D. MORT DE JOURDAIN DE SAXE

Le 12 février 1237, Jourdain fait naufrage au large des côtes syriennes, alors qu’il revient de Terre Sainte. La Chronica posterior précise le lieu du naufrage :

‘Alors qu’il traversait la mer pour visiter la Terre Sainte et les frères et que sur le bateau du retour, il se dépêchait en direction de Naples où il allait prêcher aux étudiants, une tempête survint et il mourut au large de Satalia, les ides de février de 1236. Les frères d’Acre recueillirent le corps l’emmenèrent à Acre et l’ensevelirent dans leur église avec honneur204. ’

La mort de Jourdain sera annoncée par une lettre à l’Ordre que rapporte la Chronica prior et les Vitæ Fratrum :

‘Aux vénérables et bien-aimés prieur et frères-prêcheurs du couvent de Paris, frères Godefroid et Réginald, pénitenciers du pape, salut et consolation dans l’Esprit-Saint. Apprenez que, dans une tempête, les flots de la mer en courroux ont poussé sur le rivage de la Galilée le vaisseau où se trouvait notre doux Père, maître Jourdain, avec deux autres frères, et que lui, ainsi que vingt-neuf autres personnes, ont été délivrés de ce monde pervers par les liens de la mort. Cependant, bien-aimés frères, que cette nouvelle ne jette point votre cœur dans le trouble ; car si nous sommes devenus orphelins, notre tendre Père et le Dieu de toute consolation ont adouci notre douleur et rétabli le calme après l’orage. Pendant tout le temps qu’ils sont restés sans sépulture, chaque nuit - comme l’attestent ceux qui, après avoir échappé au naufrage, les ont ensevelis de leurs mains, - un grand nombre de personnes ont vu des lumières célestes briller sur leurs corps, plusieurs croix apparaître au-dessus d’eux. Les habitants des environs, accourus à ce miracle, sentirent une odeur si suave, qu’au rapport de ceux qui, témoins de ces prodiges, ensevelirent les trois frères, leurs mains en furent embaumées pendant plus de dix jours. Ce parfum se répandit au loin, tout autour de leur sépulture, jusqu’à ce que les frères de Saint-Jean d’Acre vinssent les recueillir sur une barque et les transporter dans leur église. C’est là que repose le dit Père et qu’il comble de faveurs un grand nombre de personnes. Béni soit Dieu en toute chose ! Amen205 !’

L’accident dut frapper les esprits. Différentes chroniques non dominicaines rapportent l’événement, laissant imaginer la notoriété dont devait jouir Jourdain de Saxe206.

Le couvent des dominicains d’Acre, où était enseveli Jourdain, disparut en 1291207. Il semble néanmoins que le culte de Jourdain survécut longtemps parmi les musulmans, comme en témoigne la description de Saint-Jean d’Acre que fit au XVIe siècle le P. de Lusignan :

‘Le couvent ou monastere principal de la province de la Terre Saincte entre les freres Prescheurs est celuy de Sainct Iehan d’Acre ou de Ptolomaïde, auquel Sainct Iordan est ensevely avec ses deux freres, qui fut le premier general de l’Ordre apres Sainct Dominique, desquels ancore pour le iourdhuy les Sarrasins honorent le sepulchre, iasoit qu’ils n’y facent aucunes prieres, le gardant par grande singularité. Et combien que ce monastere ait esté destruict par eux, comme beaucoup d’autres, toutefois il y a au coing de l’eglise un petit lieu couvert, sous lequel est mis ce sepulchre [...] On y voit seulement quelques murailles de l’eglise sainct Iehan, qui estoit un monastere de l’Ordre des freres Prescheurs et un coing d’icelle couvert, où est le sepulchre de Iordain de Saxe, homme de saincte vie, premier general du dit Ordre apres sainct Dominique ; le quel sepulchre est encore honoré pour le iourdhuy des Turcs, qui estiment et disent ce Iordain avoir esté en sa vie aggreable et bon serviteur de Dieu, puisqu’apres sa mort son corps s’estoit si long temps conservé sans aucune lesion, habillé encore de son habit qui n’estoit en aucune sorte endommagé208. ’

Il est possible que le tombeau de Jourdain existe encore dans les ruines médiévales de Saint-Jean d'Acre209.

