D. AU PEUPLE.

Jourdain ne s’adressa pas aux seuls écoliers, aux frères, aux prélats ou aux princes. Sa sollicitude s’exerçait envers tous. Galvano Fiamma va jusqu'à affirmer qu'à force de larmes de compassion, il perdit un œil420. Ainsi cède-t-il ses mérites à une femme pécheresse :

‘On rapporte de frère Jourdain, maître des frères prêcheurs, que visitant une femme malade dans son corps et dans son âme et tombée dans le dernier désespoir, qu’il n’arrivait pas à ramener à l’espoir du pardon, parce qu’elle avait commis de nombreux grands péchés et qu’elle n’avait jamais rien fait de bon, il lui dit : "Femme, tout ce que moi j’ai fait de bon dans cette vie, je te le concède complètement, ne désespère donc pas, mais sois sûre et certaine de l’espoir du salut." A ces paroles, la femme grandement réconfortée dans l’espoir du salut, quitta cette vie. Le maître des prêcheurs entreprit les œuvres de pénitence les plus austères. Alors qu’il était en train d’accomplir une œuvre plus austère encore, voici que dans sa contemplation, cette femme défunte lui apparut, très belle, le remerciant et lui disant que par ses mérites une place au ciel lui avait été réservée. Et elle ajouta : "Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour les pécheurs, te salue pour la charité que tu as montrée envers moi à cause de ta charité tes mérites sont doublés, et ils demeureront au ciel à jamais après ta mort421."’

Toutes les femmes qui viennent à la rencontre de Jourdain ne sont pas aussi reconnaissantes. Un exemple en est cette femme qui méprise la laideur de Jourdain :

‘Une femme délicate et belle vint voir frère Jourdain, alors maître de l’Ordre. Lorsqu’elle le vit borgne, elle le méprisa et se tut. Alors Jourdain se mit à pleurer. Elle en demanda la cause, et Jourdain répondit : "C’est à cause de toi. Je pense que si tu étais aussi belle dans ton âme que dans ton corps et au ciel, le ciel tout entier en serait orné." Et elle en fut touchée de componction422.’

Toutes ne sont pour autant de bonnes chrétiennes. Jourdain de Saxe aura été témoin de certaines pratiques ou de certaines croyances superstitieuses, comme celle de cette vieille femme qui croyait vivre plus longuement en entendant chanter le coucou :

‘On raconte d’une vieille sorcière, que lorsqu’elle entendait le premier mai chanter le coucou cinq fois, elle croyait qu’elle vivrait autant d’années qu’il avait chanté de fois coucou. Gravement malade et proche de la mort, alors que sa filles l’exhortait à la pénitence et à la confession, elle répondait que ce n’était pas nécessaire, qu’elle allait vivre cinq ans encore. Et comme elle ne pouvait plus parler, pour le signifier elle dit cinq fois coucou ; et comme elle ne pouvait plus parler, elle éleva cinq doigts, et tout en faisant ce signe elle expira. Cela maître Jourdain l’a rapporté dans un sermon423.’

Les exemples de paroles de Jourdain aux uns et aux autres pourraient être multipliés. Que peut-on en conclure ? De même que les sermons reportés sont le miroir de sa prédication universitaire et synodale, ces paroles sont le miroir de son rayonnement apostolique, d’une prédication plus familière, auprès de ses frères, d’autres religieux, des prélats, des clercs, des grands et des petites gens.

Notes
420.

GALVANO FIAMMA, Chronica Ordinis Prædicatorum ab anno 1170 usque ad 1333, éd. B.M. Reichert, MOPH II, Rome-Stuttgart, 1897, p. 86 : "Lacrimas in copia permaxima emittebat : unde in oculis infirmatus unum oculum perdidit."

Sur le don des larmes, voir Piroska NAGY, Le don des larmes au Moyen Age, Paris, 2000.

421.

Stephen L. FORTE, "A Cambridge Dominican collector of Exempla", AFP 28 (1958), p. 129 : "Fertur de fratre Iordano, magistro fratrum predicatorum, quod cum aliquando visitaret quandam mulierem corpore et anima infirmam et quasi in ultimam desperacionem dilapsam, et nullo alio modo posset ipsam ad spem venie revocare, quia multa et magna peccata commiserat et numquam aliquid boni fecerat, tunc dixit illi mulieri : Mulier, quicquid unquam in vita ista boni feci, tibi plenarie concedo, tamen non desperes, sed de spe venie secura et certa fias. Ad hoc igitur verbum mulier non modicum in spe venie roborata, ab hac vita viam universe carnis est ingressa. Frater igitur predictus, scilicet magister ordinis prefati predicatorum, cepit austeriora opera penitentie exercere. Qui, dum sic penitenciam austeriorem solito faceret, ecce illi in sua contemplacione existenti apparuit mulier predicta defuncta in pulcherrimo statu, gracias ei referens, eo quod in sede eius in celo pro meritis suis preparata est collocata. Et addidit, dicens ei : Dominus noster Iesus Christus, qui pro peccatoribus mori dignatus est, ipse salutat te pro caritate in me exhibita, mandans tibi quod pro caritate ista merita tua sint tibi dupllicata, que invenies post mortem tuam in celo in eternum permansura."

Le même exemple se trouve dans Jean Thiébaut WELTER, Le Speculum Laicorum, édition d’une collection d’exempla, composée en Angleterre à la fin du XIII e siècle, Paris, 1914, p. 20 : "Fertur quod frater Iordanus vir eximie sanctitatis de ordine predicatorum, cum invenisset quamdam mulierem egrotam, in desperacionis incidisse foveam dixit [ei] : "Mulier noli desperare, quia quidquid [bono feci] in hoc mundo, tibi concedo in remedium tuorum peccatorum." Quibus verbis mulier in spe roborata migravit a seculo. Cui post paucos dies apparens et gracias agens ei dixit : "Dominus noster J.C. salutat te pro caritate mihi a te exhibita, mandans tibi per me quod omnia [tua bona] tibi sunt duplicata."

422.

Siegfried WENZEL, "A Dominican preacher’s book from Oxford", APP 68 (1998), p. 189 : "De domina tenera et pulcra que uenit uidere fratrem Iordanem tunc magistrum ordinis. Que cum uideret eum monoculum despexit et siluit. Et incepit Iord. flere ; cum sciscitanti causam, respondit Ior. : "Propter te. Cogito enim si tu sis ita pulcra in anima sicut in corpore et in celo, totum celum per te decoraretur." Et compuncta est."

423.

ETIENNE DE BOURBON, Anecdotes, pp. 59-60 : "Item dicitur de quadam vetula sortilega [quod], cum audisset quinquies, in prima die maii, avem que dicitur cucu, dicentem cucu, credidit pro certo quod ad minus tot annis viveret. Unde, cum graviter infirmaretur ad mortem, et filia sua ad penitenciam et confessionem eam moneret, dicebat quod non oportebat, cum viveret adhuc per quinque annos : et cum jam non posset plene loqui et moneretur adhuc, dicebat cucu quinquies ; et cum nihil posset loqui, elevans quinque digitos, idem innuens expiravit. Hoc retulit magister Jordanus in sermone."