CHAPITRE II. REPERES CHRONOLOGIQUES

Les différentes sources du XIIIe siècle, à commencer par Jourdain lui-même dans le Libellus de principiis ordinis prædicatorum, ne disent rien ou presque rien des années qui précédèrent son entrée dans l’Ordre des prêcheurs.

A propos du lieu de naissance de Jourdain, la source fondamentale est la Cronica posterior, ou Cronica Humberti, qui indique : Hic fuit Theutonicus de Saxonia, uilla que dicitur Borcberge in dyocesi Maguntina, oriundus96. Les principales variantes de Borcberge sont Burchberge, Borgberge, Borcherge. Humbert commença probablement sa chronique à Paris, où il est possible que des frères aient gardé le souvenir des origines familiales de Jourdain. Mais la Cronica comporte des renseignements géographiques très exacts sur les origines des maîtres allemands. Il est donc aussi possible que Humbert se soit renseigné en Allemagne à l’occasion du chapitre général de Strasbourg. Il est pensable qu’en Allemagne, on sache vraiment où Jourdain était né, ou du moins où habitait sa famille.

Le Liber de rebus memorabilioribus de Henri de Herford, achevé en 1355, avance quelques renseignements supplémentaires : Hic fuit secundus magister ordinis, natione Saxo de dominio de Dasle in dyocesi Hildensemensi 97. Mais quelles sont les sources de Henri de Herford ? Témoigne-t-il d’une tradition indépendante qui aurait survécu dans sa province ? Ou savait-il simplement que Borcberge, le nom qu’il avait lu dans la Cronica Humberti, se trouvait dans le comté de Dassel, et que ce comté appartenait au diocèse de Hildesheim ?

Un manuscrit, sans doute du début du XIVe siècle, de la Vita Iordani, cité par Heribert Christian Scheeben98, porte en marge : Comes de Dasle. Dixit comiti, Vos abstulistis aliquando matri mee unam vaccam, modo abstuli vitulum, sit pacatum 99. Si le manuscrit peut être daté du début du XIVe siècle, cet ajout marginal ne l’est certainement pas. Par ailleurs, ce bon mot de Jourdain100 que rapporte cet ajout est écrit en marge d’un autre épisode des Vitæ Fratrum 101, et la combinaison des deux histoires est maladroite. Néanmoins, cet ajout témoigne que l’on croyait que la famille de Jourdain demeurait dans le domaine du comte de Dassel. D’où vient cette croyance ? De Henri de Herford lui-même ? D’une tradition provinciale ? D’une connaissance géographique qui permettrait de situer Borcberge dans le comté de Dassel ?

Le Catalogus Upsalensis, achevé peu après 1376, parle de : Fr. Iordanis, natione Saxo, villa que dicitur Dalem 102. Il témoigne de la même tradition, tout en corrompant le nom de Dassel, même s’il n’est pas possible d’en préciser la source immédiate.

Ces différentes données sont cohérentes, et peuvent être correctes. Le lieu de naissance de Jourdain, ou du moins le lieu de demeure de sa famille, est Burgberg, dans le comté de Dassel, ville qui se trouvait dans le diocèse de Mayence au XIIIe siècle, plus tard dans celui de Hildesheim103.

Thomas de Cantimpré ajoute dans le Bonum universale de apibus : Hic vir beatæ memoriæ, natione Theutonicus, de Westfalia natus est, qui mira præditus gratia ordini præfuit multis annis104. Est-il correct d’appeler de Westfalia un homme provenant du comté de Dassel ? Il est en tous cas peu probable que Thomas de Cantimpré possédait des renseignements meilleurs que ceux que Humbert avait pu recueillir.

Une autre question est celle du nom de Jourdain. Faut-il écrire Iordanis ou Iordanus ? Les manuscrits médiévaux hésitent constamment entre les deux orthographes. Les manuscrits des ouvrages de Jourdain et de ceux qui le connaissaient bien l’appelent Iordanis, tandis que le nom de Iordanus se trouve en dehors de son cercle immédiat105.