Le chapitre général de 1245 demanda que dans l’Ordre on recueille les miracles attribués à l’intercession de Jourdain210. Il ne reste aucune trace de tels recueils211, à moins que les miracles rapportés par les Vitæ Fratrum en soient un indice212. Quoi qu’il en soit, il semble que l’éloignement du tombeau de Jourdain empêcha le développement d’un véritable culte213.

Jourdain de Saxe n'a pas été proprement canonisé, mais a bénéficié en 1826 d'une confirmation de culte, à la demande du Vicaire général de l'Ordre dominicain. Il entrait dans la catégorie des casus excepti (a decretis Urbani VIII), ce qui signifie que depuis un temps immémorial (c'est-à-dire plus de cent ans avant le décret du 13 mars 1625) il était appelé bienheureux et qu'il était l'objet d'un certain culte liturgique.

Cette confirmation fut appuyée par une petite positio dans laquelle on chercha à prouver le culte immémorial. Comme il s'agissait d'une cause que l'on ne comptait pas conduire jusqu'à la canonisation, on ne fit pas de procès et la Congrégation des Saints se limita à examiner la positio. Le rescrit de la confirmation de culte est daté du 6 mai 1826214.

Notes
204.

Chronica posterior, p. 329 : "Hic cum transisset mare ad visitandam Terram sanctam et fratres, in regressu cum festinaret in galea versus Neapolim ad predicandum ibidem scolaribus, irruente tempestate defunctus est versus gurgitem Satalie anno Domini M°CC°XXX°VI idibus februarii. Fratres vero Aconenses illuc pergentes corpus eius beatum tulerunt in Achon et in ecclesia sua honorifoce sepelierunt."

Satalia , aujourd’hui Antalya, est un port de Turquie, débouché de la plaine côtière pamphylienne.

205.

Cronica ordinis prior, pp. 329-330 : "Venerabilibus et dilectis priori et conuentui fratrum predicatorum Parisiensi fratres Godefridus et Reginaldus domini pape penitentiarii, salutem et spiritus sancti consolationem. Noueritis quod inundante maris seuitia et suo impetu propellente ad litus galeam in qua dulcis pater noster magister Iordanis cum duobus fratribus erat, ipse et centum persone alie mortis uinculis liberati sunt ab hoc seculo nequam. Super hoc tamen karissimi non paueat cor uestrum, quia nobis orphanis pius pater et deus consolationis remedium et post tempestatem prouidit tranquillum. Nam dum iacerent corpora inhumata, ut testantur qui de illo naufragio euaserunt et qui eos tradiderunt propriis manibus sepulture, luminaria super eos singulis noctibus effulserunt, sed et cruces super eos multe uise sunt et a multis. Ad quod miraculum loci incole confluentes tanti odoris fragrantiam hauserunt ut iuxta testimonium eorum qui post uisa miracula eos tres sepelierunt, usque post decem dies odor nimius ab eorum manibus non recessit, sed et per circuitum sepulture eiusdem odoris suauitas latius emanabat, usquequo fratres de Acon uenerunt et eos in suam ecclesiam transtulerunt. Ubi dictus pater corruscat miraculis et multis multa beneficia prestat. Per omnia benedictus deus. Amen."

Voir aussi Vitæ Fratrum, III 37, pp. 129-130. Le même Godefroid enverra une lettre au pape qui contient une lettre de Philippe, prieur des dominicains de Terre Sainte, et qui rapporte le même événement, Matthei Parisiensis monachi Sancti Albani Chronica majora, edited by Henry Richards Luard, vol. 3, A.D. 1216 to A.D. 1239, London, 1876, p. 399 : "Non audeo pluribus verbis aures vestras detinere : cætera quæ desunt, fratres latores præsentium poterunt enarrare. Mortui sunt cum magistro socii ejus frater Geraldus clericus et frater Juvanus conversus."

206.

