Aux attaques de l’ennemi répondra la communion des saints. La prédication de Jourdain sera tout d’abord accompagnée de l’intercession des moniales de Bologne, car sa seule prière ne suffit pas. Les Vitæ Fratrum disent pourtant de Jourdain de Saxe qu’il était un homme de prière : "Le saint homme avait reçu du Seigneur une grâce particulière d’oraison, au point que ni le gouvernement des frères, ni les tracas des voyages, ni une occupation, ni un souci quelconque ne la lui faisaient négliger507." Et elles détaillent les lieux de la prière de Jourdain, en voyage ou au chœur. Un sermon de G. de Mailly livre un très bel exemplum sur la prière de Jourdain :
‘Maître Jourdain, alors qu’on lui demandait pourquoi il aimait tellement se trouver dans une église, disait qu’il ne priait pas toujours, mais qu’il croyait que le Seigneur, toujours présent avec son corps dans l’église, à cause de la compagnie qu’il lui tenait lui donnerait quelque chose et qu’il ne se retirerait pas sans quelque don508.’Mais par ailleurs, Jourdain demande la prière des sœurs de Bologne, parce qu’il a le sentiment de ne plus assez prier. Ainsi écrit-il à Diane d’Andalo : "Porte-toi bien, très chère, et prie pour moi le Seigneur souvent et fidèlement ; j’en ai grand besoin à cause de mes multiples défauts, et je ne prie pas souvent ; c’est pourquoi il faut que tu exhortes les sœurs à me suppléer dans l’oraison509."
Diane d’Andalo et les sœurs de Sainte-Agnès partagent les vicissitudes de l’apostolat de Jourdain. Au quotidien, il rapporte ses joies comme ses déceptions. Quand des frères rejoignent l’Ordre, il invite les sœurs à l’action de grâce. Si sa prédication est un échec, il demande la prière des sœurs : "Prie pour moi. Salue les sœurs, mes filles très chères dans le Seigneur, et recommande-leur de prier pour les étudiants parisiens, afin que Dieu ouvre leur cœurs et les dispose à une prompte conversion, et que ceux qui ont déjà pris de bonnes résolutions les mettent en œuvre et s’avancent en persévérant jusqu’à leur salut éternel510."
Il est une autre prière et une autre intercession que sollicite Jourdain de Saxe, c’est celle de la Vierge Marie511. Alors qu’il est provincial de Lombardie, et que déjà commence la persécution diabolique, Jourdain décide que chaque soir après l’office de Complies soit chantée l’antienne du Salve Regina. Lui-même le raconte dans le Libellus :
‘Cette épreuve si cruelle du frère Bernard fut l’occasion qui nous poussa dans notre émotion à instituer à Bologne le chant de l’antienne Salve Regina après les Complies. Le rite s’étendit de cette maison à toute la province de Lombardie ; finalement la pieuse et salutaire coutume s’affermit dans tout l’Ordre. (...) Un homme religieux et digne de foi m’a raconté qu’il a vu fréquemment en esprit la mère du Seigneur elle-même se prosterner en présence de son fils et l’implorer pour la conversion de l’Ordre tour entier lorsque les frères chantaient : Eia ergo advocata nostra512.’Les Vitæ Fratrum disent de Jourdain qu’il "avait la plus grande dévotion pour Notre-Dame la Bienheureuse Marie, dont il savait toute la sollicitude pour le progrès et la garde de l’Ordre, qu’il gouvernait lui-même sous sa protection513." La quatrième partie des Vitæ Fratrum abonde d’exemples de la protection de la Vierge Marie. De même que le diable est accusator, Marie est advocata. Elle guide les frères vers l’Ordre, les console, les guérit et intercède pour eux. C’est le sens de cette vision que rapporte Jourdain et dont les Vitæ Fratrum se font l’écho :
‘Un frère, dit-il, se tenait en prière devant son lit. Soudain il vit la bienheureuse Vierge, accompagnée de plusieurs jeunes filles, dont l’une portait l’eau bénite, passer dans le dortoir, en aspergeant les frères et les cellules. Or, elle passa devant la cellule d’un frère sans l’asperger, et celui qui avait cette vision, courut se jeter aux pieds de Notre-Dame, en lui diasant : "Je vous en prie, madame, dites-moi qui vous êtes, et pourquoi vous n’avez pas fait l’aspersion sur ce frère." - "Je suis la Mère de Dieu, lui répondit-elle, je suis venue visiter les frères, et je n’ai pas aspergé celui-là, parce qu’il n’était pas prêt : dites-lui donc de se préparer. J’ai une tendresse toute particulière pour votre Ordre, et, entre autres choses, il m’est très agréable que vous commenciez et que vous finissiez par mes louanges toutes vos actions et tous vos discours. Aussi, j’ai obtenu de mon Fils que personne dans votre Ordre ne puisse rester en état de péché mortel, sans qu’il ne soit bientôt découvert, ou qu’il ne s’en repente promptement, ou qu’il ne soit expulsé, de peur qu’il ne souille mon Ordre514."’Humbert de Romans, dans son Expositio regulæ, décrira ainsi cet attachement de Marie à l’Ordre des prêcheurs, à propos de l’antienne du Salve Regina : "De toutes ces choses et d’autres qui sont écrites dans les Vies des frères, on voit que de cet Ordre, fait pour louer, bénir et prêcher son Fils, elle est la mère particulière, le faisant grandir, le promouvant, le défendant515."
