A. ENTREE DANS L’ORDRE DES PRECHEURS

Jourdain de Saxe raconte lui-même son entrée dans l’Ordre des prêcheurs, au couvent Saint-Jacques de Paris, le mercredi des Cendres 12 février 1220109.

Il était alors bachelier en théologie110. C’est à cette période, qui précède son entrée dans l’Ordre, qu’il faut faire remonter son commentaire de la grammaire de Priscien111, pour autant qu'il soit de lui112. Des commentaires bibliques de Jourdain, il reste un commentaire de l’Apocalypse113. Il est également fait mention d’un commentaire de Luc, qui n’a pas été authentifié et qui pourrait dater de son enseignement parisien aux frères114.

Jourdain de Saxe et Jourdain de Nemore, dont on conserve de nombreux commentaires mathématiques115, sont-ils une seule et même personne ? Cette identification repose sur le témoignage du dominicain anglais Nicolas Trevet qui, au début du XIVe siècle, affirme que Jourdain a composé différents traités mathématiques, dont un De Ponderibus et un De lineis 116. De même Henri de Herford parle de quedam geometricalia delicata 117, ce qu’au XVIe siècle Leandro Alberti, puis Albert de Castello corrigent en grammaticalia delicata 118. Les différents catalogues des hommes illustres de l’Ordre des prêcheurs119, dont le modèle est le De quatuor d’Etienne de Salahnac et Bernard Gui120 ne mentionnent aucun traité mathématique, alors qu’ils signalent son commentaire de Priscien.

Les avis divergent, mais semblent tout de même s’accorder dans leur majorité pour distinguer l’un et l’autre Jourdain121. Sans doute convient-il de conclure prudemment, comme le fit le P. Théry : "La question reste en suspens. Il n’est pas impossible que Jourdain de Saxe ait écrit ces différents traités de mathématiques, comme maître ès-arts122", ce qui signifie qu’il le fit avant son entrée dans l’Ordre.

Alors qu’il était étudiant en théologie, Jourdain logeait avec Henri de Cologne, chanoine d'Utrecht, qui rejoindra l’Ordre avec lui :

‘Il se joignit à moi, dans mon logement d’étudiant ; or tandis que nous vivions ensemble, une unité de cœur douce et forte à la fois s’établit entre nous123. ’

Jourdain connut l’Ordre des prêcheurs par Réginald124 d’Orléans, qui vint prêcher à Paris :

‘La grâce de Dieu me prévint, et j’imaginai et me promis à moi-même de me donner à l’Ordre, persuadé que j’avais trouvé le chemin du salut, tel que je l’avais entrevu dans mon âme avant même de connaître les frères, au cours de réflexions assidues125.’

C’est dans les mains de Réginald qu’il fit une première profession, avant même d’entrer dans l’Ordre. Jourdain le rapporte lui-même, à propos de la mort de Réginald :

‘Je n’étais pas encore un frère selon l’habit, mais j’avais déjà émis ma profession entre ses mains126. ’

Réginald, doyen de Saint-Aignan d’Orléans, était entré dans l’Ordre en 1218 après avoir rencontré saint Dominique, qui l’envoya tout d’abord à Bologne puis à Paris127.

Un épisode des Vitæ Fratrum remonte à cette période : Jourdain donna sa ceinture en aumône à un pauvre et la retrouva sur un crucifix. De cet épisode, M. Aron croit pouvoir affirmer que Jourdain faisait partie de la Confraternitas Beatæ Mariæ Parisiensis surgentium ad matutinas 128.

