pour le seing. La distinction entre ces deux bâtiments ne paraît pas aisée à faire et donc la distinction entre les deux types de cloches n’est pas non plus évidente. Il est possible que l’auteur indique une différence de fonction : ainsi, la campane se trouvant dans le campanile peut avoir été préférentiellement une cloche destinée à avertir les habitants des évènements laïcs de la vie : ouverture des marchés, tocsin… Le seing se trouverait dans le clocher de l’église et remplirait des fonctions proprement religieuses. En Italie, le terme campanile définit dès le Xe siècle le clocher qui est souvent une construction annexe de l’église. Cette terminologie est donc différente de celle que nous utilisons en France où le campanile définit plutôt un petit bâti de fer forgé accueillant une ou deux cloches au sommet du clocher proprement dit. Le plus souvent, les cloches disposées dans un tel édicule comme à Valence 713 (26) sont des cloches ayant une fonction laïque dominante.

Les précisions apportées par Jean Belethus concernent principalement le mode d’utilisation des cloches et surtout les grands rythmes. Il ne précise en effet pas quelles cloches doivent être utilisées pour les différentes sonneries. Cependant, on voit que, suivant en cela la décision de 817, la norme de six cloches dans une cathédrale semble toujours respectée avec la terminologie que reprendra Durand de Mende. Il est néanmoins fréquent que certaines fonctions soient doublées avec plusieurs cloches. L’auteur tient compte également de l’existence d’églises de moindre importance ne contenant pas autant de cloches. Si les textes régissent assez précisément le cas de grands ensembles campanaires, on remarque qu’ils sont nettement plus flous pour les plus petits édifices. De plus, nous nous heurtons à un problème de terminologie lorsqu’il faut traduire les différents verbes exprimant le mode de mise en mouvement des cloches. En effet, si l’auteur utilise plusieurs termes, ils ne sont que peu nuancés entre eux actuellement et leur sens précis ne nous a pas été transmis. On remarque cependant que les cloches peuvent dès lors être sonnées de plusieurs façons. Il est possible que cela corresponde aux différents modes de mises en volée existant encore. Cette interprétation serait à vérifier.

Notes
710.

Il faut sans doute comprendre ici le cloître.

711.

CAPUT LXXXVI. Quomodo sit pulsandum in Quadragesima.

Quod ut melius pateat, primo sciendum est sex esse instrumentorum genera, [0090B] quibus pulsatur: tintinnabulum, cymbalum, nola, nolula, campana, et signa. Tintinnabulum pulsatur in triclinio et in refectorio; cymbalum in choro, nola in monasterio, nolula in horologio, campana in turribus, cujus diminutivum Hieronymus ad Eustochium in coenobium esse ait: «Quousque campanula in claustro pulsabitur.» […] Generaliter ergo cognoscendum est, quod non debeamus in tota Quadragesima diebus profestis compulsare, nec depulsare (liceat enim hic vulgaribus et consuetis uti vocabulis), sed simpulsare, id est, simpliciter pulsare ad horas vel matutinas. Atque in [0090C] bene constitutis ecclesiis ad primam pulsatur duabus campanis, una ad invocandum, altera ad inchoandum. In tertia autem pulsatur tribus juxta horarum numerum[…], una ad mutandum, altera ad congregandum, tertia ad inchoandum. Pari modo fit in sexta et nona, sed et eodem ordine eaedem campanae pulsantur simpliciter ad matutinas. Ad missam vero et ad vesperas duabus pulsatur campanis. In minoribus autem ecclesiis solummodo pulsandum est simpliciter. Diebus vero Dominicis et in solemnitatibus, prout in aliis temporibus compulsatur. (Johannes Belethus, Rationale divinorum officiorum, publié dans Migne, P.L., tome 202)

712.

Voir les mentions de ce terme dans les œuvres de Guilhem ou la vie de saint Benoît d’Aniane en 2.3.2.2.1.

713.

Trois cloches de 1493 : voir les fiches correspondantes dans le corpus.