1. Sources

La première des sources utilisée par les prédicateurs médiévaux est la Bible, ainsi que le constate Jean Longère : "La prédication médiévale est nourrie d’Ecriture Sainte : les sermons prennent comme thèmes des versets de l’Ancien ou du Nouveau Testament, en cours de développement les références bibliques sont nombreuses279." Cette affirmation de Jean Longère s’applique parfaitement aux sermons de Jourdain de Saxe. Les thèmes des sermons sont des versets bibliques généralement tirés de la liturgie. Et dans le texte lui-même, les références bibliques abondent : pour l’Ancien Testament, la préférence va aux livres sapientiaux, les Psaumes, les Proverbes, l’Ecclésiaste, le Cantique des cantiques, la Sagesse, l’Ecclésiastique, puis aux prophètes. Le Pentateuque et les livres historiques ne sont que peu cités. L’emploi massif des livres sapientiaux, en particulier du livre des Psaumes, peut s’expliquer par la liturgie. Quant au Nouveau Testament, Evangiles et Epîtres sont également abondamment cités280.

Les prothèmes des sermons utilisent volontiers des comparaisons pour exprimer l’efficacité de la parole de Dieu : elle est le marteau qui sculpte l’homme281, elle est le pain qui nourrit l’âme282. Mais surtout, écouter la parole de Dieu, c’est la mettre en pratique. Ecouter la Parole de Dieu sans la mettre en pratique, c’est trouver de l’argent et le perdre aussitôt, semer sans rien moissonner283, c’est être à l’image du pape qui aurait entendu une requête sans la prendre en considération284, c’est écouter de loin le son d’un instrument285, c’est être à l’image d’un homme aux vêtements troués - l’homme sans la grâce - qui perd le pain qu’il porte sur lui286.

Prédication et Parole de Dieu sont intimement liés. Prêcher, c’est annoncer cette Parole, comme l’écrit le P. Bataillon : "Le recours à l’Ecriture a toujours été une nécessité pour le prédicateur chrétien dont le rôle consiste à transmettre la parole de Dieu. Les auteurs de sermons du XIIIe siècle en étaient bien conscients et le rappelaient souvent à leurs auditeurs 287."

Est-il possible de reconnaître dans la prédication de Jourdain de Saxe l’une ou l’autre caractéristique de l’exégèse médiévale ? S’il fallait se risquer à une réponse, c’est vers l’exégèse des écoles qu’il faudrait se tourner, qui "naît et se développe dans les écoles urbaines qui prennent le relais de l’enseignement monastique288", caractérisée par l’accent mis sur l’exégèse littérale, fondement indispensable de l’interprétation spirituelle.

L’une des conséquences de l’exégèse littérale est la divisio textus. Un exemple en est chez Jourdain le sermon de la fête de saint Jean (sermon 11). Le thème de ce sermon est tiré de l’épître de la fête : Cibauit illum panem uite et exaltabit illum apud proximos suos (Eccli. 15, 3-4). Selon Jourdain de Saxe, quatre biens concourent à la crainte de Dieu, biens qu’il énumère ainsi : exercitatio, refectio, confirmatio, exaltatio. Ces quatre biens, selon lesquels se structurent les parties du sermon, sont rattachés au texte de l’épître de la manière suivante :

‘Exercitatio : Eccli. 15, 1 : Qui timet Deum faciet illum et qui continens est iustitiæ apprehendet illam.
Refectio  : Eccli. 15, 3 : Cibauit illum panem et vitæ et intellectus et aqua sapientiæ salutaris potabit illum.
Confirmatio  : Eccli. 15, 3 : Et firmabitur in illo, et non flectetur.
Exaltatio :Eccli. 15, 4 : Et exaltabit illum apud proximos suos .’

Jourdain utilise également la signification spirituelle des mots. Par le biais de l’étymologie, tout d’abord, qui est à comprendre selon la définition qu’en donne Isidore de Séville : "L’étymologie est la recherche de l’origine des mots, quand on retrouve la vertu du nom commun ou propre au moyen de l’interprétation289." L’étymologie est souvent "définitionnelle", par exemple : meridies, id est mera dies 290 ; tunica dicitur quasi tuens carnem 291  ; ypocrisis an ypos, quod est sub, et crisis quod est aurum 292.

Autre procédé utilisé par Jourdain de Saxe, celui des interpretationes, "interprétations de noms hébreux ou grecs." "Il s’agit cette fois, au moyen de la traduction (telle est bien la signification de interpretatio) de ses composantes hébraïques ou grecques, de trouver l’enseignement spirituel véhiculé par le nom même du personnage - et non par le personnage en tant que tel293." Certaines d’entre elles permettent de passer à une interprétation spirituelle ou morale. Ainsi le livre de Josué (6, 20) raconte que les fils d’Israël firent sept fois le tour des murs de Jérico qui, au septième tour, s’écroulèrent. Jérico s’interprète (interpretatur) lune et signifie le monde. L’homme doit considérer sept réalités qui sont dans le monde, sa brièveté, sa mutabilité, son infidélité, sa fourberie, sa malignité, son hostilité, sa ruine294. Toute la fin de ce sermon sera construit à partir de cette interpretatio.

