Les chroniqueurs dominicains du XIIIe siècle se sont accordés pour souligner combien nombreux étaient les frères entrés dans l’Ordre sous l’influence de Jourdain de Saxe. Selon Gérald de Frachet, "parcourant la terre pendant près de vingt ans en-deça de la mer et au-delà, annonçant le Seigneur Jésus-Christ par la parole et l’exemple, il attira plus de mille frères à l’Ordre516."
Il est vrai que dans ses premières années d’existence, l’expansion de l’Ordre fut rapide. La création de nouvelles provinces en témoigne, et il possible dans leur histoire de retrouver des traces du gouvernement de Jourdain à la tête de l’Ordre517. Mais dans cet accroissement de l’Ordre, quel est le rôle exact de sa prédication ? D’autres que lui ont aussi prêché et recruté des novices. Par ailleurs, l’Ordre ne s’est pas développé à partir des seuls centres universitaires. Jourdain de Saxe a surtout prêché en France, en Italie, il a voyagé en Allemagne, en Angleterre, en Terre Sainte. Il est des provinces de l’Ordre, comme celle d’Espagne ou de Hongrie, où il semble qu’il ne soit pas allé, même s’il est possible d’imaginer que des étudiants de ces pays aient étudiés à l’université de Paris ou de Bologne, et que là ils soient entrés dans l’Ordre. Tout cela est possible, mais impossible à prouver. Aussi, si on peut supposer l’influence de la prédication de Jourdain de Saxe réelle dans l’accroissement de l’Ordre, elle demeure difficile à quantifier.
La postérité littéraire de la prédication de Jourdain de Saxe est plus facile à aborder, de par les textes qui demeurent. Une première question est celle de la diffusion des textes des sermons. Une seconde question est celle de l’influence de ces sermons dans d’autres autres textes littéraires, sermons, recueils exemplaires ou intruments de travail à l’usage des prédicateurs.
Les textes des sermons se trouvent tous dans des recueils de reportationes. Il n’existe aucun sermon modèle, ni même une série complète de sermons reportés qui soient attribués à Jourdain de Saxe. La présence de ces sermons dans de tels recueils pose de nombreux problèmes. Tout d’abord, ces reportationes ne mentionnent pas toujours un nom d’auteur. C’est ainsi qu’un manuscrit peut attribuer un sermon à Jourdain, sermon qui se trouve dans une autre reportation sans nom d’auteur. Il est donc possible que ces mêmes manuscrits contiennent d’autres sermons de Jourdain sans qu’il soit possible de les déceler.
Par ailleurs, quelle a pu être l’utilisation de tels recueils ? Ces manuscrits de reportationes, compilés sans ordre apparent, sont généralement de mauvaise qualité Sans doute ont-ils servi d’instrument de prédication pour ceux qui les avaient compilés. Mais qui sont les compilateurs ? Quand et comment ont-ils été utilisés s’ils l’ont été ? Et dans quelle mesure la mauvaise qualité des manuscrits a-t-elle été un frein à cette utilisation ? Plus de textes littéraires, ils ont servi d'aides-mémoire. Peut-on en déduire que la médiocrité du texte était alors de moindre importance ? A nouveau, il est impossible de répondre à ces questions.
La comparaison avec d’autres auteurs dominicains de la même génération pourrait-elle permettre de mieux apprécier la diffusion des sermons de Jourdain de Saxe ? Un dominicain de la même génération, Hugues de Saint-Cher, a laissé de nombreux sermons modèles, qui font sans doute partie de ces instruments de travail auxquels travaillaient les frères dominicains de Saint-Jacques. Mais de sa prédication universitaire ou synodale, il ne reste que quelques sermons, qui se trouvent dans deux manuscrits, l'un d'eux contenant également des sermons de Jourdain de Saxe518. De Jean de Saint-Gilles, qui entra dans l’Ordre des prêcheurs 22 septembre 1230, au milieu du sermon qu’il était en train de faire et qui fut le second prêcheur à avoir une chaire de théologie, il ne reste que cinq sermons519. Très souvent, les sermons, notés à l’audition, se trouvant dans différents recueils du XIIIe ne portent pas de nom d’auteur520. Il existe ainsi une nette distinction entre "recueils destinés à la publication" et "compilations à usage privé521". Certaines collections de sermons modèles ont connu une diffusion importante, dont certaines ont été composées par des prêcheurs de la génération de Jourdain de Saxe, comme Hugues de Saint-Cher ou Pierre de Reims522. Les sermons rédigés après avoir pris en notes à l'audition ont connu une diffusion généralement limitée. Les sermons de Jourdain de Saxe appartiennent à cette seconde catégorie. Aussi ne faut-il pas s'étonner que le témoignage d’une quinzaine d’années de prédication incessante se réduise à dix-sept sermons authentiques. Ils ont connu néanmoins une certaine diffusion, ce dont témoignent le texte d'un de ces sermons se retrouve dans trois manuscrits, et celui d'un autre sermon présent dans deux manuscrits.
