4. Auditoires

La Chronica posterior d’Humbert de Romans décrit ainsi la prédication de Jourdain de Saxe, définissant les auditoires auquel s’adresse le prédicateur :

‘Ce maître fut bien connu et aimé du pape Grégoire et des autres membres de la Curie, et en grande faveur auprès des grands, des religieux, du clergé et du peuple des écoliers de l’université, de sorte qu’ils pouvaient à peine être rassasiés des paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche, dans les sermons ou dans les saintes collations qu’il tenait. Lorsqu’il était à Paris, il lui revenait de faire tous les sermons aux frères : et lorsqu’un autre que lui prêchait et que les écoliers le savaient présents, ils ne voulaient pas se retirer à la fin du sermon avant que lui n’ait dit quelque chose après les autres327.’

Les sermons reportés de Jourdain de Saxe ne donnent pas une image complète de sa prédication, mais témoignent seulement de deux auditoires, les maîtres et les étudiants de l’université, et le clergé réuni en synode. La seule mention qui soit faite dans les manuscrits d’un lieu où Jourdain ait prêché, le couvent des prêcheurs de Saint-Jacques, atteste déjà cette prédication scolaire. D’autres sermons du recueil de Canterbury mentionnent également Saint-Jacques. C’est dire qu’il est probable que dès les années 1220, le couvent des frères prêcheurs est utilisé pour la prédication universitaire, usage qui se généralisera et se régularisera au long du XIIIe siècle, comme en témoignent les grandes collections parisiennes328. Il s’agit d’une prédication des dimanches et des fêtes qui rassemble maîtres et étudiants. Un autre indice de cette prédication universitaire - mis à part le texte lui-même, qui contient de nombreuses allusions aux maîtres et aux élèves - tient dans les reportationes elles-mêmes, technique liée à l’université.

Une autre indication, particulièrement précieuse, est donnée par Thomas de Cantimpré dans le Liber de natura rerum. A propos du gallus gallinatius, que l’on pourrait traduire par le coq poule, Thomas de Cantimpré rapporte une comparaison peu flatteuse pour le clergé faite par Jourdain et précise qu’elle fut faite à l’occasion d’un synode : "A ce sujet, Jourdain maître de l’Ordre des frères prêcheurs, de pieuse mémoire, disait dans un sermon - il parlait des chanoines et au clergé réunis en synode329." Cette comparaison est conservée dans deux sermons reportés de Jourdain de Saxe330. D’autres éléments permettent d’affirmer qu’il s’agit bien de sermons synodaux, en particulier ces trois questions que posera le Seigneur aux clercs au jour du jugement, qui se retrouvent dans les deux sermons reportés de Jourdain de Saxe et qui sont typiques des sermons synodaux331 : "La première sera : "Comment es-tu entré ?", la seconde : "Comment as-tu vécu une fois entré ?", la troisième : "Comment en vivant as-tu instruit les autres ?"332

Par synode, il faut entendre la réunion annuelle des clercs d’un diocèse. Nicole Bériou définit ainsi ceux qui participent :

‘En principe, le public d’un synode, dont il est difficile de mesurer l’importance numérique, n’est pas très homogène. On y trouve surtout des desservants de paroisse (les curés, ou leurs remplacants), et quelques responsables d’hôpitaux et de léproseries, mais aussi les dignitaires et les chanoines du chapitre cathédral, les clercs de la hiérarchie diocésaine, les abbés des monastères non exempts.333.’

Les étudiants de l’université assistaient à ces sermons synodaux, ce qui fait qu’il en existe des reportationes, comme le souligne Nicole Bériou :

‘Conformément à l’orientation donnée par les maîtres et prédicateurs réformateurs du début du XIIIe siècle, les sermons continuent aussi à demander aux scolares de se préparer à se mettre au service de l’Eglise. Sans y être contraints, ils sont d’ailleurs vivement engagés à suivre les sermons synodaux. Et la fréquence de ces sermons dans les compilations est un indice tenu, mais non négligeable, de la présence de l’Université à ces deux réunions annuelles du clergé diocésain334.’
Notes
327.

Chronica posterior, MOPH I, p. 328-329 : "Fuit autem magister iste multum notus et dilectus a domino papa Gregorio predicto et ab aliis curialibus, et graciosus apud magnates et religiosos et clerum et populum universitatis scolarium ubique adeo, quod vix poterant saciari de verbis gracie, que procedebant de ore eius sive in sermonibus sive in sanctis collacionibus, quas habebat. Unde quando erat Parisius incumbebat ei omnes sermones fratrum facere : et quando predicabat alius et sciebant eum scolares præsentem vix volebant in fine recedere prius quam ipse aliquid diceret post alios."

328.

Sur les lieux de la prédication, voir BERIOU, L’avènement, vol. I, p. 109-121.

329.

THOMAS DE CANTIMPRE, Liber de natura rerum, éd. Helmut BŒSE, Berlin-New-York, 1973, p. 207 : "Super hoc pie memorie Iordanis magister ordinis fratrum prædicatorum in quodam sermone dixit - loquebatur ad canonicos et clerum in synodo."

330.

Sermons 2 et 17. Le premier à avoir relever le lien entre le Liber de natura rerum et ces deux sermons est Helmut BŒSE, BŒSE Helmut, "Zur Textüberlieferung von Thomas Cantimpratensis Liber de natura rerum", AFP 39 (1969), p. 67-68.

331.

Nicole BERIOU, "La prédication synodale au XIIIe siècle d’après l’exemple cambrésien", Le clerc séculier au Moyen Age, Paris, 1993, p. 245.

332.

Sermon 2a : "Prima erit quomodo intrasti, secunda quomodo ingressus uixisti, tertia quomodo uiuens alios instruxisti."

333.

BERIOU, La prédication synodale, p. 235.

Le Speculum laicorum reprendra ces trois mêmes questions à propos de prélats, Jean Thiébaut WELTER, Le Speculum Laicorum, édition d’une collection d’exempla, composée en Angleterre à la fin du XIII e siècle, Paris, 1914, p. 93 : "Quia prelato cuilibet tres sunt in judicio questiones faciende scilicet qualiter est ingressus, qualiter conversatus et qualiter gregem suum fuerit moderatus."

334.

BERIOU, L’avènement, p. 125.