1. L’opposition des maîtres, des clercs et des familles

Les Vitæ Fratrum se feront l’écho de l’opposition des maîtres, qui cherchent souvent en vain à détourner leurs étudiants des Ordres mendiants. C’est ainsi qu’un maître de Verceil, avant de rejoindre lui-même l’Ordre, avertissait ses étudiants à propos de Jourdain : "Prenez garde d’aller à ses sermons ; ne prêtez pas même l’oreille à sa parole, car ainsi qu’une courtisane, il polit ses discours de manière à séduire les hommes474."

Les sermons de Jourdain de Saxe se font l’écho de cette opposition : à propos des théologiens qui cherchent à dissuader leurs étudiants de rejoindre les prêcheurs, il dit :

‘Tu consultes un théologien pour savoir s’il est bon d’entrer en religion : ou ils cachent ce que c’est ou ils ne le louent pas475.’

Thomas de Cantimpré donne de cette opposition l’explication suivante :

‘La cause principale de la jalousie des maîtres et des clercs séculiers, ce fut que les frères avaient à Paris dans leurs écoles des auditeurs plus nombreux et presque toujours plus lettrés : ils l’emportaient ainsi dans la direction des études. Les étudiants voyaient en effet que les maîtres séculiers, comme des hommes d’argent, s’endormaient de leur sommeil et passaient leurs jours dans le bonheur. Et comme le soir ils étaient chargés d’une abondance de plats et de boissons, ils ne pouvaient ni veiller, ni étudier, ni trouver dans leurs mains quelque chose à présenter ; le lendemain matin pour leurs auditeurs, ils proclamaient un jour de fête avec des rameaux : de la sorte à cause de ces ineptes vacances les clercs se plaignaient de dépenser pour rien leur argent et d’être privés de l’étude souhaitée. (...) Au contraire, les frères prêcheurs et mineurs, comme des pauvres, se nourrissaient très sobrement : ils pouvaient veiller, étudier et par conséquent, trouver des choses dignes de leurs auditeurs. Telle fut la raison essentielle pour laquelle, selon le proverbe populaire, les maîtres séculiers eurent le pied blessé dans la chaussure476.’

Au-delà de la caricature des maîtres que fait Thomas de Cantimpré, il semble que l’un des grands reproches faits aux frères prêcheurs soit la création de leurs propres centres d’études477, dont l'une des conséquences sera que des frères obtinrent des chaires des théologie. Ainsi Roland de Crémone, qui était maître es-arts à Bologne, établit une chaire à Saint-Jacques en 1229. Une année plus tard, c’est Jean de Saint-Gilles qui entre dans l’Ordre et y amène sa chaire. L’épisode dut frapper les imaginations : lors d’un sermon sur la pauvreté volontaire qu'il prêchait lui-même à Saint-Jacques, Jean de Saint-Gilles s’interrompit, reçut l’habit des prêcheurs et termina ainsi son sermon478. De même à Oxford, Robert Bacon entre dans l’Ordre et amène avec lui sa chaire de théologie. Cette opposition mènera aux conflits qui à deux reprises opposeront université parisienne et mendiants au cours du XIIIe siècle.

Les maîtres ne seront pas seuls à s’opposer aux mendiants. Les clercs eux aussi chercheront à détourner les étudiants des frères, parfois à leurs dépens, comme le rappelle cet épisode des Vitæ Fratrum :

‘Un frère fut envoyé, très jeune encore, à Paris, par son oncle qui était cardinal. Maître Jourdain, de sainte mémoire, lui conseilla d’entrer dans l’Ordre, mais il en était empêché par un clerc de haut rang, auquel il avait promis de ne pas le faire sans lui en parler de nouveau. Il alla donc le trouver chez lui pour lui annoncer sa détermination. Maître Jourdain le lui avait permis en lui disant : "J’ai confiance en Dieu qu’il ne vous détournera pas." Après avoir longtemps cherché, il finit par le trouver : il était mort et déjà porté au milieu du chœur d’une abbaye de Paris. Cette mort subite l’anima davantage dans sa sainte résolution et il l’exécuta dévotement. Sa constance et sa ferveur, pendant son noviciat, furent telles que son précepteur, ayant obtenu la permission de lui parler devant les frères, il le confondit, en leur présence, malgré son jeune âge, et l’obligea à se retirer tout stupéfait, avec ceux qui l’avaient accompagné. Sur les instances de son oncle, le pape Grégoire lui ordonna de venir près de lui et commanda à tous les prélats de le lui envoyer, en quelque lieu qu’il se trouvât. Le jeune novice l’avait prévu ; il s’enfuit avec un frère en divers pays, à travers la France et l’Allemagne, en ayant soin de se cacher pour n’être pas découvert et éviter qu’on encourût l’excommunication à cause de lui. Qui pourrait raconter tout ce qu’il eut à souffrir de fatigues et de privations dans cette vie errante, jusqu’à sa profession ? Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que les messagers qui le cherchaient avec les lettres et les ordres du pape, séjournèrent quelquefois dans la même maison que lui et ne purent le découvrir479.’

