INTRODUCTION

Nous parlerons maintenant avec l'aide du Seigneur, pour la gloire de Dieu et l'utilité des lecteurs, de notre saint et mémorable frère Jourdain, second maître de l'Ordre des Prêcheurs, et très digne successeur de saint Dominique. Nous raconterons en partie ce que nous ont révélé de soigneuses recherches, et de ce que nous avons vu de nos yeux ou appris de sa bouche. (...) Ce Père était doué d'une telle grâce et d'une telle flamme pour la Parole de Dieu et l'office de la prédication, qu'il est difficile de trouver quelqu'un à lui comparer1.

Près de huit siècles plus tard, le propos n'est guère différent. De même que Gérald de Frachet chercha à compiler tout le matériel qu'il avait à disposition pour composer le recueil d'histoires dominicaines que lui demandait le chapitre général de l'Ordre des Prêcheurs, il s'agira ici de rassembler tout ce qui permettra de mieux connaître ce que fut la prédication de Jourdain de Saxe.

Dans l'histoire de la prédication, son nom est surtout lié à la création des collationes, héritières de l'ancienne collation monastique, mais étendues à la prédication universitaire. Ainsi les sermons du matin étaient doublés le soir d'une autre sermon, qui en était parfois la suite2. Mais l'influence de Jourdain de Saxe est bien plus large. Sa parole a véritablement été une parole d'édification : édification des écoliers et des clercs auxquels il s'adressait, mais aussi édification du jeune Ordre des Prêcheurs dont il fut le maître à la suite de saint Dominique. Les différentes sources hagiographiques dominicaines l'ont constamment répété.

Pourtant, cette prédication n'a jamais été étudiée. Et aussi longtemps que n'était connu aucun texte de sermons, le constat que fit Marguerite Aron dans sa biographie de Jourdain de Saxe, demeurait exact : "Son éloquence, nous le savons par ses contemporains, a été prestigieuse ; et, il faut bien l'avouer, les quelques textes, détachés, croit-on, de quelques transcriptions d'anciennes notes de ses sermons, que nous offrent les Vitæ Fratrum, Thomas de Cantimpré, Etienne de Bourbon, se réduisent à des anecdotes, et sont de nature à décevoir quiconque s'attendrait à y découvrir un grand orateur3."

Il est vrai que pendant longtemps, les sermons de Jourdain de Saxe ont été considérés comme perdus. Ainsi à la fin du XIXe siècle, Albert Lecoy de la Marche écrivait-il dans son étude consacrée à la Chaire française au Moyen Age, étude "trop célèbre pour son insuffisance" de l'avis du PCharland4, : "L'ordre de saint Dominique, dans le cours du XIIIe siècle, passe par deux phases différentes, faciles à distinguer surtout lorsqu'on le considère au point de vue de la prédication. Dans la première, qu'on pourrait appeler la phase évangélique, les Frères Prêcheurs se constituent, se recrutent ; ils enseignent les masses dans un langage simple, ardent, sans confier leurs paroles au velin. C'est l'époque du fondateur, qui lui-même ne demandait d'inspiration qu'à un seul livre, l'Evangile ; c'est celle de ses premiers disciples, Matthieu de France, Réginald, Jourdain de Saxe et autres, dont les succès sont connus seulement par le témoignage de leurs contemporains5." Plus tard encore, en 1937, Heribert Christian Scheeben, dans sa biographie de Jourdain de Saxe, constatait : "Malheureusement, aucun sermon de Jourdain n'a été conservé6."

Deux ans après la publication de l'étude de H.C. Scheeben, étaient édités dans The English Historical Review trois sermons de Jourdain conservés dans un manuscrit anglais7. Puis le PKæppeli signalait encore trois autres manuscrits qui contenaient eux aussi des sermons de Jourdain de Saxe8. Enfin, quarante ans plus tard, Franco Morenzoni reprenait le dossier et proposait l'attribution de nouveaux sermons à Jourdain de Saxe.

Désormais connus et répertoriés9, les sermons de Jourdain de Saxe, à l'exception de trois d'entre eux, n'ont jamais été édités. Faut-il s'en étonner ?

De manière générale, les dominicains de la première génération ont été peu étudiés et leurs œuvres peu éditées. Si l'étude du fondateur de l'Ordre des prêcheurs et des premières sources hagiographiques a bénéficié d'un véritable renouveau, en particulier grâce aux travaux du Père Simon Tugwell et de l'Institut historique dominicain, il n'en va pas de même pour les premiers frères. Des études particulières ont vu le jour, consacrées à Roland de Crémone, Hugues de Saint-Cher10 ou Guerric de Saint-Quentin11, mais beaucoup reste à faire.