‘Pendant qu’il étudiait la théologie à Paris, il se levait régulièrement chaque nuit pour assister à Matines. Or, il arriva qu’une nuit de fête solennelle, croyant que l’office avait déjà sonné, il se leva précipitamment, ne mit que sa cape et sa ceinture, et courut en toute hâte à l’église. Il rencontra un pauvre qui lui demanda l’aumône, et n’ayant aucune autre chose dont il put disposer, il lui donna sa ceinture. Arrivé devant l’église, il trouva les portes fermées, car on n’avait pas encore sonné, ainsi qu’il l’avait cru. Il attendit que les gardiens les eussent ouvertes, et dès qu’il fut entré, il vint prier devant un crucifix. Comme il le regardait souvent et avec dévotion, il le vit tout à coup portant autour de ses reins la ceinture qu’il venait de donner au pauvre, pour l’amour du Crucifié129. ’

Le mercredi des Cendres de l’année 1220, ils étaient trois, Henri, Léon et Jourdain à se présenter au couvent de Saint-Jacques :

‘Au moment où les frères chantaient l’antienne : Immutemur habitu, etc., à l’instant nous dépouillons le vieil homme et revêtons l’homme nouveau, réalisant en nos personnes ce que leurs chants disaient de faire130.’

Jourdain de Saxe fait partie des frères qui entrèrent dans l’Ordre sous l’influence de Réginald d’Orléans. A-t-il rencontré saint Dominique ? La seule indication est celle que Jourdain lui-même donne au début du Libellus :

‘Je n’ai pas été des tous premiers frères, mais j’ai cependant vécu avec eux : j’ai assez bien vu et j’ai connu familièrement le bienheureux Dominique, non seulement hors de l’Ordre, mais dans l’Ordre après mon entrée ; je me suis confessé à lui et c’est par sa volonté que j’ai reçu le diaconat ; enfin j’ai pris l’habit quatre ans seulement après l’institution de l’Ordre131. ’

Mais comment interpréter cette affirmation de Jourdain ? A-t-il vraiment bien connu saint Dominique ou cherche-t-il ainsi à légitimer le fait d’écrire la vie du fondateur de l’Ordre des prêcheurs ? De fait, il n’a pu connaître saint Dominique que brièvement lors de son séjour à Paris en 1219, puis au premier chapitre général de l’Ordre à Bologne, où il est envoyé pour Pentecôte, le 17 mai 1220. Il n’était alors dans l’Ordre que depuis trois mois132.

A son retour à Paris, il semble qu’il ait enseigné l’Evangile de saint Luc aux frères, comme l’indique Gérald de Frachet133.

Notes
109.

JOURDAIN DE SAXE, Libellus de principiis ordinis Prædicatorum, 75, éd. Heribert Christian Scheeben, MOPH XVI, Rome, 1935, pp. 60-61.

110.

Vitæ Fratrum, III, 4, p. 102 : Cum igitur iam bachelarius esset in theologia, Parisius receptus est ad ordinem a beate memorie fratre Reginaldo. (Lorsque le texte diffère de l'édition Reichert, il s'agit de l'édition provisoire établie par le P. Tugwell.)

111.

SOPMÆ, vol. III, p. 53. Martin GRABMANN, "Der Kommentar des sel. Jordanus von Sachsen (+1237) zum Priscianus minor", AFP 10 (1940), pp. 7-19. Il en existe une édition partielle : Notulæ super Priscianum minorem magistri Jordani, Partial edition and introduction by Mary Sirridge, Université de Copenhague, Cahiers de l’institut du Moyen Age grec et latin 36, Copenhague, 1980.

112.

Cette attribution est formellement rejetée par René A. GAUTHIER, "Notes sur les débuts (1225-1240) du premier Averroïsme", Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 66 (1982), pp. 367-373 : "Les Notule super Priscianum minorem de Jourdain, maître ès arts (c. 1245)"

113.

SOPMÆ, III, pp. 53-54 ; cf. Hilarius BARTH, Untersuchungen zu den Schriften Jordans von Sachsen O.P. († 1237), insbesondere zu seinem Apokalypsenkommentar, Prüfungsarbeit am Institut für österreichische Gechichtsforschung, Vienne, 1971.

114.

SOPMÆ, III, p. 55.

115.