Ici encore, il convient de nuancer cette opposition des clercs. Il est exact que Jourdain et les premiers frères ont volontiers dans leurs sermons critiqué les clercs sans grand ménagement, mais il leur ont aussi souvent été liés et ont prêché dans des synodes. On peut voir dans cette opposition des clercs une forme de jalousie, d’invidia clericalis, comme le raconte cet exemplum de la Compilatio singularis :

‘Un archidiacre que visitait Jourdain détestait toute forme de religieux, et en particulier les frères, en disant : "Quelle indécence chez les frères : quand ils viennent à table, aussitôt ils boivent du vin." Il les invita pourtant et allant avec eux à pied, à peine arriva-t-il à la maison qu’il avala deux pots de vin avant le repas et du vin dès le début du repas. Frère Jourdain le reprit, lui disant qu’il indécent de tant boire. Il fut confus et cessa de blâmer les frères480.’

Enfin, une dernière opposition viendra des familles des frères, qui cherchent elles aussi à les empêcher d’entrer dans l’Ordre. C’est ainsi que le père d’un écolier décide de tuer Jourdain qui a détourné son fils. Le début de cette histoire des Vitæ Fratrum n’est pas sans rappeler le récit de la vocation de saint Thomas d’Aquin que sa famille cherchera, par des moyens similaires, à détourner de l’Ordre481 :

‘Pendant que le maître, sans se lasser, prêchait à Bologne, qui possédait alors une célèbre université, il reçut dans l’Ordre un allemand, à la fleur de l’âge, de noble naissance et de manières charmantes. Son professeur et ses condisciples, pressentant sa vocation, se firent les ministres du diable et l’enfermèrent dans une chambre avec une femme d’une rare beauté, afin que la volupté de la chair détournât son cœur de sa sainte résolution. Mais Jésus-Christ vainquit en lui ; il l’attira plus fortement à l’Ordre et lui fit la grâce d’y attirer plus tard son professeur. Son père, riche et puissant seigneur et qui n’avait pas d’autre héritier, apprenant peu après qu’il avait revêtu l’habit religieux, en fut grandement troublé. Il accourut en Lombardie avec une suite nombreuse, fermement résolu de reprendre son fils ou de tuer maître Jourdain. Un jour qu’il chevauchait avec ses gens, il rencontra celui-ci sur la route, et se mit à le questionner comme un simple frère : "Où est maître Jourdain ?" lui demanda-t-il d’un air troublé. Le bienheureux, se souvenant du Seigneur qui avait répondu aux juifs : "C’est moi", lui répondit avec un visage joyeux et un cœur humble : "Je suis maître Jourdain." Eclairé aussitôt sur la vertu du saint, par cette réponse, cet homme saute de cheval et se prosterne humblement aux pieds du religieux. Il lui confesse avec larmes le crime qu’il avait prémédité contre lui : "Déjà, lui dit-il, je me sens consolé de la perte de mon fils, et je vous promets, qu’avant de retourner dans mes terres, j’irai en Palestine avec le même équipement, pour y servir la cause de Dieu." Ce qu’il fit, en emmenant avec lui près de cent chevaliers482.’

Un autre épisode des Vitæ Fratrum, moins dramatique, rapporte l’entrée dans l’Ordre d’un écolier allemand. Mais cette fois, c’est par un bon mot que répond Jourdain :

‘Un noble allemand enleva une vache qui appartenait à la mère de maître Jourdain, dont il était le seigneur temporel. De son côté, le maître attira plus tard dans l’Ordre un des fils de ce noble. Comme certains lui adressaient de vives plaintes, de la part du père, parce qu’il lui avait enlevé son enfant, il répondit en plaisantant, pour les apaiser : "Vous savez qu’en Allemagne, il est d’usage, lorsqu’un fils venge l’injure faite à sa mère, que nul ne le trouve mauvais. Puisque votre seigneur et le mien a fait injure à ma mère, en lui enlevant sa vache, pouvez-vous trouver mauvais que je lui aie enlevé son veau483 ?"’

