Les sermons de Jourdain de Saxe reposent sur différents procédés de composition, en particulier les distinctiones, les exempla et les similitudines. Par exemplum, il faut entendre : "un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire311." Proches des exempla sont les similitudines, qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer :
‘Par rapport aux autorités, qui sont plutôt fondatrices du discours, les similitudines ont un rôle explicatif, et donc une position subordonnée. Par ailleurs, elles se distinguent nettement des exempla par des marques d’énonciation spécifiques dont le dédoublement souligne l’articulation structurelle (...). Pourtant certaines similitudes sont qualifiées d’exempla dans les rubriques des manuscrits. (...) La confusion entre exempla et similitudines est surtout fréquente lorsque celles-ci ont un caractère narratif embryonnaire qui les rapproche effectivement des premiers312.’A cela le P. Bataillon ajoute :
‘Il serait souvent assez facile de transformer certaines de ces courtes comparaisons en petits exempla (...) A côté de ces similitudines brèves proches des exempla, on en rencontre de beaucoup plus longues et developpées, parfois sous forme de chaînes de comparaisons, qui tiennent dans un sermon une place analogue à celle des distinctiones et sont en fait une forme dérivée de ces dernières. Si la distinction est construite sur l’analyse des diverses significations d’un mot ou d’une expression pris dans le thema du sermon, la longue similitudo consiste essentiellement à développer une image tirée elle aussi de la péricope biblique liturgique313.’Qu’en est-il chez Jourdain de Saxe ? Certains de ses sermons sont bâtis sur des similitudines longues. Un exemple se trouve dans le sermon sur saint Martin (15), qui est construit sur le thème "Simon Onie filius, quasi lilia que sunt in transitu aque." Jourdain de Saxe y compare longuement la vie de saint Martin à un lys. L’utilité du lys, dit-il, se trouve dans la racine et dans la fleur. La racine du lys est médicinale et signifie la charité qui guérit du péché. La fleur est belle et odorante, elle signifie la grâce extérieure et un comportement édifiant. La fleur s’élève de la racine vers le ciel comme une colonne. Saint Martin, par la prière et la méditation, a été élevé, dans son âme et dans son corps, comme une colonne dans l’Eglise. Mais les feuilles du lys sont recourbées, ce qui indique l’humilité de saint Martin. Et Jourdain conclut ainsi son sermon : "A l’image de saint Martin, soyons comme un lys, dont la racine est médicinale par la charité, debout par une méditation dévote, florissant à l’extérieur par un comportement saint, recourbés quant à notre fragilité par l’humilité314."
De même les sermons de Jourdain abondent en exempla et en comparaisons courtes, qui ont pour fonction d’illustrer le propos du prédicateur, sans être nécessaires à la compréhension du sermon, comme l’indique le P. Bataillon : "le plus souvent, les exempla, et avec eux les comparaisons courtes, pourraient être ôtés du sermon sans que le sens général de celui-ci en soit affecté315." Dans l’étude qu’il consacre aux exempla chez Jourdain de Saxe, Franco Morenzoni constate la difficulté d’en établir une typologie :
‘S’il est difficile d’établir une typologie précise des différentes comparaisons proposées, il est néanmoins possible de noter que Jourdain a recours assez rarement à celles qui, souvent très proches de la métaphore ou de l’allégorie, mettent en relation par exemple les qualités de telle fleur ou de tel fruit avec celles du Christ ou du pénitent. La plupart des similitudes évoquent en effet des situations qui font partie de l’expérience concrète des auditeurs et décrivent des faits coutumiers, des manières d’agir ou de parler qui concernent la vie de tous les jours. Elles peuvent aussi, à d’autres occasions, faire référence à des sentiments ou à des comportements qui sont en quelque sorte considérés comme innés, et que certains Artes Prædicandi qualifient d’ailleurs de similitudes naturelles316.’A vrai dire, les sermons de Jourdain ne possèdent pas d’exempla vraiment développés. Très souvent, il s’agit de courts dialogues, de récits embryonnaires, qui pourraient devenir des exempla plus développés. Un exemple en est ce dialogue qui pourrait renvoyer à la prédication au Languedoc des prélats cisterciens, telle que Jourdain la décrit dans le Libellus : "Un prince disait à un prédicateur qui venait avec de nombreuses montures : "Que viens-tu faire ?" "Prêcher et convertir le peuple de Dieu au Seigneur." Et il dit : "C’est difficile de convertir les pauvres à la foi, car ils ne peuvent pas avoir tant de chevaux 317."
Mais il faut se rappeler qu’il s’agit de reportationes, et qu’exempla et similitudines n’ont peut-être pas été retenus. Le P. Bataillon met en garde contre le danger de conclusions trop rapides : "Il est assez risqué de se baser sur des reportations pour savoir dans quelle mesure un prédicateur use de l’exemplum et dans quelles circonstances il l’emploie318." Enfin, il convient de rappeler que les reportationes de sermons de Jourdain de Saxe n’épuisent sans doute pas sa prédication. De nombreux exempla qu’il a utilisés dans ses sermons se retrouvent chez Thomas de Cantimpré, Etienne de Bourbon, Gérald de Frachet, ainsi que dans différents recueils d’exempla. Ils seront un indice important pour en apprécier la postérité.
Claude BREMOND, Jacques LE GOFF, Jen-Claude SCHMITT, L’exemplum, Typologie des sources du Moyen Age occidental, 40, Turhout, 1996, p. 37-38.
BREMOND, L’exemplum, pp. 155-156.
Louis-Jacques BATAILLON, Similitudines et exempla dans les sermons du XIII e siècle, in La prédication, X p. 192.
Sermon 15 : "Ad exemplum beati Martini simus quasi lilium, radicem habentes medicinalem per caritatem, sursum erecti per deuotam meditationem, exterius florentes per sanctam conuersationem, ad fragilitatem nostram recurui per humilitatem."
BATAILLON, Similitudines, X p. 196.
Franco MORENZONI, "Exempla, pp. 271-272.
Sermon 3a : "Dixit princeps cuidam predicatori qui uenit cum pluribus equitaturis : "Ad quid uenis ?" "Ad predicandum et conuertendum populum Domino." Et dixit : "Difficile esset pauperibus conuerti ad religionem quia non possunt habere tot equos, etc".
Cet exemplum est à rapprocher de ce que dit Jourdain de Saxe lui-même dans le Libellus, 20, MOPH 16, Rome, 1935, p. 36-37 : "Non sic, ait, fratres, non sic, vobis arbitror procedendum. Impossibile mihi videtur, homines istos solis ad fidem reduci verbis, qui potius innituntur exemplis." (...) Mox itaque insiliente in eum Spiritu Domini vocavit suos eosque Oxomam cum equitaturis et supellectili et diverso, quem secum adduxerat, appartu remisit, paucis clericis ins sua retentis."
BATAILLON, Similitudines, X, p. 201.