2. Un recrutement peut-être trop rapide

Les différentes sources hagiographiques répètent, avec un peu trop d’insistance peut-être, tout en rapportant quelques histoires tentés de quitter l’Ordre, mais retenus par la parole de Jourdain et la prière des frères, qu’aucun des frères qui avaient rejoint l’Ordre ne le quitta. Les Vitæ Fratrum disent de Jourdain que :

‘De même qu’il l’emportait sur tous par son zèle pour l’accroissement de l’Ordre et pour y attirer des écoliers, de même aucun ne l’égalait en prudence et en habileté pour conserver ceux qu’il avait reçus. En effet il était doué d’une grâce spéciale pour ne jamais perdre un religieux, par sa faute ou sa négligence, afin de pouvoir dire avec le Christ : "Père, ceux que tu m’as donnés, je n’en ai perdu aucun465."’

Cette affirmation des Vitæ Fratrum appelle des réserves. Le Bullarium Ordinis Prædicatorum édite une bulle du 25 mai 1227 qui règle le cas des frères qui quittent l’Ordre466, bulle que l’on retrouve à la date du 29 avril 1229, du 18 juin 1229 et du 19 février 1231467. La répétition de cette bulle à date régulière semble indiquer qu'un certain nombre de frères a quitté l'Ordre.

Il est une autre nuance à apporter quant au recrutement des frères. Il sera jugé parfois hâtif et concernant des sujets trop jeunes. Certains frères s’inquiétèrent de ce fait et le reprochèrent à Jourdain de Saxe. Un épisode rapporté par Thomas de Cantimpré le rappelle :

‘Je me souviens bien du lieu, du moment, de la personne. Le frère Jourdain, de très sainte mémoire, second maître de l’Ordre des prêcheurs et lui-même prêcheur intrépide, reçut dans l’Ordre soixante jeunes gens d’un coup, lesquels pourtant étaient d’une si courte science que beaucoup d’entre eux, malgré de longues répétitions, pouvaient à peine, à ce qu’on m’a dit, lire une seule leçon à l’office de matines. Sur ce sujet, il fut l’objet de graves accusations au chapitre général, mais rempli de l’Esprit Saint il répondit : "Permettez à ces enfants de s’approcher (Mat 19, 14), ne méprisez aucun de ces petits (Mat. 18, 10). Je vous le dis : vous verrez beaucoup de ces frères et même presque la totalité devenir de glorieux prêcheurs par l’intermédiaire de qui le Seigneur agira pour le salut des âmes beaucoup plus qu’il ne le fait à travers des gens plus brillants et plus savants." Que cette parole soit l’expression de la vérité, nous l’avons vu jusqu’à aujourd’hui et nous continuons à le voir468.’

Les sermons de Jourdain se font eux aussi l’écho de ce reproche. Jourdain s’en défend en ces termes :

‘On dit des frères mineurs ou des frères prêcheurs : "Ils sont jeunes, ils ne savent que peu de choses." Ne sais-tu pas que les paroles de Dieu ne peuvent être changées, lorsque la Vérité dit d’elle-même : "Le ciel et la terre passeront", dans l’Evangile, et encore: "Je te bénis Père, parce que tu as caché tes secrets et les as révélés aux petits." "Ce qui était fou et humble a été choisi par Dieu." Se repent-il jamais de ce qu’il a choisi ? Il prouve que non lorsqu’il dit : "Je suis le Seigneur, et je ne change pas." De même : "Si vous ne vous convertissez pas et ne devenez pas comme des petits." Mais aux vieux qui affirment de telles choses, on pourra dire : "Insensé, que vaut-il mieux, être jeune et en faire beaucoup, ou savoir de nombreuses choses et se taire469 ?"’

Ce type de reproches ne sera pas réservé au seul Jourdain. Dans les années qui suivront sa mort, les écoliers continueront à entrer dans l'Ordre en grand nombre. Ainsi Humbert de Romans affirme-t-il que soixante-dix écoliers ont rejoint l’Ordre en 1260470, et autant quatre ans plus tard, répartis entre Paris et Bologne471. Et l’inquiétude sur leur peu d’aptitude demeurera elle aussi. L’expression la plus dure - et sans doute en partie injuste - sera celle du franciscain Roger Bacon quelques années plus tard :

‘Dans les quarante dernières années, sont arrivés dans les universités certains qui se sont fait eux-mêmes docteurs, maîtres en théologie et en philosophie, sans avoir jamais rien appris qui ait une valeur réelle. (...) Ce sont des enfants sans expérience d’eux-mêmes, du monde et des langues que l’on apprend, grec ou latin, qui sont nécessaires à l'étude. Ils sont ignorants de toutes les parties et des sciences de la philosophie du monde lorsqu’ils s’aventurent à l’étude de la théologie, ce qui demande une sagesse humaine, comme l'enseignent les saints ; et les sages le savent. (...) Ce sont des enfants des deux Ordres étudiants, comme Albert, Thomas et les autres, qui entrent dans les Ordres lorsqu’ils ont vingt ans ou moins. (...) Plusieurs milliers entrent qui ne peuvent pas lire le psautier ou Donat et qui, après avoir fait profession, sont envoyés étudier la théologie472.’