Cette opposition se prolongera tout au long du siècle. C’est ainsi que Jean de Montlhery, sous-prieur de Saint-Jacques, dans un sermon du dernier quart du XIIIe siècle, dénonce les "manœuvres dissuasives du maître et de la parenté de l’étudiant prêt à se convertir484" :

‘Les parents qui envoient leurs enfants à Paris disent aux maîtres : "Ne laissez pas nos enfants aller chez les frères prêcheurs ou chez les frères mineurs. Ce sont des voleurs qui nous les prendront aussitôt." Ils ne leur disent pas : "Ne laissez pas nos enfants aller au bordel ou à la taverne485 !"’

Cette opposition à Jourdain et aux frères, que ce soit celle des maîtres, des clercs ou des familles, sera une opposition relative, institutionnelle et humaine. Elle est sans comparaison avec l’opposition systématique que sera la persécution diabolique.

Notes
474.

Vitæ Fratrum, IV, 10, 3, p. 173.

475.

Sermon 3a : "Si consulas theologum : "Nonne bonum est intrare religionem ?", et aut dissimulant, aut non laudant."

476.

De apibus, II, 10, 31, p. 180-181 : "Summa autem in supradictis magistris et aliis secularibus clericis invidiæ causa fuit, quod fratres Parisiis plures et prope omnes litteratiores ins scholis auditores habebant et in regimine preeminebant. Videbant enim scholares quod magistri seculares sicut viri divitiarum, dormierunt somnum suum, ducebantque in bonis dies suos. Et cum vespere multiplicitate ferculorum obruentur et potuum et postea vigilare non possent, nec studere, et per per hoc nihil invenire in manibus, quod proferrent, sequenti mane solemnem diem constituebant auditoribus in condensis : et sic per ineptas vacationes, quibus sua clerici inaniter expendere se dolebant, optato privabantur studio. (...) Fratres prædicatores, sive minores sicut viri pauperes, in magna sobrietate refecti, vigilare poterant et studere et per consequens invenire que auditoribus essent digna. Istud, in summa, occasio fuit, quod in Magistris secularibus, secundum vulgare proverbium, calceus pedem pressit."

477.

Sur cette question, voir M. Michèle MULCHAHEY, "The Dominican Studium System and the Universities of Europe in the thirteenth Century", Manuels, programmes de cours et techniques d’enseignement dans les universités mediévales, actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve (9-11 septembre 1993), édités par Jacqueline Hamesse, Louvain-la-Neuve, 1994, p. 277-324 ; M. Michèle MULCHAHEY, "First the Bow is Bent in Study..." Dominican Education before 1350, Pontifical Institute of Mediæval Studies, Toronto, 1998.

478.

Ce sermon est édité par Marie-Madeleine DAVY, Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231. Contribution à l’histoire de la prédication médiévale, Paris, 1931, pp. 272-276.

479.

Vitæ Fratrum, IV, 11, 3, pp. 177-178 : "Frater quidam valde nobilis et nepos cuiusdam cardinalis cum iuvenculus a patrui suo cardinali missus fuisset Parisius et a sancte memorie magistro Iordane induceretur, quod ordinem intraret, et a quodam magno clerico retraheretur, cumque ilii promisisset, quod non intraret, prius quam ei super hoc iterum loqueretur, quadam die ivit ad locum, in quo ille manebat, ut ei suum denunciaret ingressum ; et hoc eciam de licencia magistri Iordanis, qui dixerat, quod confidebat in Deo, quod non subverteret eum. Cumque qum diucius quesisset, ecce invenit eum defunctum in medium chori cuiusdam abbacie Parisiensis iam delatum. Unde ex subita illius morte magis accensus quod conceperat complevit devote. Hic autem tante constancie et fervoris fuit in noviciatu quod cum data audientia magistro suo, ut loqueretur coram fratribus multis, adeo confundit illum in suis responsis, licet multum esset iuvenis, quod ille stupescens abscessit. Misit autem papa Gregorius ad instanciam avunculi sui litteras preceptorias, ut veniret ad eum, et preceptum super hoc ad prelatos ubicumque inveniretur. Sed ille hoc presciens cum fratre quodam fugit per diversa loca per Franciam, per Teutoniam latitans ne posset inveniri, nec aliquis eius occasione excommunicacionem incurrreret. Quantos autem labores, quantas paupertates sustinuit sic usque ad tempus sue professionis, quis sufficeret enarrare ? erat autem mirabile, quod interdum nuncii querentes eum cum litteris papalibus et sentenciis erant in eadem domo cum eo nec poterant invenire."