L’influence de Jourdain se retrouvera également dans d’autres textes littéraires, littérature hagiographique, recueils exemplaires, instruments de travail pour prédicateurs. Un exemple, qu'on pourrait dire complet, est l’histoire ce jeune homme que Jourdain veut convaincre d’entrer dans l’Ordre. Il lui demande de considérer ses membres, proie du feu éternel. Le premier à rapporter ce récit est Etienne de Bourbon :
‘Maître Jourdain de Saxe, de bonne mémoire, avait essayé vainement, par tous les raisonnements possibles, de convertir un jeune seigneur, qui était le fils d’un puissant comte. Voyant qu’il ne pouvait l’amener par ses discours à mépriser le monde et à revêtir l’habit des frères prêcheurs, chez lesquels il espérait le voir rentrer, il s’avisa tout à coup, frappé de son élégance et du soin qu’il prenait de sa personne, de lui développer cet argument : "Regardez vos membres si délicats, et réfléchissez si ce ne serait pas grand dommage de voir de telles beautés devenir la proie des flammes éternelles !" La vanité fit plus que tout le reste, et à force de creuser cette idée, le jeune mondain prit le parti de se faire religieux523.’Ce même récit se trouve sous une forme un peu différente dans les Vitæ Fratrum 524. Mais il se retrouve aussi dans des œuvres de différents genres littéraires : une chronique, comme celle d’Ambrogio Tægio525, dans un recueil exemplaire, comme le De dono timoris, de Humbert de Romans526, dans un sermon, chez Jean de Montlhery527.
Un autre exemple de postérité d’une prédication de Jourdain de Saxe se trouve dans la Postille de Hugues de Saint-Cher, commentaire de l’Ecriture à l’usage des prédicateurs, qui sera éditée jusqu’au XVIIIe siècle. Commentant la parole de saint Paul (1 Cor. 14, 19) : Sed in ecclesia uolo quinque uerba sensu meo loqui, ut et in alios instruam quam decem milia uerborum in lingua, il écrit : "selon frère Jourdain, maître de l’Ordre, ce qu’il faut croire, soit les articles de foi, ce qu’il faut faire, soit les dix commandements, ce qu’il faut fuir, soit les sept péchés mortels, ce qu’il faut désirer, soit les joies du paradis, ce qu’il faut craindre, soit les supplices de l’enfer528." Ce développement sur ces cinq paroles se trouve en effet dans un sermon de Jourdain de Saxe, prêché pour la fête de saint Thomas529.
Un autre exemple encore se trouve dans le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, qui dit à propos du gallus gallinatius :
‘Du coq-poule. Le coq-poule est selon le Liber rerum un oiseau châtré, que l’Ecriture nomme pepo et que nous appellons communément chapon. On dit que détournés du désir, ils engraissent plus vite. Comme dit le Liber rerum : le coq-poule est engraissé avec les poules, mais jamais il ne les féconde ; il est dans le poulailler avec elles, mais jamais ne les défend. Il ne chante pas ni n’annonce les heures le jour, ni celles de la nuit. Ils ne sont utiles à rien sinon à la cuisine. Leur chair est plus savoureuse que celle des autres volatiles : leur sang est abondant et ils font une nourriture excellente. A ce sujet, Jourdain maître de l’Ordre des frères prêcheurs, de pieuse mémoire, disait dans un sermon - il parlait à des chanoines et au clergé réunis en synode - : Le maître du palais Sobna, disait-il, sera rejeté comme un coq-poule, et où donc ? Nulle part ailleurs que dans la cuisine du diable. Et pourquoi ? Parce qu’il n’engendre ni ne chante. Il n’engendre pas de fils spirituels (et espérons-le, pas de charnels !). Il ne chante pas non plus comme il y est tenu la louange du Seigneur sept fois, sept fois durant le jour selon les canons et les statuts, ni les heures de la nuit. C’est pourquoi ceux qui sont inutiles sont rejetés dans la cuisine du diable, pas pas seulement Sobna, mais quiconque qui se dit clerc ou chanoine sans produire de fruit comme il le devrait530.’Ce sermon est conservé dans le manuscrit d’Amiens :
‘Le Seigneur te fera enlever comme un coq-poule. Le coq est celui qui chante et engendre, comme les simples prêtres dans leurs églises qui chantent les heures et parfois prêchent. Mais les grands sont les chapons qui ne chantent ni ne prêchent ni n’engendrent, car jamais ils n’entrent dans leurs églises ou leurs prébendes531.’Pourtant, la référence à Jourdain se perdra. C'est ainsi que le Speculum naturale de Vincent de Beauvais conserve la comparaison du coq-poule, mais en indique l'auteur par un simple : quidam532.