Par ailleurs, une étude de la prédication de Jourdain de Saxe pose des difficultés particulières. Une première difficulté est liée à l'établissement du texte de ses sermons, qui se trouvent dispersés dans différents recueils, sans qu'ils lui soient toujours attribués. A partir d'un groupe de sermons authentiques, attribués nommément au prédicateur, il sera possible de proposer certaines attributions. Une autre difficulté est celle de la valeur des textes à disposition. Les sermons de Jourdain de Saxe ne sont connus que sous forme de reportationes, qui sont, selon la définition qu'en donne Nicole Bériou, "des versions particulières de sermons effectivement prononcés, dont le texte recueilli à l'audition avait été remis au net par l'auditeur, à l'exclusion de toute vérification par le ou les prédicateurs concernés. Ces sermons, consignés dans un manuscrit qui appartenait à l'auditeur, étaient normalement réservés à un usage privé. Leur utilisation effective est quelquefois attestée par des notes marginales et par la confection d'indices ou de tables12." Enfin, la mauvaise qualité des manuscrits pose de nombreux problèmes d'édition.

Malgré toutes ces difficultés, les sermons reportés constituent le meilleur accès à la prédication de Jourdain. Mais chercher à étudier cette prédication, c'est tout d'abord poser la question de son auteur. Jourdain de Saxe tient une place importante dans la littérature hagiographique dominicaine. Il est ainsi nécessaire de commencer par répertorier et décrire les sources du XIIIe siècle, puis comprendre comment elles ont été utilisées dans les siècles suivants.

Mais les sermons de Jourdain, connus sous forme de reportationes, ne constituent pas le seul accès à sa prédication. Ils sont le témoignage d'une prédication avant tout universitaire et synodale. Et s'il est vrai que Jourdain s'est adressé avant tout à des écoliers et à des clercs, il a également prêché à d'autres. Et si cette prédication est perdue, il est possible d'en retrouver quelques traces. De même, les différentes sources du XIIIe siècle, les recueils exemplaires et les sermons d'autres frères prêcheurs ont conservé de nombreuses paroles de Jourdain de Saxe, qui permettent de compléter la connaissance que nous pouvons avoir de sa prédication.

Enfin, si par sa parole Jourdain de Saxe a édifié son Ordre, c'est là qu'il convient de rechercher sa postérité véritable.

La première partie de cette étude décrira les sources et l'historiographie, préliminaire indispensable à cette étude (chapitre I). Cela permettra de proposer, non pas une biographie de Jourdain de Saxe, mais certains repères chronologiques (chapitre II). La prédication universitaire et synodale de Jourdain de Saxe est connue par les sermons reportés (chapitre III). La dernière étude en date, celle de Franco Morenzoni, qui récapitulait les études précédentes, proposait l'attribution de sermons à partir de quatre manuscrits (Amiens, Canterbury, Colmar, Durham). Au cours de ce travail, il a été possible de découvrir trois autres manuscrits (Bâle, Reims, Paris). Les sermons ont été divisés en deux groupes. Le premier est constitué de sermons authentiques, le second de sermons dont on peut probablement attribuer la paternité à Jourdain de Saxe, mais avec un degré de certitude moindre. Enfin, le manuscrit de Colmar pose des problèmes particuliers et sera traité à part. Plus que de sermons, il s'agit de schémas et leur attribution à Jourdain de Saxe, à une exception près, est douteuse.

Le corpus des sermons de Jourdain de Saxe ainsi établi, d'autres questions se posent. Au-delà de la médiocrité insigne des manuscrits, quelle est la fidélité des reportations à la parole prononcée ? Enfin, quelles sont les sources utilisées par Jourdain de Saxe, quels sont ses procédés de composition, à qui s'adresse-t-il, et surtout que dit-il ?

Les sermons reportés n'épuisent pas la prédication de Jourdain de Saxe. Il est possible de retrouver quelques maigres bribes de sa prédication (chapitre IV), mais surtout de reconstituer cette autre forme de prédication que sont les paroles familières, édifiantes et exemplaires (chapitre V).

Jourdain de Saxe ne saurait être séparé de son Ordre (chapitre VI). Le recrutement de nombreux frères est le signe de l'efficacité de sa prédication, malgré certaines limites, et surtout malgré l'opposition qu'elle rencontra de la part des maîtres, des clercs et des familles. Le diable lui même s'opposa à Jourdain de Saxe et aux frères de l'Ordre, ne pouvant supporter les fruits de conversion de leur prédication. Devant la persécution, les frères vont alors recourir à la protection de la Vierge.