480.

Compilatio singularis, Uppsala, Bibliothèque universitaire C. 523, f. 69 : "Archidiaconus quidam uisitatus a fratre Iordano detestebatur omnem statum religiosorum et quosdam maxime fratres dicens : "Valde indecens est de fratribus : quando ueniunt ad mensam, statim hauriunt uinum." Tandem inuitans eos et pergens pedes cum eix uix peruenit ad domum et duos potos uini hausit ante prandium in principio mense statim uinum. Tunc reprehendus a fratre Iordano quod indecens erat tantum haurire, confusum se reddidit et a reprehensione fratrum decenter cessauit."

Cet exemplum, accompagné deux autres tirés des Vitæ fratrum, se trouve dans un recueil exemplaire du XVe siècle : Mensa philosophica, Faksimile und Kommentar, Herausgegeben von Erwin Rauner und Burghart Wachinger, Tübingen, 1995, p. 139.

481.

GUILLAUME DE TOCCO, Ystoria sancti Thome de Aquino (1323), éd. critique, introduction et notes de Claire Le Brun-Gouanvic, Toronto, 1996, pp. 112-113.

482.

Vitæ Fratrum, III, 14, pp. 110-111 : "Cum idem magister Padue, ubi tunc erat studium magnum, instantissime predicaret, recepit quemdam Theutonicum genere nobilem, etate floridum, moribus gratiosum, cuius magister et cosii prescientes ingressum tanquam ministri dyaboli quandam mulierem secundum carnem formosam cum eo in camera concluserunt, ut per uoluptatem carnis mentem eius auerterent a proposito sancto. Sed Christus in eo uicit et ad ordinem fortius eum traxit. Denique pater eius potens et diues ualde alium filium non habebat. Vnde audiens ingressum filii, ad mortem turbatus, cum multo comitatu uenit in Lombardiam proponens firmiter quod uel rehaberet filium uel occideret magistrum Iordanem. Cum ergo quadam die cum sociis equitans dictum magistrum Iordanem obuium se haberet turbato uultu et rabido clamore cepit quasi ab alio fratre querere ubi esset magister Iordanis. Ille uere memor Dei qui ait iudeis, Egos sum, leta facie et humili corde respondit, Ego sum magister Iordanis. Mox ille, sancti uiri uirtutem presentiens ex uerbo ueritatis, prosiliens de equo ad pedes eius humiliter se prostrauit, peccatum quod contra eum in corde statuerat cum lacrimis confitendo, et ait, Iam de filio meo consolatione recepta promitto tibi quod cum isto apparatu antequam ad terram meam redeam, uadam ultra mare in seruitium Dei. Quod et fecit, habens in comitatu fere centum equitaturas."

Cette même histoire est racontée de façon quelque peu différente par Thomas de Cantimpré, De apibus, II, 28, 11, p. 270-271.

483.

Vitæ Fratrum, III, 42, 15, p. 143-144 : "Quidam nobilis de Teotonia dominus secundum mundum matris magistri eiusdem abstulit vaccam ; ipse autem magister quendam filium eiusdem nobilis iuvenem traxit ad ordinem. Cum ergo quidam ex parte predicti nobilis multum conquererentur ipsi magistro, quod filium istum abstulisset domino illi, respondit in quodam solacio ad placandum eos in hunc modum : "Vos scitis, inquit, secundum consuetudinem Teotonie, quod si quis fecisset iniuriam matri alicuius, et filius vindicaret in eum, nullus in Teotonia deberet habere hoc pro malo. Cum ergo dominus vester et meus fecerit iniuriam matri mee auferendo sibi vaccam, quomodo debetis vos vel ipse habere pro malo, si ego abstuli sibi vitulum id est filium?"

484.

BERIOU, L’avènement, p. 124.

485.

Ibidem.