Les sermons de Jourdain de Saxe sont-ils les seuls accès à sa prédication ? Selon la définition qu’en donne Beverley Kienzle, un sermon est "essentiellement un discours oral, prononcé par la voix d’un prédicateur qui s’adresse à une audience, afin de l’instruire et de l’exhorter, sur un sujet qui concerne la foi et les mœurs et qui est basé sur un texte sacré382." Ou, selon la définition de Jean Longère, "prêcher, c’est faire un discours public fondé sur une Révélation divine, dans le cadre d’une société organisée, visant à la naissance ou au développement de la foi et des connaissances religieuses, et. corrélativement, à la conversion ou au progrès spirituel des auditeurs383" A strictement parler, les sermons reportés de Jourdain sont bien les seuls accès à sa prédication.
Mais à côté de la prédication, ou en marge de la prédication, existe un bon usage de la parole qui s’en rapproche, dont l’usage sera systématisé par les auteurs dominicains dès le XIIIe siècle, que ce soit par exemple Humbert de Romans, qui y consacre un chapitre dans le De eruditione prædicatorum 384, ou Philippe de Ferrare, qui un siècle plus tard, compose un Liber de introductione loquendi 385.
Le bon usage de la parole est au service de l’ædificatio. Edifier, c’est-à-dire, pour reprendre la définition qu’en donne Silvana Vecchio, "littéralement construire, construire l’édifice spirituel de l’Eglise, mais aussi reconstruire en soi-même l’homme parfait corrompu par le péché386", attitude qui s’inspire de ce que dit saint Paul dans la première épître aux Corinthiens :
‘Recherchez la charité : aspirez aussi aux dons spirituels, surtout à celui de prophétie. Car celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; personne en effet ne le comprend : il dit en esprit des choses mystérieuses. Celui qui prophétise au contraire parle aux hommes ; il édifie, exhorte, console. Celui qui parle en langue s’édifie lui-même, celui qui prophétise édifie l’Eglise de Dieu. Je désire que vous parliez tous en langues, mais plus encore que vous prophétisiez ; car celui qui prophétise l’emporte sur celui qui parle en langues. A moins que ce dernier interprète, pour que l’Eglise en soit reçoive édification387.’Et puisqu’il s’agit d’ædificatio, le bon usage de la parole passera par les verba ædificatoria. C’est ainsi que dans le De eruditione prædicatorum, Humbert de Romans intitule un de ses chapitres : De prædicatoribus quibus est cura habere verba ædificatoria 388. Le premier modèle que doit considérer le prédicateur est le Seigneur Jésus lui-même. A propos de ceux qui justement n’usent pas de ces verba ædificatoria, Humbert écrit :
‘A propos de ceux-ci, il convient de noter qu’ils ne suivent pas l’exemple du Seigneur Jésus-Christ. Celui-ci abondait de paroles édifiantes, non seulement dans les prédications publiques, mais aussi dans les conversations familières. Parfois en chemin lorsqu’il marchait (...), lorsqu’il se reposait alors qu’il était en route (...), s’adressant à ceux qui l’accompagnaient (...), à ceux qui venaient à sa rencontre (...), là où il était reçu (....), durant les repas (...), après le repas (...), parfois de nuit (...), avec ses disciples (...), avec ses adversaires (...), non seulement avant sa passion (...), mais après sa résurrection389.’Dans la suite de ce chapitre, Humbert donne l’exemple d’autres prédicateurs, saint Pierre, saint Grégoire. Et justifie ainsi l’usage de verba ædificatoria :
‘Il convient de noter que cette conversation spéciale est généralement plus fructueuse pour le prochain qu’un sermon public, et cela pour deux raisons. La première est qu’ainsi l’homme est davantage persuadé de ce qui est nécessaire : c’est ainsi qu’un médecin parle mieux de ce qui est nécessaire à un malade dans sa maison, que dans un discours public dans les écoles. (...) L’autre raison est que de cette manière les paroles s’enfoncent plus profondément, comme une flèche directe s’enfonce plus fort qu’une flèche que l’on lance de manière incertaine. (..) De même, il convient de noter que de cette manière, ces paroles servent à la réputation de celui qui les prononce. Le meilleur argument est que lorsque l’homme a Dieu dans son cœur, il en parle volontiers et souvent. (..) Ainsi les hommes qui parlent souvent de Dieu sont réputés bons et saints. (...) De même, ces paroles sont méritoires. L’ouvrier travaille de ses mains : plus il se met à l’ouvrage, plus il gagne. De même le prédicateur : plus il utilise sa langue pour le bien, non seulement dans le sermon public, mais dans les exhortations particulières, plus il acquiert de mérite390.’Les verba ædificatoria, distincts de la prédication, lui sont nécessairement liés. Les verba ædificatoria sont proches des exempla, et seront volontiers utilisés comme tels. Humbert de Romans, dans le De dono timoris, exprime ainsi le lien entre verba ædificatoria, exempla et prédication :