La postérité littéraire de Jourdain est ainsi bien réelle, mais elle est dispersée et ne correspond à aucune volonté systématique de conservation. Sans doute cette dispersion elle-même est l'indice le meilleur d’une certaine postérité de la prédication de Jourdain de Saxe.
GERALD DE FRACHET, Vitæ Fratrum ordinis Prædicatorum, éd. Benedictus Maria Reichert, MOPH I, Louvain, 1896, III, 4, p. 102 : "Post predicando discurrens per orbem fere uiginti annis citra mare et ultra uerbo et exemplo annuntians dominum Ihesum Christum plus quam mille traxit ad ordinem."
A propos des provinces de l’Ordre, voir Simon TUGWELL, "The evolution of dominican structures of government", AFP 69 (1999), pp. 6-69, 70 (2000), pp. 5-110.
Pour les sermons de Hugues de Saint-Cher, voir Bernard HODEL, "Les sermons reportés de Hugues de Saint-Cher", dans Hugues de Saint-Cher exégète et théologien, à paraître.
Marie-Madeleine DAVY, Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231. Contribution à l’histoire de la prédication médiévale, Paris, 1931, pp. 133-136. Il existe une reportatio de ce sermon, édité par DAVY, p. 271-276. M.-M. Davy cite QUETIF et ECHARD, Scriptores Ordinis Prædicatorum, I., Paris, 1719, p. 100, qui prétendent que Jean de Saint-Gilles demanda et reçut l’habit des mains de Jourdain de Saxe, ce qu’ils semblent déduire de la chronique de Nicolas Trevet qui raconte que cette entrée eut lieu du temps de Jourdain de Saxe, sans mentionner qu’il soit présent.
Voir les descriptions de ces différents manuscrits, Nicole BERIOU, L’avènement des maîtres de la Parole, la prédication à Paris au XIII e siècle, II, Paris, 1998, pp. 655-741.
Ces deux expressions sont de Nicole Bériou. "Les sermons latins après 1200", dans Beverley KIENZLE Mayne dir., The sermon, Typologie des sources du Moyen Age Occidental, Turhout, 2000, pp. 405-410.
Sur les sermons modèles composés par les frères au XIIIe siècle, voir David L. D’AVRAY, The preaching of the Friars, sermons diffused from Paris before 1300, Oxford, 1985.
ETIENNE DE BOURBON, Tractatus de diversis materiis predicabilibus, dans Albert Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d’Etienne de Bourbon, Paris, 1877, pp. 29-30 : "Item, cum magister Jordanus, bone memorie, dixisset multa ad convertendum quemdam nobilem, comitis filium, et videret quod non posset eum movere ad contemptum mundi et introitum ordinis per verba sua, cum ille cui loquebatur esset juvenis speciosissimus, rogavit illum quod, cum respiceret membra sua, semper cogitaret quod magnum dampnum esset si tam pulcra membra essent pabulum incendii eterni. Qui cum hoc idem sepe faceret, ad illa verba creditur fuisse ad ordinis introitum inductus."
Cet exemplum se trouve également dans une traduction allemande du XVe siècle qui a été tiré du Tractatus, Summa bonorum : eine deutsche Exempelsammlung aus dem 15. Jahrhundert nach Stephan von Bourbon ; Edition und Untersuchung / hrsg. von Suzanne Baumgarte, Berlin, 1999, p. 180.
Vitæ Fratrum, IV, 12, 3, pp. 179-180.
Ambrogio TÆGIO, Chronica brevis ordinis prædicatorum, ASOP XVIII (1927-8), p. 684 : "Per idem tempus cum magister Iordanus persuaderet cuidam iuveni nobili et pulcherrimo Ordinis ingressum illumque minus ad hoc præparatum inveniret, in fine verborum dixit ei : Rogo te ut statim hoc facias amore Dei ut manus tuas aliaque pulchra membra tua (contemnas), recogitans quantum erit damnum si erunt æterni ignis pabulum. Quod ille faciens ex hoc dicitur ad ingressum Ordinis motus fuisse, seipsum propter Deum contemnens."