Sans aucun doute, pour Jourdain de Saxe comme pour les autres prédicateurs de son siècle, la Bible a été la première source d’inspiration, le premier des instruments de travail. Un instrument connu, médité par l’intermédiaire de la liturgie. Des références à l’office divin apparaissent dans la prédication de Jourdain, parfois de façon explicite, lorsqu’il cite une antienne, un répons ou une hymne. Le sermon sur saint Martin, par exemple, a pour thème cette parole de l’Ecclésiatique Dilectus Deo et hominibus, que Jourdain commente ainsi "Que chacun voie combien ces mots conviennent au bienheureux Nicolas" - (en effet l’Ecclésiastique parle de Moïse) -  : "On dit de Nicolas qu’il est ami de Dieu. Il était très compatissant et portait les pauvres dans son cœur295", ce qui est une citation du répons de l’office de matines : Erat enim valde compatiens et super afflictos pia gestans viscera. Le même sermon contient dans son prothème une allusion implicite à l’hymne de la dédicace, "Les murs de Jérusalem ne sont édifiés que de pierres vives", ce qui est à la fois une allusion au psaume 50, 20 (Vt ædificentur muri Ierusalem), et à l’hymne Urbs Ierusalem beata, elle-même largement inspirée de l’Ecriture, et qui décrit la Jérusalem céleste qui est l’Eglise et qui est faite de pierres vivantes, vivis ex lapidibus. Dans ce même sermon, Jourdain de Saxe invite les clercs à se lever non pour obtenir des honneurs ou des bénéfices, mais pour se tourner vers le Seigneur, comme y invite la préface de la messe : Sursum corda ! Habemus ad Dominum 296. Un sermon prêché le mercredi de l’octave (sermon 7) cite littéralement l’Exultet de la Vigile pascale : Sicut cantamus in uigilia pasche : ille est lucifer qui nescit occasum.

Autre instrument de travail lié à la connaissance de la Bible, la Glose "qui donnait, outre beaucoup de citations des Pères, la plupart des "sens spirituels", ainsi que l’Interpretatio nominum hebraïcorum remontant à Jérôme mais mise à jour par divers auteurs, notamment Rémi d’Auxerre297." Il n’y a pas à s’étonner de voir Jourdain de Saxe utiliser la Glose. A côté de nombreuses mentions implicites, elle est une fois citée à propos du passage de la première lettre aux Thessaloniciens (I Th 5, 2) : "Le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit", et Jourdain renvoie à la Glose ordinaire : "Les hommes choisissent leur jour selon leur fantaisie, mais alors ce sera le jour de Dieu qui viendra avec la puissance de celui qui juge298."

Les Pères n’étaient pas connus que par la Glose : les prédicateurs avaient également à leur disposition des florilèges. Mais de l’avis du P. Bataillon, "les deux sources principales semblent bien avoir été le Décret de Gratien et les Sentences du Lombard299." Les Pères les plus cités par Jourdain de Saxe sont saint Grégoire le Grand et saint Bernard de Clairvaux, que l’on retrouve dans tous les sermons. Saint Augustin, saint Ambroise, saint Jérôme et d’autres n’apparaissent qu’épisodiquement..

Faut-il s’étonner de cette utilisation massive de saint Grégoire et de saint Bernard ? Elle n’est pas le seul fait de Jourdain de Saxe, mais est caractéristique de la prédication de la première génération dominicaine, comme en témoignent par exemple la série des sermons universitaires parisiens, en partie édités par Marie-Madeleine Davy300 ou les sermons reportés de Hugues de Saint-Cher301. Saint Grégoire a marqué de son empreinte tout le Moyen Age latin, aussi est-il naturel de le voir cité. Plus caractéristique est l’utilisation de saint Bernard, cité plus abondamment encore que saint Grégoire, parfois de façon quasi littérale sur de longs passages. Certains plans de sermons de Jourdain de Saxe sont repris littéralement de sermons de saint Bernard. Un exemple en est le sermon Affer manus tuas (8b). A deux reprises, Jourdain de Saxe cite saint Bernard. La seconde des citations rappelle que le chrétien doit aimer le Christ dulciter, sapienter, fortiter. Mais tout le développement qui suivra est repris pour ainsi dire phrase par phrase de saint Bernard. On peut affirmer que Jourdain de Saxe, comme la première génération dominicaine, est pétri de la spiritualité de saint Bernard de Clairvaux. Ce n’est d'ailleurs pas le seul lien qui unit cisterciens et prêcheurs. La législation de l’Ordre dominicain est elle-même largement inspirée de celle des cisterciens, en particulier dans sa deuxième distinction, pour tout ce qui concerne la célébration des chapitres généraux302. Il en est de même de la liturgie des prêcheurs, largement inspirée de la tradition cistercienne303.