‘Parce que, selon Grégoire, les exemples touchent davantage que les paroles, sont plus facilement compris par l’intelligence, qu’ils entrent plus profondément dans la mémoire, que nombreux sont ceux qui les écoutent avec plaisir, qu’ils attirent de nombreuses personnes au sermon par délectation, il faut que ceux qui sont dédiés au service de la prédication abondent d’exemples, qu’on les utilise dans les sermons publics, dans des conversations avec ceux qui craignent Dieu, ou dans des conversations plus familières, c’est-à-dire pour le genre humain, pour l’édification et le salut de tous391.’Le grand modèle de la tradition dominicaine est saint Dominique, fondateur de l’Ordre des prêcheurs, dont on ne possède aucun sermon, mais dont on sait qu’il usait de verba ædificatoria et d’exempla. Etienne de Bourbon lui décerne le titre de zelotypus animarum salutis 392. Jourdain de Saxe dit de saint Dominique :
‘Sur tous les terrains de son activité, en route avec ses compagnons, à la maison avec son hôte et le reste de la maisonnée, parmi les grands, les princes et les prélats, il ne manquait jamais de paroles d’édification, il abondait en récits exemplaires capables de porter l’âme de ses auditeurs à l’amour du Christ et au mépris du siècle. Il se manifestait partout comme un homme de l’Evangile, en parole et en acte393.’Ce qui est vrai de saint Dominique le sera également de la première génération des prêcheurs. Les sources du XIIIe et du XIVe siècle rapporteront volontiers paroles et histoires édifiantes des premiers frères. Cela est particulièrement vrai de Jourdain de Saxe. Que ce soit Etienne de Bourbon, Gérald de Frachet, Thomas de Cantimpré et tant d’autres, tous rapporteront des histoires qui mettent Jourdain en scène, ou d’autres qu’ils tiennent de sa bouche. Gérald de Frachet, à propos de la grâce de la prédication de Jourdain, écrit :
‘Ce père était doué d’une telle grâce et d’une telle flamme pour prêcher et annoncer la parole de Dieu, qu’il est difficile de trouver quelqu’un à lui comparer. Il jouissait de la même prérogative dans les entretiens familiers, si bien que toujours, partout et avec tous il avait des paroles de foi ; il citait des exemples frappants et pleins d’à-propos ; il parlait à chacun selon sa condition et satisfaisait quiconque recevait ses conseils ; en un mot tout le monde avait soif de l’entendre394.’Certaines de ces histoires seront rassemblées dans des recueils exemplaires. C’est ainsi par exemple que la Compilatio singularis exemplorum reprend tel quel tout un chapitre des Vitæ fratrum qui rapporte des paroles de Jourdain et dont elle fait une suite d’exempla 395.
L’étude de ces verba ædificatoria et des exempla qui mettent en scène Jourdain de Saxe devrait permettre de mieux comprendre sa prédication, puisqu’ils en sont le complément nécessaire. Ce que disait Albert Lecoy de la Marche dans La chaire au Moyen Age, en introduisant sa troisième partie intitulée "la société d’après les sermons" peut s’appliquer aux verba ædificatoria de Jourdain de Saxe : ce sera "une peinture de mœurs embrassant toutes les classes sociales. Il n’en est pas une, en effet, qui ne soit passée par les prédicateurs au crible de la critique, et il est peu de chapitres de l’histoire du temps qui ne puisse enrichir de quelques traits l’étude de ces grands parleurs, dont la faconde s’exerçait avec une liberté, une familiarité fort étrangères aux habitudes compassées de nos jours396."
Beverley Mayne KIENZLE dir., The sermon, Typologie des sources du Moyen Age Occidental, Turhout, 2000, p. 151 : "The sermon is essentially an oral discourse spoken in the voice of the preacher who addresses an audience, to instruct and exhort them, on a topic concerned with faith and morals and based on a sacred text."
Jean LONGERE, La prédication médiévale, Paris, 1983, p. 12.
HUMBERT DE ROMANS, De eruditione predicatorum, dans Opera de Vita regulari, vol. II, éd. J. J. Berthier, Rome, 1956, pp. 373-484.
Il n’existe pas d’édition critique du Liber de introductione loquendi. La dernière étude qui lui est consacrée est celle de Silvana VECCHIO, "Della predicazione alla conversazione : il Liber de introductione loquendi di Filippo da Ferrara OP", Medieval sermon Studies 44 (2000), pp. 68-86.
Op. cit., p. 77 : "Ædificare vuol dire, letteralmente, costruire ; costruire l’edificio spirituale della Chiesa, ma anche ricostruire in se stesso l’uomo perfetto corroto dal peccato."
