3.5 Le clocher gothique

3.5.1 Les cathédrales et les grandes églises

Les églises de l’époque gothique que nous nous proposons d’observer en détail sont surtout les cathédrales qui sont les plus importants édifices religieux construits à cette époque. Ces édifices ont généralement fait l’objet d’un programme architectural bien établi dans lequel le clocher revêt une place centrale. Les clochers gothiques s’affirment encore plus en tant qu’élément monumental extrêmement présent dans les volumes du bâtiment. Les grandes cathédrales gothiques que nous connaissons en particulier pour le Nord de la France se caractérisent généralement par la présence en façade de deux tours carrées très massives et assez élevées. De telles tours peuvent également se trouver sur les bras du transept. Elles sont très largement ouvertes par des fenêtres subdivisées par des colonnettes et les architectures très dentelées de ces fenêtres. Ces baies permettent une bien meilleure diffusion du son. Le développement de l’architecture gothique entraîne de façon obligatoire la mise en place des cloches à l’intérieur des clochers. Si l’on peut distinguer une évolution stylistique de l’architecture gothique, cette évolution ne remet néanmoins pas en cause l’organisation des volumes et en particulier l’existence de vastes tours aptes à contenir de grands beffrois. Du point de vue de l’implantation et de l’utilisation des cloches dans les clochers, nous pouvons donc considérer la période gothique comme une période sans évolution notoire.

L’implantation des cloches à l’intérieur des clochers est également synonyme du développement de l’architecture du beffroi. Il faut en effet réaliser une architecture de bois qui puisse supporter la cloche et cela crée donc un savoir-faire technique particulier. L’accroissement de la taille des cloches que nous pouvons remarquer de façon évidente par l’observation du corpus rend nécessaire une augmentation de la résistance de la maçonnerie. En effet, la mise en volée 715 de masses de métal de plus en plus importantes provoque l’émission de très fortes quantités d’énergie transmises à la maçonnerie par le beffroi. Grâce à la souplesse du bois, le beffroi amortit une partie importante de l’énergie transmise et limite donc les efforts demandés à la maçonnerie. Ce besoin croissant de résistance à une puissance mécanique augmentée 716 implique de bâtir des clochers robustes en contradiction avec une volonté certaine des architectes gothiques de créer une architecture aérienne en lien direct avec Dieu. Il convient donc de réaliser des tours puissantes tant dans leur dimension générale que dans l’épaisseur des maçonneries. Cela se remarque en particulier sur la façade de la cathédrale de Paris dont les tours ne présentent pas un élancement très prononcé.

Le développement des sonneries fixes (horloges…) influe peut-être sur le développement de certains aspects de l’architecture. En effet, si certaines cathédrales gothiques présentent sur leurs deux tours des flèches (cathédrale de Burgos, Espagne par exemple), nombreuses sont celles qui n’en présentent qu’une voire aucune laissant ainsi apparaître de larges toitures plates qui sont autant d’espaces disponibles pour disposer des cloches destinées à une sonnerie fixe. Allant de pair avec le développement de la conscience urbaine, nous remarquons que les cloches urbaines 717 se développent et sont généralement des cloches d’assez grande taille (voir les pièces de Valence (26, église St Jean), Compiègne (60, Hôtel de Ville) ou encore la cloche des heures de la cathédrale de Bourges (18), offerte par le duc Jean de Berry…). Ces cloches doivent être mises en place dans un édifice dominant d’où l’on pourra les entendre de loin. Les plates-formes se trouvant au sommet des tours des cathédrales sont des lieux tout trouvés. Elles n’ont pas nécessairement été conçues dans ce but. Trois exemples particuliers peuvent être ici précisés. Ils contiennent encore tous trois des cloches gothiques sur leur plate-forme.

Tout d’abord, la cathédrale de Bourges comprend à son sommet la très grosse cloche offerte par le duc Jean de Berry aux habitants de la ville pour sonner les heures 718 . En l’absence de précision sur la nature de ces heures, religieuses ou civiles, nous pouvons raisonnablement estimer, compte tenu de la formule rédigée sur la cloche, qu’il s’agit des heures laïques qui pouvaient être rythmées par une horloge 719 . Cette cloche ne se trouve peut-être pas dans la position exacte qu’elle avait à l’origine. Cependant, il est probable qu’elle se trouvait déjà sur le toit. Elle est séparée des cloches qui sont véritablement celles de la cathédrale et qui se trouvent dans la tour. Ces dernières rythment la vie religieuse 720 . Cette cloche des heures est disposée sur la tour nord au-dessus de la tourelle la plus extérieure du bâtiment. Elle se trouve disposée dans un petit édicule de ferronnerie lui-même surélevée de deux mètres environ au-dessus de la plate-forme par un petit bâti de maçonnerie 721 . Il n’est pas certain que cette disposition soit la disposition originelle. Cette cloche n’est désormais plus utilisée et aucun mécanisme ne la relie plus à aucune horloge. Dans cet édifice, on remarque donc que la plate-forme sommitale de la tour a été utilisée pour placer une cloche qui n’a théoriquement rien à faire dans la cathédrale 722 . Cette cathédrale, édifice ancien le plus élevé de la ville, est placée au point culminant de la ville qui est aussi le point culminant de la campagne environnante. Ainsi, en plaçant la cloche sur cette plate-forme qui peut avoir été conçue pour recevoir une cloche dès l’origine, on s’assurait qu’elle aurait la meilleure portée possible et que la puissance ne serait limitée par aucune maçonnerie.