Les Acta Sanctorum prétendent que ce nom vient du vieil allemand Gorden, qui signifie la ceinture, ce qui aurait donné Gordianus, Gordanus et Jordanus 106. Mais Bernard Gui, au début du XIVe siècle, affirme que le nom de Jourdain, Iordanis, vient du nom du fleuve, parce que Jourdain de Saxe serait né en Terre Sainte alors que ses parents y étaient en pèlerinage et qu’il aurait été baptisé dans les eaux de ce fleuve107. L’affirmation de Bernard Gui ne contredit pas celle de la Chronica Humberti : quel que soit l’endroit où Jourdain est né, sans doute a-t-il grandi en Saxe. On peut ainsi conclure avec le P. Tugwell : "Même s'il n'est pas né en Terre Sainte et qu'il n'a jamais donné d'explication au fait qu'il est appelé Iordanis, sa préférence pour cette latinisation de ce nom implique une dévotion spéciale à la Terre Sainte et à sa très fameuse rivière108."

Notes
96.

Chronica ordinis posterior, MOPH I, pp. 326-327 (est utilisée le texte latin de la version provisoire du P. Tugwell, mais les références sont celles de l’édition de Reichert).

97.

HENRI DE HERFORD, Liber de rebus memorabilioribus sive Chronicon, éd. August Potthast, Göttingen, 1859, p. 188.

98.

H.C SCHEEBEN., "Notæ et additiones ad legendas S. Dominici aliorumque virorum clarissimorum Ord. Præd. Sæc. XIII", ASOP XVIII (1925-1926), p. 688.

99.

Göttingen 109b, f. 32v. H.C. Scheeben a mal transcrit dixit, qu’il transcrit en Domino.

100.

GERALD DE FRACHET, Vitæ Fratrum ordinis Praedicatorum, 42, 15, éd. Benedictus Maria Reichert, MOPH I, Louvain, 1896, pp. 143-144.

101.

Vitæ Fratrum, III, 14, pp. 110-111.

102.

Laurentii Pignon catalogi et chronica, accedunt catalogi Stamsensis et Upsalensis scriptorum O.P., éd. G. Meersseman, MOPH XVIII, Rome, 1936, p. 69.

103.

Sur l’identification du lieu de naissance de Jourdain, et en particulier, sur le changement de diocèse du comté de Dassel, voir Reinhard NEUMANN, "Jordanus von Padberg. Anmerkungen zum vermeintlichen zweiten Generaloberen des Dominikanerordens", Westfälische Zeitschrift 146 (1996), p. 217.

Quant à l’hypothèse rapportée par les AA.SS., Februarius, tomus II, editio novissima, Paris, 1864, pp. 720-721, elle n’est qu’une interprétation fautive de Borcberge.

104.

THOMAS DE CANTIMPRE, Bonum universale de apibus, II, 57, 52, Douai, 1605, p. 583.

105.

Sur l’utilisation de Iordanis ou Iordanus, voir Iordanis de Saxonia, Litteræ encyclicæ annis 1233 et 1234 datæ, a cura di Elio Montanari, Spoleto, 1993, pp. 62-63.

106.

AA.SS., Februarius, tomus II, editio novissima, Paris, 1864, p. 721.

107.

Simon TUGWELL, "The evolution of dominican structures of government. II : the first provinces. Appendix X : Jordan of Saxony and the river Jordan", AFP 70 (2000), p. 106 : "Hic fertur et scribitur in uitis fratrum natus fuisse in terra sancta et baptizatus in flumine Iordanis a parentibus theutonicis illuc peregrinantibus, unde et nomen Iordanis habuit."

Cette même affirmation se trouve dans les Memorialia du couvent de Limoges : Célestin DOUAIS, Les frères prêcheurs de Limoges, textes latins publiés pour la première fois, Toulouse, 1892, p. 25 : "Tunc vero, inspirante Dei gratia, electus est concorditer et pacifice in Magistrum ordinis fœlicis recordationis frater Jordanis Theutonicus natione, sed conversatione cœlestis. Hoc autem nomen sortitus est, ut ipse asserebat, quia parentibus suis causa peregrinationis in Terra Sancta commorantibus, ibidem natus, in Jordanis flumine baptizatus est. Per hunc autem, cum esset apud Deum et homines admodum gratiosus, promovit Deus ordinem longe lateque et religione et numero fratrum."

108.

TUGWELL. The evolution., p. 109 : "Even if he was not born in the Holy Land and never actually offered this explanation of why he was called Iordanis, his preference for this latinisation of the name does imply a special devotion to Holy Land and its most famous river."