I Cor. 14, 1-5 : "Sectamini caritatem, æmulamini spiritalia, magis autem ut prophetetis. Qui enim loquitur lingua, non hominibus loquitur, sed Deo ; nemo enim audit, spiritu autem loquitur mysteria. Nam qui prophetat, hominibus loquitur ad ædificationem et exhortationem et consolationem. Qui loquitur lingua semetipsum ædificat : qui autem prophetat ecclesiam Dei ædificat. Volo autem omnes vos loqui linguis, magis autem prophetare ; nam maior est qui prophetat quam qui loquitur linguis, nisi forte interpretatur, ut ecclesia ædificationem accipiat."
De eruditione, XL, pp. 466-468.
Op. cit., XXXVIII, pp. 460-461 : "Circa primos notandum est primo quod hujusmodi exemplum non habent a Domino Jesu Christo. Ipse enim non solum in publicis prædicationibus, sed in familiaribus colloquutionibus, affluebat verbis ædificatoriis. Quandoque in via ; et hoc, modo ambulando (..), modo quiescendo in ipsa via (...) in via se concomitantibus (...), modo sibi occurentibus (...), quandoque in hospitiis (...), modo in ipso convivio (...) modo post convivium (...), quandoque de nocte (...), quandoque discipulis suis (...), quandoque adversariis (...) non solum ante passionem (...), sed post resurrectionem."
Op. cit., pp. 462-463 : "Item, notandum quod colloquutio specialis de bono frequenter fructuosior est proximo quam sermo communis : et hoc duabus de causis. Una est quia in illa suadetur homini de magis sibi necessariis : sicut medicus de magis competentibus loquitur infirmo in domo sua, quam in loquutione communi in scholis. (...) Alia causa est quia hujusmodi verba frequenter altius infiguntur, sicut sagitta directa in aliquem frequentem infigitur fortius in illo quam si jaceretur in incertum. (...) Item, notandum quod hujusmodi sermones valent ad famam sic loquentis. Maximum enim argumentum est quod homo Deum multum habet in corde, cum de ipso libenter et frequenter loquitur. (...) Et ideo jujusmodi homines, qui de Dei frequenter loquuntur, solent boni et sancti homines reputari. Item valent ad meritum. Quia sicut operarius qui laborat manibus, quanto frequentius applicat manus ad opus, tanto plus lucratur : ita prædicator, quanto frequentius utitur lingua in bonum, non solum in communi sermone, sed in singularibus exhortationibus, tanto plus meretur."
HUMBERT DE ROMANS, De dono timoris, cité par J.-Th. WELTER, L’exemplum dans la littérature religieuse et didactique du moyen-âge, Paris-Toulouse, 1927, p. 72 : "Quoniam plus exempla quam verba movent secundum Gregorium et facilius intellectu capiuntur et alcius memoria infiguntur necnon et libencius a multis audientur et suique delectatione quadam pluros attrahunt ad sermones, expedit viros predicacionis officio deditos in hujusmodi habundare exemplis, quibus utantur modo in sermonibus communibus, modo in collacionibus ad personas Deum timentes, modo in facilibus collocucionibus, scilicet ad omne genus humanum et ad edificacionem omnium et salutem."
ETIENNE DE BOURBON, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d’Etienne de Bourbon, éd. Albert Lecoy de la Marche, Paris, 1877, p. 13.
JOURDAIN DE SAXE, Libellus de principiis ordinis Prædicatorum, 104, éd. H. C. Scheeben, MOPH XVI, Rome, 1935, pp. 74-75 : "Ubicunque versaretur sive in via cum sociis aut in domo cum hospite reliquaque familia, aut inter magnates et principes et prelatos, semper edificatoriis affluebat sermonibus, abundabat exemplis, quibus ad amorem Christi seculive contemptum audientium animi flecterentur. Ubique virum evangelicum verbo se exhibebat et opere."
GERARD DE FRACHET, Vitæ Fratrum ordinis Prædicatorum, Benedictus Maria Reichert edidit, MOPH I, Louvain, 1896, III, 11, p. 108 : "Circa uerbum Dei et predicationis officium dictus pater fuit adeo gratiosus et feruens ut uix ei similis sit inuentus. Dederat enim ei Dominus quandam prerogatiuam et gratiam specialem, non solum in predicando, sed etiam familiariter colloquendo, ut ubicumque et cum quibuscumque esset semper ignitis habundaret eloquiis propriis et efficacibus fulgeret exemplis, ita quod secundum conditionem cuiuscumque cuilibet loqueretur, cuique satisfaceret, quemlibert hortaretur."
Il s’agit du chapitre III, 42 des Vitæ Fratrum, pp. 137-146, qui se retrouve dans la Compilacio singularis exemplorum, Berne, Burgerbibliothek, cod. 679, f. 71va-72va ; 74ra-77rb.
Albert LECOY DE LA MARCHE, La chaire française au Moyen Age, spécialement au XIII e siècle, d’après les manuscrits contemporains, Paris, 1868, pp. IX-X.