Il en va de même dans le cas de la cloche gothique de la cathédrale de Laon (02). Dans ce cas, la cloche est placée sans aucun doute dans son emplacement d’origine et est inaccessible. Nous ne pouvons l’observer à moins de 4 ou 5m. En effet, cette cloche datée de 1405 et fondue par Gilles de Mourigny se trouve tout à fait au sommet de l’une des tours de cette cathédrale dans un bâti construit au-dessus de la plate-forme et constituant une sorte de flèche très peu élancée. Cette cloche dont nous n’avons pas pu observer le mécanisme de tintement est sans doute également une cloche d’horloge : l’inscription signale qu’elle sonne nuit et jour (voir la fiche correspondante dans le corpus). Cette cathédrale domine la campagne environnante encore plus largement que celle de Bourges. La portée du son de la cloche située au sommet de cette tour est donc optimale.

La troisième cathédrale comprenant encore une cloche de l’époque gothique ou plutôt un ensemble de trois cloches de l’époque gothique est celle de Perpignan. Ces cloches se trouvent encore au sommet d’une plate-forme. Elles sont suspendues dans un bâti de fer forgé parfaitement adapté aux dimensions des cloches et de la plate-forme elle-même (voir fig. 477). Ces cloches sont dénommées cloches des heures et cloches des quarts. Elles remplissent actuellement encore ces fonctions en sonnant les heures et les quarts d’heures. On voit donc bien que la plate-forme sommitale des clochers-tours de l’époque gothique semble très prisée des installateurs de cloches. Il est néanmoins délicat d’affirmer que ces espaces ont été réservés à la mise en place de cloches. Il est plus probable que les cloches ont été disposées en cet endroit pour optimiser leur utilisation.

Grâce aux grands volumes libérés par les techniques architecturales, les chambres des cloches, espace dans lequel est placé le beffroi, sont des espaces de très grandes dimensions dans les cathédrales gothiques et ne sont somme toute qu’assez partiellement occupés par les beffrois. En effet, ces pièces ont un volume généralement de près de 10m de hauteur et mesurent environ 5 à 8m de côté. Deux cathédrales contenant des cloches gothiques doivent être mentionnées. D’une part, la cathédrale de Laon déjà évoquée présente, dans la tour au sommet de laquelle se trouve la cloche gothique de Gilles de Mourigny, une vaste chambre vide très largement ouverte sur l’extérieur par de vastes baies. Il s’agit d’une pièce particulièrement intéressante pour implanter des cloches de cathédrales 723 . Nous n’avons pas eu l’occasion de visiter l’autre tour située du côté nord de la façade qui contient l’actuelle sonnerie. Nous n’avons pas vu dans la grande pièce de la tour sud les vestiges d’un quelconque beffroi. Elle n’est donc plus équipée depuis une longue période, peut-être depuis la Révolution, ou n’a jamais été équipée.

L’autre cathédrale qui contient par contre des cloche gothiques dans la tour elle-même est la cathédrale de Sens (89) dans laquelle nous n’avons pas pu faire nos relevés pour des raisons de sécurité 724 . Dans cette tour, se trouvaient avant la première guerre mondiale 725 trois cloches dont l’une est de grande dimension (1,50m de diamètre). Ces trois cloches datées de 1376 et 1377 726 et toutes réalisées par Jean Jouvente 727 se trouvent dans la tour des cloches même, dans la chambre réservée à cette usage. Ces chambres sont donc utilisées comme nous pouvons également le voir dans l’une des tours de la cathédrale de Lyon 728 (69). Cependant, dans le cas de la cathédrale de Lyon, l’équilibre architectural a conduit à la création de quatre tours contenant donc chacune potentiellement une chambre des cloches. Seule la tour sud-est est équipée de cloches dont le fameux bourdon de 1622. Il est donc peu probable que l’ensemble de ces tours aient été équipées de cloches. Cela aurait conduit à disposer dans une seule cathédrale de plusieurs dizaines de cloches 729 dispersées dans tout l’édifice. L’existence de plusieurs chambres des cloches potentielles ne signifient donc pas que toutes aient été équipées de campanes. Elles sont nécessaires pour l’équilibre architectural général du bâtiment. Le choix de l’implantation des cloches dans une tour ou l’autre repose sans doute sur l’organisation de la ville au moment de la mise en place des cloches, c’est-à-dire à la fin de la construction de l’édifice.

Il convient ici de signaler une cloche gothique 730 se trouvant dans la cathédrale romane St Lazare d’Autun (71). Compte tenu de l’architecture et de l’organisation des volumes de cet édifice, il n’était possible de placer cette cloche qu’à la croisée du transept. Cela nécessite donc la réalisation d’un beffroi supportant de grandes portées et également une cloche de grande dimension (1,70m de diamètre). Elle se trouve exactement au-dessus de la croisée du transept.