Les différentes sources hagiographiques dominicaines du XIIIesiècle peuvent s’interpréter sous l’angle de la prédication, élément constitutif de l’Ordre des prêcheurs. Une prédication dont on souligne le succès, ce qui suscite l’opposition des maîtres et des clercs, l’Université et le clergé, milieux où recrute le nouvel Ordre, l’opposition des familles, l’opposition et la jalousie du démon qui craint les fruits de conversion qui sont les fruits de cette prédication, ce qui demandera l’aide et la prière particulière des sœurs moniales de l’Ordre et la puissance intercession de la Mère de Dieu.
Vitæ Fratrum, III, 7, p. 105 :"Orationis igitur gratia specialis sancto huic fuit collata a Domino, quam nec cura officii circa fratres nec uiarum laboribus uariis nec aliqua occupatione seu sollicitudine negligebat."
Louis-Jacques BATAILLON, Nicole BERIOU, "G. de Mailly de l’Ordre des des frères prêcheurs", AFP 61 (1991), p. 87 : "Nota de magistro Iordano, a quo cum quereretur quare ita libenter esset in ecclesia, dicebat quod semper non orabat, sed credebat quod Dominus semper existens corporaliter in ecclesia, propter societatem quam ei faciebat ei aliquid daret, et quod non recederet sine aliquo dono."
Epistolæ, p. 15 : "Vale carissima, et ora pro me frequenter et fideliter ad Dominum, quia indigeo propter multiplices defectus meos. Raro enim oro et ideo tuas etiam sorores mone, ut defectum meum suppleant in hac parte."
Epistulæ, p. 41 : "Saluta sorores, filias in Domino dilectas et orare moneas pro scholaribus Parisiensibus, ut Dominus adaperiat corda ipsorum, ut ad conversionem efficiantur faciles, et ii, qui bonæ voluntatis propositum conceperunt, inveniantur in opere efficaces et ad vitam perseveranter proficiant sempiternam.
Sur la dévotion à Marie dans l’Ordre dominicain, voir Laura GAFFURI, "La predicazione domenicana su Maria (il secolo XIII)", dans Gli Studi di Mariologia medievale, bilancio storiografico, Atti del I Convegno Mariologico delle Fondazione Ezio Franceschini con la collaborazione della Biblioteca Palatina e del Dipartimento di storia dell’Universita di Parma, Parma 7-8 novembre 1997, a cura di Clelia Maria Piastra, Turin, 2000, pp. 193-215.
Libellus, 120, p. 81-82 : "Huius predicti fratris Bernardi tam fera vexatio prima fuit occasio, qua permoti antiphonam Salve regina post completorium decantandam instituimus apud Bononiam ; qua de domo eadem per omnem postmodum cepit Lombardie frequentari provinciam, et sic demum in universum ordinem hec pia salutaris invaluit consuetudo. (...) Retulit mihi vir quidam religiosus et fide dignus frequenter se vidisse in spiritu, dum fratres canerent : "Eia ergo advocata nostra", ipsam matrem domini ante filii sui prosterni presentiam et pro totius ordinis conservatione precari."
Vitæ Fratrum, III, 23, pp. 118 : "Erat autem quamplurimum deuotus domine nostre beate Marie, utpote quam sciebat esse sollicitam corca promotionem et custodiam ordinis, cuius eius adiutorio preerat ipse."
Vitæ Fratrum, III, 24, pp. 119 : "Frater inquit quidam stabat semel ante lectulum suum orans et uidit beatam uirginem quibusdam comitatam puellis per dormitorium euntem et aspergentem fratres et cellas eorum, una puellarum aquam benedictam portante. Pertransiuit autem cellam cuiusdam fratris quam aspersit. At qui hec uidebat currens ad pedes domine cecidit dicens, obsecro domina, dic michi que es tu et quare hunc fratrem non aspersisti. Cui illa repondit, Ego sum mater dei et ueni uisitare hos fratres. Istum autem non aspersi, quia non est paratus. Dic ei ut se paret. Diligo quidem speciali amore ordinem tuum, et hoc inter alia multum habeo gratum quod omnia que facitis et dicitis a laude mea incipitis et in ea finitis. Vnde impetravi a filio meo ut nullus in ordine tuo diu possit in mortali persistere quin aut cito peniteat aut cito deprehendatur aut extra prohiciatur ne ordinem fedet."
HUMBERT DE ROMANS, Expositio super constitutiones fratrum prædicatorum, dans Opera de vita regulari, edidit J. J. Berthier, II, Rome, 1956, p. 136 : "Ex iis et aliis multis quæ scripta sunt in Vitis Fratrum, videtur quod illius ordinis, qui est ad laudandum, benedicendum et prædicandum Filium suum, ipsa sit specialis mater, producendo, promovendo, defendendo eumdem."