Parmi d’autres, Corpus Chronicorum bononiensium, II, éd. A. Sorbelli, in Rerum Italicarum Scriptores, Raccolta degli Storici Italiani dal cinquecento al millecinquecento, tomo XVIII, parte I, Città di Castello, 1938, p. 86 : "Anno Christi Mcc23 (sic!), ydus februarii frater Iordanus totius ordinis Prædicatorum magister, vita et doctrina laudabilis, ultra mare, ubi ad predicandum Saracenis ierat, in portu maris obiit."

207.

Sur le couvent des dominicains d’Acre, voir F. M. ABEL, "Le couvent des frères Prêcheurs à Saint-Jean d’Acre", Revue Biblique 43 (1934), pp. 265-285. Voir aussi J. M. VOSTE, "Les "pères prêcheurs" de Jérusalem dans la Chronique de Barhebræus (Pâques 1237)", Revue Biblique 38 (1929), pp. 81-84.

208.

Etienne de LUSIGNAN, Description de toute l’isle de Cypre et des roys, princes, et seigneurs, tant payens que chrestiens, qui ont commandé en icelle : contenant l’entiere Histoire de tout ce qui s’y est passe depuis le Deluge universel, l’an 142. & du monde, 1798. iusques en l’an de l’incarnation & natiuite de Iesus-Christ, mil cinq cens soixante & douze, Paris, 1580, p. 90r ; 139v-140r.

Voir aussi Carlo LONGO, "I domenicani a Cipro (1451-1587)", AFP 59 (1959), p. 203 : "1580 ca - Terræ Sanctæ. Provinciæ huius decem et octo cœnobia exstitisse in regno Hierosolymitano accepimus, quorum primarium erat divo Ioanni dicatum in civitate quæ Acaron vel Ptolemaida dicitur, a Saracenis dirutum, in quo beati Iordani ac sociorum corpora adservari hactenus et multa veneratione a Saracenis coli ferunt."

209.

ABEL, Le couvent, p. 282 : "Si la conservation du petit îlot de ruines que nous avons signalé entre des maisons modernes sur la corniche d’Acre, non loin de la Tour de Fer, était due à leur caractère sacré de waqf (bien de main-morte chez les musulmans) on y retrouverait peut-être, grâce à des fouilles autorisées, les traces de cette singulière survivance d’un culte chrétien parmi les infidèles, qui n’est pas inouïe en Orient."

210.

Acta capitulorum generalium ordinis prædicatorum, vol. I, ab anno 1220 usque ad annum 1303, recensuit B.M. Reichert, MOPH III, Rome-Stuttgart, 1898, p. 33 : "Et mandamus omnibus fratribus, qui aliquod miraculum de beato Dominico sciunt, preter ea que in vita sua scripta sunt, quanto poterunt testimonio, sequenti capitulo scribant. Idem dicimus de magistro Iordano."

211.

Adolar ZUMKELLER, Manuskripte von Werken der Autoren des Augustiner-Eremitenordens in mitteleuropäischen Bibliotheken, Würzburg, 1966, p. 286, signale un manuscrit de la bibliothèque autrichienne de Schlägl, StiB 121, qui porte comme titre : Quattuor miracula pertinentia ad Jordanum de Quedlinbourg, magistrum generalem O. Pr. S’agit-il de Jourdain de Saxe ou de l’ermite de Saint-Augustin du même nom ? Et s’il s’agit bien de Jourdain de Saxe, s’agit-il de miracles déjà connus ou d’autres ? Il est malheureusement impossible de répondre, ce manuscrit ayant disparu dans les bombardements de 1945.

212.

Cette hypothèse est formulée par Simon TUGWELL, Miracula sancti Dominici mandato magistri Berengarii collecta, Petri Calo Legendæ sancti Dominici, MOPH XXVI, Rome, 1997, p. 29.

213.

TUGWELL, Miracula, p. 58.

214.

Ces renseignements ont été fournis par le P. Daniel Ols OP, de la Congrégation des causes des Saints. Sur la procédure des béatifications, voir Fabijan VERAJA, La beatificazione. Storia, problemi, prospettive, Roma, S. Congregazione per le Cause dei Santi ("Sussidi per lo studio delle Cause dei Santi, 2"), 1983.