Le beffroi en tant que bâti de bois soutenant les cloches dans le clocher devient donc un élément important voire essentiel de l’architecture gothique. En effet, pour pouvoir suspendre les cloches, il est nécessaire de créer toute une architecture interne. Durant la période gothique comme durant la période romane et plus tard jusqu’au début du XXe siècle, les beffrois ont été réalisés en bois avec des contreventements donnant à l’ensemble une rigidité et également une souplesse propre. Cela permet à cette architecture de résister aux chocs. La réalisation de ces beffrois pour suspendre en particulier des cloches de grande taille nécessitent de réaliser un tel bâti à l’aide de poutres de forte section. Cela implique d’exploiter des forêts bien entretenues d’où l’on peut tirer des fûts de grande longueur qui pourront courir d’un bout à l’autre de la chambre des cloches sans plier ni fléchir. Ces créations sont donc le synonyme d’une société très organisée où la réalisation d’un grand édifice de culte est le résultat d’une mûre réflexion et d’un effort collectif. L’architecture générale des bâtiments le montre également.

Un dernier élément majeur est l’apparition des abats-sons. Un abat-son est une sorte de volet bouchant la fenêtre à l’aide de lattes de bois 731 inclinées vers l’extérieur et vers le bas. Cela a pour effet de légèrement modifier la trajectoire du son. Ces éléments sont en effet visibles entre autres dans les tours des cathédrales gothiques. Il n’est pas possible d’affirmer que ces éléments ont existé dès l’époque gothique. Les abats-sons actuellement en place sont sans doute des réfections plus tardives. Cependant, il est probable qu’ils sont apparus lors de cette période. L’apport de cet aménagement est double. D’une part, il ferme de manière légère les vastes fenêtres et rend plus difficile voire impossible la pénétration de la pluie et des différents éléments pouvant endommager l’installation si ces abats-sons sont bien réalisés. Le problème de la mise hors d’eau de l’intérieur du clocher ne se posait pas de façon aussi cruciale dans l’architecture romane. En effet, les baies étaient moins largement ouvertes, disposées dans des murs généralement plus massifs. Les abats-sons n’était donc pas nécessaire pour protéger l’intérieur du bâti.

Les abats-sons contribuent à l’amélioration du son en constituant une sorte de filtre permettant d’enlever au son certains partiels au rendu très métallique. Ils permettent donc d’obtenir un son plus doux, moins dur à l’oreille. Une telle fonction va de pair avec un développement des qualités sonores des cloches. Les cloches sont alors conçues comme des instruments de musique et non plus comme de simples instruments d’appel.

Notes
715.

Il apparaît certain que cette technique de sonnerie est dominante durant tout le Moyen Age . Cette technique est la seule qui soit documentée de façon absolument certaine.

716.

Il faut ajouter que le nombre de cloches semble augmenter (plusieurs ensembles de deux ou trois cloches sont conservées de nos jours : voir 3.1.3).

717.

Nous désignons ainsi les cloches qui sont réalisées aux dépens et bénéfices des communautés bourgeoises qui ont créé le mouvement des chartes de franchise.

718.

Il s’agit du texte figurant sur la cloche. Pour le détail, voir la fiche correspondante dans le corpus..

719.

Sur cet élément lié à l’histoire des cloches, voir 3.4.2.3.

720.

ces cloches sont plus récentes et datent pour la plupart du XIXe siècle.

721.

Cette disposition a rendu son relevé impossible pour des raisons de sécurité : en effet, le jour du relevé, un vent très fort rendait extrêmement périlleuse la mise en place d’une corde d’assurance.

722.

Elle fut sans doute baptisée classiquement tout comme ses consœurs consacrées à la liturgie qui se trouvent dans la tour proprement dite.

723.

Et non les cloches municipales que sont les cloches des heures.

724.

Refus motivé du service des Bâtiments de France.

725.

Données extraites des archives Berthelé et des dossiers de classement des Monuments Historiques.

726.

Il est possible que les trois soient en fait de la même année mais qu’une faute de composition nous indique la date erronée de 1376 pour l’une d’elles.

727.

Ce fondeur est par ailleurs connu pour la réalisation de nombreuses cloches autour de Paris : voir la liste de ces lieux d’activité dans le corpus des fondeurs.

728.

Cette cathédrale ne contient plus de cloches gothiques. La plus ancienne est le bourdon de 2,19m de diamètre soit 7,7t et datée de 1622. Une cloche située dans l’horloge et donc dans une des tours de la façade pourrait dater du XVe siècle. Nous n’avons pas pu l’atteindre.

729.

Huit cloches se trouvent actuellement dans la seule tour équipée de la cathédrale de Lyon.

730.

Sans date mais remontant certainement au XVe siècle car portant les armes du cardinal Rolin.

731.

Ces lattes peuvent être montées, pour les cas les plus récents, sur des châssis métalliques mais les lattes restent toujours de bois.