Autre influence, plus théologique, que l’on retrouve dans les sermons de Jourdain de Saxe, celle de Pierre Lombard. Elle est par exemple visible dans le sermon Nonne cor nostrum 304, lorsque Jourdain parle de la Trinité. Au Père, il attribue la potentia, au Fils la sapientia, à l’Esprit la benignitas. Ce qu’on trouve dans le premier Livre des Sentences : le Lombard donne comme attributs essentiels de Dieu appropriés aux personnes, au Père la potentia, au Fils, la sapientia, à l’Esprit Saint la bonitas ou benignitas 305.

Jourdain de Saxe était semble-t-il maître ès-arts : il n’y a pas à s’étonner si l’on trouve également dans ses sermons des sources étrangères à l’Ecriture, la liturgie ou la théologie. A commencer par la philosophie. Apparaît par exemple dans le sermon Imitatores estote 306 la triade néo-platonicienne esse, vivere, intelligere 307. Mais sont également cités, dans le sermon de saint Martin, Pline et Lucain. A propos des tentations du Christ, et du diable qui lui demande de se jeter du haut du temple, Jourdain passe à ceux qui veulent par orgueil être maîtres en théologie, et que le diable élève pour mieux les précipiter : "De même qu’un certain oiseau soulève un coquillage - comme le raconte Pline - et le laisse tomber sur les rochers où il se brise, de même le diable élève de nombreuses personnes et leur brise le cou. Le cou est une vie bonne qui unit le Christ, qui est la tête, au corps308." Toujours à propos du diable, Jourdain cite sans le nommer Lucain qui rapporte dans la Pharsale le combat d’Alcide et Antée, qui reprenait des forces en touchant la terre. Ce combat est l’image de la lutte qui oppose l’homme au diable, qui cherche à l’élever par l’orgueil pour mieux l’étouffer309. Un autre sermon cite comme autorité Sénèque310. De quelles sources Jourdain de Saxe tire-t-il ces différentes citations ? Des auteurs eux-mêmes, ou utilise-t-il des sources intermédiaires ? Il est difficile de répondre.

Notes
279.

J. LONGERE, Œuvres oratoires de maîtres parisiens au XII e siècle, étude historique et doctrinale, tome I, Paris, 1975, p. 44. Voir aussi du même auteur : "La prédication en langue latine" dans Le Moyen Age et la Bible, sous la direction de Pierre Riché et Guy Lobrichon, Paris, 1984, pp. 517-535.

280.

Voir l'index des citations bibliques à la fin du deuxième volume.

281.

Sermon 10b : "Ita uerbum Domini altos homines, qui uidentur esse sublimes, in conspectu sui et ipsius et aliorum humiliat, et etiam duros homines, ut auaros, qui duri sunt ut metallum, mollificat, et luxuriosum qui quasi luteus est, indurat. (...) Petra non de facili fit mollis, nisi malleo. (... ) Sicut malleus lapidem exornat et superflua tollit, ita uerbum Domini."

282.

Sermon 11a : "Scriptura, siue sermo diuinus, dicitur panis que nutritur omnia, et sicut corpus non nutritur nisi de hiis que procedunt de terra, sic anima cum sit celestis, non nisi ex illa patria habet refectionem."

283.

Sermon 3a : "Parum est audire, et male custodire, sicut parum esset habere mille marcas qui statim perdit illas. Sicut etiam ille ager malus, si non semen retineret quando fructificaret."

284.

Sermon 3b : "Quando uenit aliquis ad papam propter neccesitatem, in reditu primo queritur utrum dominus papa audierit eum, et non reputat se auditum fuisse nisi aure audieret et corde consenserit, et dicit tunc audisse."

285.

Sermon 8b : "Illi tantum audiunt sonum qui uniuersaliter sunt terreni et non sunt edificati. Set quare ? Quia longe distabant"

286.

Sermon 11a : "Sicut panis quandoque, distributus pauperibus qui panem ponunt in sinum, et cadit in terra, et amittitur propter cissuras uestium."

287.

Louis-Jacques BATAILLON, "De la lectio à la predicatio, commentaires bibliques et sermons au XIIIsiècle", dans La prédication, V, p. 559.

288.