Enfin, malgré une postérité institutionnelle certaine et dans une moindre mesure littéraire, la prédication de Jourdain de Saxe est tombée dans l'oubli (chapitre VII). Sans doute la lettre de la prédication s'est-elle effacée devant la figure du prédicateur qu'il fut.

Le premier volume de cette étude se termine par quelques annexes, la première consacrée aux Monumenta diplomatica de Jourdain de Saxe, la seconde à la description des manuscrits, la troisième à une concordance avec les listes existantes de sermons de Jourdain de Saxe, la quatrième au répertoire des exempla qui se trouvent dans les principales sources hagiographiques du XIIIe siècle.

Le deuxième volume présente une édition critique du texte des sermons authentiques de Jourdain de Saxe, le troisième celle des sermons probables et celle des schémas du manuscrit de Colmar.

Il me reste encore à exprimer ma gratitude envers ceux qui ont rendu cette étude possible. Je voudrais tout d'abord remercier le P. Simon Tugwell qui m'a proposé d'étudier les sermons de Jourdain et m'a souvent offert son aide. Je voudrais également remercier le P. Louis-Jacques Bataillon, le P. Bertrand Guyot, Mme Nicole Bériou, M. Gilbert Dahan, M. Jacques Berlioz. Tous m'ont apporté une aide précieuse, que ce soit dans la lecture de manuscrits difficiles ou grâce à leur connaissance du monde médiéval. Merci Mme Nicole Giroud et à ma soeur Mireille Noël, qui ont relu avec attention le texte français. Merci à Xavier Hemmer. Enfin, cette thèse doit beaucoup à la générosité de M. et Mme Jean et Anne-Marie Pillet, de M. et Mme Francis et Marthe Bérard. Que tous trouvent ici l'expression de ma très grande reconnaissance.

Notes
1.

GERALD DE FRACHET, Vitæ Fratrum ordinis Prædicatorum, éd. B.-M. Reichert, MOPH I, Louvain, 1896, III, 1, pp100-101 : "De sancto ac memorabili patre nostro fratre Iordane, secundo magistro ordinis predicatorum, et beati Dominici dignissimo successore, aliqua cum diligenti indagacione quesita, et que vidimus et audivimus ab eo, iuvante domino disseremus ad Dei gloriam et legencium utilitatem" ; III, 11, p. 108 : "Circa verbum Dei et predicandi officium dictus pater fuit adeo graciosus et fervens, ut vix ei similis sit inventus."

2.

Jean LONGERE, La prédication médiévale, Paris, 1983, p. 76.

3.

Marguerite ARON, Un animateur de la jeunesse au XIII e siècle, vie, voyages du Bx Jourdain de Saxe, Maître-es-Arts à Paris et général des frères prêcheurs de 1222 à 1237, Paris, 1930, pp. 363-364.

4.

Th.-M. CHARLAND, Artes prædicandi, contribution à l'histoire de la rhétorique au Moyen Age, Paris-Ottawa, 1936, p. 17.

5.

Albert LECOY DE LA MARCHE, La chaire française au Moyen Age, spécialement au XIII e siècle, d'après les manuscrits contemporains, Paris, 1868, pp104-105.

6.

Heribert Christian SCHEEBEN, Jordan der Sachse, Vechta, 1937, p207 : "Leider sind uns keine Predigten Jordans erhalten geblieben."

7.

Andrew George LITTLE, Decima DOUIE, "Three sermons of Friar Jordan of Saxony, the Successor of St. Dominic, preached in England, A. D. 1229", The English Historical Review 54 (1939), pp1-19.

8.

Thomas KÆPPELI, "Predigten Jordans von Sachsen", AFP 9 (1939), pp. 311-314 ; "Un recueil de sermons prêchés à Paris et en Angleterre conservés dans le Ms. de Canterbury, Cathedr. Libr. D 7 (Jourdain de Saxe O.P., Thomas de Chabam, etc.)", AFP 26 (1956), pp161-191.

9.

La dernière étude en date est celle de Franco MORENZONI, "Les sermons de Jourdain de Saxe, successeur de saint Dominique", AFP 66 (1996), pp201-244.

10.

Voir les actes du colloque sur Hugues de Saint-Cher, Hugues de Saint-Cher exégète et théologien, sous la direction de Gilbert Dahan (à paraître)

11.

Guerric of Saint-Quentin, Quæstiones de quolibet, A critical Edition byWalter H. Principe, with Editorial Revision and a Preface by Jonathan Black, Introduction by Jean-Pierre Torrell, "Studies end Texts 143", Toronto, PIMS, 2002.

12.

Nicole BERIOU, L'avènement des maîtres de la Parole, I, Paris, 1998, p87-88.