Les reproches faits aux mendiants d’opérer un recrutement trop rapide n’est pas sans fondement, et cela est aussi vrai des écoliers attirés à l’Ordre par la prédication de Jourdain de Saxe. De même, tous ceux qui avaient rejoint l’Ordre ne sont pas restés. Ce qui permet de nuancer les affirmations que donnent les Vitæ Fratrum et les autres sources hagiographiques du XIIIe siècle, tout en reconnaissant le rayonnement véritable des prédicateurs de la première génération dominicaine.

Notes
465.

Vitæ Fratrum, III, 18, pp. 114-115 : "Preterea in promotione ordinis, sicut ad attractionem scolarium super omnes erat sollicitus, ita ad conseruationem receptorum super omnes discretus. Refulserat enim in eo quedam gratia specialis aut numquam culpa sua uel negligentia perdiderit aliquem, ut cum Christo dicere posset, Pater quos dedisti michi non periit ex eis quisquam."

466.

Thomas RIPOLL, Antonin BREMOND, Bullarium ordinis prædicatorum, tomus primus, ab anno 1215 ad 1280, Rome, 1729, p. 19-20 : "Gregorius Episcopus, Servus Servorum Dei, dilectis filiis Magistro et Fratribus Ordinis Prædicatorum, Salutem et Apostolicam Benedictionem. Cum paupertatem et vitam profiteamini regularem, insistentes ex pio, quem vobis Dominus inspiravit, affectu, evangelizationi Verbi Dei, quo populus christianus numero et merito ampliatur ; auctoritate presentium inhibemus, ne quis post Ordinis vestri professionem, ab Ordine ipso, sine Prioris sui discedat licentia ; discedentem vero absque cautione literarum vestrarum, auctoritate alicujus privilegii ab Apostolica Sede indulti, nullus audeat retinere. Nulli ergo, etc. Datum Laterani VIII Kal. Junii Pontificatus nostri Anno Primo."

467.

Les références sont données par Vincent LIGIEZ, Pie MOTHON : "Regesta romanorum Pontificum pro S. Ordine Fratrum prædicatorum ex Vaticanis codicibus aliisque fontibus decerpta", ASOP 5 (1897), p. 437.

468.

THOMAS DE CANTIMPRE, Bonum de apibus., II, 19, p. 226 : "Memor fui loci, temporis, et persone quod beatissime memorie frater Iordanus magister ordinis Predicatorum secundus, prædicator strenuus, iuuenes vno tempore tam paruæ litteraturæ ad ordinem recepit Parisijs sexaginta, vt plures eorum vix possent, vt audiui, cum nulla repetitione ad matitunale officium vnam legere lectionem. Super quo, vt dicitur, a fratribus grauiter ad generale capitulum accusatus Spiritu Sancto repletus dixit "Sinite istos, ne contemnatis vnum ex his pusilis. Dico vobis quod multos, et fere omnes Predicatores videbitis gloriosos, et per quos Dominus super multos lucidiores et litteratiores in salutem operabitur animarum." Quod nos veridico ore dictum usque in hodiernum diem vidimus, et videmus. "

469.

Sermon 25a : "Dicitur autem de fratribus minoribus aut fratribus predicatorum : "Iuuenes sunt, parum sciunt." Et non scis quod uerba Dei non mutari possunt, cum ipsa ueritas de se dixit : Celum et terra transibunt, etc., in Euuangelio, et iterum : Confitebor tibi Pater quod secreta tua abscondisti et reuelasti ea paruulis. Stulta enim et humilia elegit Deus. Numquid penitet eum electionis eius ? Et patet quod non cum dixit : Ego Deus et non mutor. Item : Nisi conuersi fueritis et efficiamini, etc. Set senibus hoc dicentibus dici posset : "Tu fatue, an maius est iuuenem esse et multa facere quam plura scire et tacere ?"

470.

Litteræ encyclicæ magistrorum generalium ordinis prædicatorum, ab anno 1233 ad annum 1376, éd. Benedictus Maria Reichert, MOPH V, Rome, 1900, p. 55 : "Nam preter illos, qui per diversas partes mundi ordinem sunt ingressi, plusquam lxx scolares intrasse feruntur Parisiensis universitatis."

471.

Op.cit., p. 63 : "Novicios quoque Dominus multos dedit ordini in diversis mundi partibus, ita quod in conventu Bononiensi et Parisiensi lxx sunt recepti.

Sur le recrutement en milieu scolaire, voir William HINNEBUSCH, The History of the Dominican order, tome I, New-York, 1966, p. 312-317 ; BERIOU, L’avènement, p. 122-124.

472.

ROGER BACON, Compendium philosophiæ, dans Opera quædam hactenus inedita, Londres, 1859, pp. 425-426 : "A quadraginta annis surrexerunt quidam in studio, qui seipsos creaverunt in magistros et doctores studii theologiæ et philosophiæ, cum tamen numquam didicerunt aliquid dignum. (...) Hi sunt pueri inexperti seipsos et mundum et linguas sapientiales, Græcam et Hæbræam, quæ necessarie sunt studio, ut inferius probabo ; ignorant et omnes partes et scientias philosophiæ mundi cum sapientia, quando præsumunt de studio theologiæ, quod requirit omnem sapientiam humanam, sicut docent sancti ; et sapientes omnes sciunt hoc. (...) Hi sunt pueri duorum ordinum studentium, ut Albertus, et Thomas, et alii, qui ut in pluribus ingrediuntur ordines, quum sunt viginti annorum et infra. (...) Unde plura millia intrant qui nesciunt legere Psalterium nec Donatum ; sed statim post professionem ponuntur ad studium theologiæ."