Gibert DAHAN, "Saint Antoine et l’exégèse de son temps", Congresso Internacional Pensamento e Testemunho, 8° Centenario do Nascimento de Santo Antonio, Braga, 1996, p. 149-150.

289.

Etymologia est origo vocabulorum, cum vis verbi vel nominis per interpretationem colligitur : cité par DAHAN, Saint Antoine, p. 159. Voir aussi Gilbert DAHAN, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, Paris, 1999, pp. 91-120.

290.

Sermon 3a.

291.

Sermon 7.

292.

Sermon15b.

293.

DAHAN, Saint Antoine, p. 162.

294.

Sermon 10b : "Legitur quod filii Isræl destruxerunt Ierico postquam septies circuerunt eam. Ierico interpretatur luna, et significat mundum. Qui uero perfecte consideraret septem que sunt in mundo, penitus eum subpeditaret, scilicet eius breuitatem, mutabilitatem, infidelitatem, dolositatem, malignitatem, aduersitatem, destructionem."

295.

Sermon 10b : "Dilectus Deo, etc. Videt quilibet quomodo hec uerba conueniunt beato Nicholao. Dicitur enim amicus Dei Nicholaus. Valde etenim erat compatiens et pia gestabat uiscera."

296.

Sermon 15 : "Et ideo, fratres, sursum erigamini, sicut cotidie monet Ecclesia, cantans : "Sursum corda." Set heu ualde timendum est, ne multi mentiantur, respondentes : "Habemus ad Dominum", nisi hoc diceret in persona Ecclesie, qui non corda sursum ad Dominum, set magis ad superiores dignitates, uel ad statum magisterii, et tales leuat diabolus multotiens ut lapsu grauiore ruant."

297.

Louis-Jacques BATAILLON, « Instruments de travail des prédicateurs du XIIIe siècle », La prédication, IV p. 198.

298.

Sermon 2a : "Vnde prima ad Thessalonicenses : Venit dies Domini sicut fur in nocte ueniet. Ibi glossa : "Hic est dies hominum pro libitu suo agentium, set tunc erit Dei in uirtute iudicantis.""

299.

BATAILLON, Instruments, IV, p. 199.

300.

DAVY, Les sermons.

301.

Pour les sermons de Hugues de Saint-Cher, voir Bernard HODEL, "Les sermons reportés de Hugues de Saint-Cher", dans Hugues de Saint-Cher, exégète et théologien (à paraître).

302.

Pour les premières constitutions dominicaines, voir A.H. THOMAS, De oudste Constituties van de Dominicanen, Louvain, 1965.

303.

Sur la liturgie dominicaine, voir Dominique DELALANDE, Vers la version authentique du Graduel Grégorien. Le Graduel des Prêcheurs, Paris, 1949, et la recension qui en est faite par Jacques FROGER, Revue Grégorienne, 29 (1950), pp. 109-118.

304.

Sermon 6.

305.

Pierre LOMBARD, Sententiæ in IV libris distinctæ, editio tertia, tome I, Grottaferrata, 1971, Liber I, Dist. XXXIV, Cap. IV p. 253.

Sur cette distinction, voir Jean CHATILLON, "Unitas, æqualitas, concordia vel connexio, recherches sur les origines de la théorie thomiste des appropriations (Sum. theol., I, q. 39, art. 7-8)", dans St. Thomas Aquinas 1274-1974, Commemorative Studies, vol. 1, Toronto, 1974, pp. 337-379.

306.

Sermon 3.

307.

Pour les sources de la triade esse vivere intelligere et son utilisation dans la théologie médiévale, voir David N. BELL, "Esse, Vivere, Intelligere : The Nœtic Trias and the Image of God", in RTAM 52 (1985), pp. 5-43.

308.

Sermon 15 : "Vnde sicut conca maris eleuatur a quadam aue, sicut narrat Plinus, ut post cadat super silicem et ibi frangatur, sic diabolus eleuat multos ut collum eorum frangat. Collum est bona uita coniungens Christum, qui est caput, cum corpore."

309.

Sermon 15 : "Ex recuruatione enim rationis in suam fragilitatem et ex consideratione sue miserie fit homo humilis et fortior contra diabolum, sicut patet quod legitur de lucta Anthei et Herculis. Antheus sponte cecidit in terram et resurgens fortior apparebat, quod sentiens Hercules expansum eum inter brachia tenuit donec expirasset. Hec est lucta hominis contra diabolum. Vnde recuruans se ad terram corporis sui, cognoscens fragilitatem suam, resurgit fortior, et hoc uidens diabolum facit eum obliuiscu fragilitatis sue quantum potest, semper leuans eum super terram, id est super se ipsum per superbiam, et sic cadit mortuus."

Voir LUCAIN, La Pharsale, I, Paris, 1926, livre IV, v. 590- 653, pp. 122-125.

310.

Sermon 17.