Palémon GLORIEUX, La faculté des arts et ses maîtres au XIII e siècle, Paris, 1971, pp. 243-244.

116.

F. Nicholai Triveti, de ordine Fratrum Prædicatorum, Annales sex regum Angliæ, qui a comitibus Andegavensibus originem traxerunt (AD MCXXXVI-MCCCVII) ad fidem codicum manuscriptorum recensuit Thomas Hog, Londres, 1845, p. 211 : "Qui cum Parisiis sæcularibus et præcipue in mathematicis magnus haberetur, libros duos admodum utiles, unum de Ponderibus, et alium de Lineis datis, dicitur edidisse. Postea ad studium theologiæ se transferens, tandem ad prædicationem fratris Reginaldi, de quo supra facta est mentio, ordinem ingressus in die Cinerum, dum fratres illam antiphonam Immutemur habitu decantarent."

117.

Liber de rebus, p. 88.

118.

De viris illustribus ordinis Prædicatorum libri sex in unum congesti autore Leandro Alberto Boniniensi viro clarissimo, Bononiæ, 1517, f. 35r : "Item quædam grammaticalia delicata." Albert de Castello : Brevissima chronica RR. magistrorum generalium ordinis Prædicatorum, E. MARTENE-U. DURAND, Veterum scriptorum et monumentorum historicorum, dogmaticorum, moralium amplissima collectio, t. VI, Paris, 1729, c. 353 : "Item quædam grammaticalia delicata".

119.

A propos de ces catalogues des hommes illustres, cf. Anne RELTGEN-TALLON, La mémoire d’un Ordre : les "Hommes illustres" dans la tradition dominicaine (XIII e -XV e siècles), thèse pour le doctorat d’histoire préparée sous la direction de Monsieur le professeur André Vauchez, Université de Paris X-Nanterre, Paris, 1999.

120.

ETIENNE DE SALANHAC, BERNARD GUI, De quatuor in quibus Deus predicatorum ordinem insignavit, éd. Thomas Kæppeli, MOPH XXII, Rome, 1949.

121.

G. MARSOT, "Jourdain de Nemore", Catholicisme, vol. 6, Paris, 1967, col. 1065-1066.

122.

G. THERY, "Jourdain d’Eberstein", Dictionnaire de Theologie Catholique, VIII, col. 1574-1575.

123.

Libellus, 68, p. 57 : "Adiunctus est autem mihi hospitio et commanentes in suavem ac validam convenimus cordium unitatem."

Deux dominicains du XIIIesiècle portent le nom d’Henri de Cologne, le compagnon de Jourdain de Saxe et un dominicain parisien dont on conserve quelques sermons. Voir QE, tome I, p. 148-149 ; SOPMÆ, II , pp. 190-191. La traduction du Libellus utilisée ici est celle du P. Vicaire, Saint Dominique de Caleruega d’après les documents du XIII e siècle, Paris, 1955.

124.

Il faudrait dire Renaud ; on conservera ici l’usage qui s’est imposé dans la tradition dominicaine francophone qui a plaqué la traduction française sur le latin Reginaldus. Aucun sermon de lui n’est connu à ce jour.

125.

Libellus, 69, p. 57 : "Ego divina preventus gratia concepi et vovi intra memetipsum ordinem istum assumere, arbitrans securam me reperisse salutis semitam, qualem et ante fratrum cognitionem in animo meo sepe deliberando conceperam."

126.

Libellus, 65, pp. 55-56 : "Visum est mihi nondum quidem secundum habitum fratri, sed in ipsius manibus iam professo."

127.

Libellus, 56-58, pp. 61-64. Voir aussi Année Dominicaine ou vie des saints de l’Ordre des frères-prêcheurs, nouvelle édition, février, Lyon, 1884, p. 339-354.

128.

Marguerite ARON, Un animateur de la jeunesse au XIII e siècle, Paris, 1930, pp. 30-31.

129.