HUMBERT DE ROMANS, De dono timoris, Fribourg, Bibliothèque Cantonale et Universitaire, ms. L 36, f. 81rb-81va : "Dicitur etiam quo cum magister Iordanus persuaderet cuidam iuueni nobili et pulcerrimo ingressum ordinis et illum nimis durum inueniret, dixit ei n fine uerborum : "Rogo te ut saltim hoc facias amore mei, scilicet ut quando respicies itad manus tuas et alia pulcherrima membra tua, recognosces quantum dampnum erit si ista membra tua futura sint pabulum ignis eterni." Quod ille faciens, ex hoc dicitur motus postea ad ordinis ingressum se ipsum contemnens ; nec mirum. Quis enim debeat curare de se uel de aliquo alio si debeat in fine tradi tormentis ? Ideo Eccle. 11 : Et si multis annis vixerit homo et in hiis omnibus letus fuerit, meminisse debet tenebrosi temporis et dierum multorum qui cum ueniunt uanitatis arguentur preterita."
Paris, BnF. lat. 14955, f. 140vb-141ra : "Quidam frater ordinis nostri qui uocatus est frater Iordanus predicabat cuidam iuueni nobili et pulcherrimo, persuadebat ei ingressum religionis. Post multa verba inuenit ipsum multum durum. In fine uerborum dixit ei : Rogo te ut unum facias pro me, scilicet ut respicias membra tua ita pulcra et manus pulcras et cogita quantum malum erit si manus iste tam pulcre fiant pabulum ignis infernalis. Ille ruminauit uerbum illud in corde et cogitauit et recogitauit et compunctus est et intrauit religionem."
HUGUES DE SAINT-CHER, In epistulas omnes D. Pauli, Venise, 1600, p. 113ra : "Secundum fratrem Iordanem magistrum ordinis, qui credendum, scilicet duodecim articuli fidei, quid faciendum, scilicet decem præcepta decalogi, quid fugiendum, scilicet septem peccata mortalia, quid appetendum, scilicet gaudia paradisi, quid timendum, scilicet supplicia inferni."
Sermon 12.
THOMAS DE CANTIMPRE, Liber de Natura Rerum, editio princeps secundum codices manuscriptos, éd. H. Bœse, Berlin-New-York, 1973, pp. 207-208 : "Gallus gallinacius avis est, ut dicit Liber rerum, testiculis viduatus, quem scriptura peponem nominat, nos vero vulgariter caponem. Dicuntur autem, quia libidine arcentur, citius impinguari. Ut dicit Experimentator, gallus gallinacius cum gallinis impinguatur, sed nequaquam eos impregnando fecundat ; cum eis pascitur, sed nequaquam eas defendit. Non cantat neque horas diei vel noctis discutit. Hii ad nichil aliud utiles sunt quam ad coquinam. Carnes enim validiores habent omnibus volatilibus : generant enim bonum sanguinem et optimum nutrimentum. Super hoc pie memorie Iordanis magister ordinis fratrum predicatorum in quodam sermone dixit - loquebatur quidem ad canonicos et clerum in synodo : Transferetur, inquit, Sobna scriba sicut gallus gallinacius, et ubi ? Ad nullum utique alium locum nisi ad coquinam dyaboli. Et quare ? Quia non generat neque cantat. Non generat filios spirituales, et utinam nec carnales. Non cantat sicut quidem tenetur septies laudem in die secundum canonicas et statutas septem diei vel noctis horas. Et ideo ad nichil aliud utiles in infernum ad coquinam dyaboli transferetur non Sobna tantum, sed omnis qui sine debito fructu se clericum vel canonicum profitetur."
Sermon 2b : "Asportari te faciet Dominus quasi gallum gallinatium Est enim gallus qui et cantat et generat, ut simplices sacerdotes in ecclesiis suis, qui cantant horas et aliquando predicant. Set magni sunt gallinatius, qui nec cantant nec predicant uel generant, quia numquam etiam ecclesias suas uel prebendas intrant.. Set magni sunt gallinarius qui nec cantant, nec predicant uel generant, quia numquam ecclesias suas uel prebendas intrant. La même image se trouve dans le sermon 17, qui est également un sermon synodal : Prepositus non respondit, et dixit Dominus : Expellam te de statione tua, et faciam te asportari sicut asportatur gallus gallinatius. Per hunc gallum notatur prelatus inutilis, qui gallinatius est ad generandum filios spirituales, set non carnales."
Bruno ROY, "La trente-sixième main : Vincent de Beauvais et Thomas de Cantimpré", dans Vincent de Beauvais : intentions et réceptions d’une œuvre encyclopédique au Moyen Age, Monique Paulmier-Foucart, Serge Lusignan, Alain Nadeau, Bellarmin, Montréal, 1990, p. 248.