Vitæ Fratrum, III, 3, pp. 101-102 : "Semel contigit, cum ipse theologie studeret Parisius, et consuetudinis sue esset, omni nocte surgere ad matutinas quadam nocte sollempni eum subito surgere, et matutinas crederet esse pulsatum. Unde solam cappam super camisiam induens et cingulo se percingens, festinanter ad ecclesiam properavit. Cui illico pauper occurrit elemosinam petens ; qui nichil inveniens, quod pauperi daret, corrigiam dedit. Cum autem ad ecclesiam veniens eam clausam invenisset, quia pulsatum, ut crediderat, nondum erat, tamdiu permansit ante fores ecclesie, donec ministri surgerent et ecclesiam aperirent. Quam cum intrasset, et ante crucifixum oraret ipsum devote et frequenter inspiciens, vidit eum ipsa corrigia cinctum, quam ante modicum pauperi dederat amore crucifixi."

La traduction utilisée, parfois corrigée, est celle de H. LECOQ, Vie des Frères de l’Ordre des Frères-Prêcheurs, Paris, 1912.

130.

Libellus, 75, p. 61 : "Fratribus iam decantibus : Immutemur habitum, etc., confestim veterem hominem exuentes ibidem novem induimus, ut, quod illi voce psallebant, in nobis opere compleretur."

131.

Libellus, 3, p. 26 : "De primis non fuerim, cum primis tamen conversatus sum et ipsum beatum Dominicum non solum extra ordinem sed existens in ordine satis vidi familiariterque cognovi, qui ei confessus sum et ad ipsius voluntatem suscepi diaconatus officium, qui etiam quadrienno post primam ordinis institutionem habitum hunc assumpsi."

132.

Libellus, 86, p. 66 : "Anno Domini M°CC°XX° primum capitulum generale huius ordinis Bononie celebratum est, cui ipse ego interfui, missus de Parisius cum tribus fratribus, eo quod magister Dominicus mandasset per literas suas, quatuor de eadem domo Parisiensi ad Bononiense capitulum sibi mitti. Sed cum mitterer necdum adhuc duos menses in ordine peregeram."

133.

Vita Fratrum, III, 4, p. 102 : "Qui primo legendo Parisius fratribus evangelium beati Luce graciosissime."

Le cadre académique de cet enseignement est assez clair, contrairement à ce que dit M. Michèle MULCHAHEY, "The Dominican Studium System and the Universities of Europe in the thirteenth Century", Manuels, programmes de cours et techniques d’enseignement dans les universités mediévales, Actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve (9-11 septembre 1993), édités par Jacqueline Hamesse, Louvain-la-Neuve, 1994, p. 292-293 : il s’agit d’un enseignement aux frères.

Voir aussi M. Michèle MULCHAHEY, "First the Bow is Bent in Study..." Dominican Education before 1350, Pontifical Institute of Mediæval Studies, Toronto, 1998.

Quand à l’affirmation de Galvano Fiamma, qui prétend que Roland de Crémone fut absous de son enseignement par le chapitre de 1220 et que Jourdain fut nommé pour le remplacer, ce qui signifierait que Jourdain ne commença son enseignement qu’après ce chapitre, ce n’est que fantaisie pure : Gundisalvo ODETTO, "La Cronaca maggiore dell’Ordine domenicano di Galvano Fiamma", AFP 10 (1940), p. 350 : "In isto capitulo absolutus est fr. Rolandus Cremonensis a lectione Parisiensi, loco cuius fr. Iordanus Theutonicus præfatus constitutus est lector. Qui benedictione accepta Parisius perexit, ubit evangelium beati Luce gratiosissime legit."

Roland de Crémone entra dans l’Ordre à Bologne en 1219 ; il ne pouvait être lecteur à Paris avant le chapitre de 1220 que si Dominique l’y envoya en 1219 avec Réginald. Mais Jourdain n’en dit rien lorsqu’il parle de l’arrivée de Réginald.