La modeste postérité littéraire de Jourdain ne serait-elle pas le signe que sa véritable postérité se trouve ailleurs ? Et que paradoxalement, cette postérité véritable s’est accompagnée de l’oubli de la lettre de ses sermons ? Lorsque les dominicains, à la suite d’Etienne de Salanhac, commencèrent à établir des catalogues des hommes illustres de l’Ordre des prêcheurs, ils ne manquèrent pas de citer Jourdain, et de mentionner les écrits qu'ils pouvaient en connaître. Etienne de Salanhac ne consacre que quelques lignes à Jourdain, qu’il cite parmi les predicatores gratiosi et famosi, et se contente de renvoyer aux Vitæ Fratrum et au Libellus de Jourdain lui-même533. Les catalogues suivants sembleront davantage s’intéresser à la seule postérité littéraire des frères. Ainsi Laurent Pignon cite Jourdain deux fois, dans le Catalogus fratrum qui fuerunt magistri ordinis, et il précise là que Jourdain fut bachalaureus in theologia 534, puis dans le Catalogus fratrum qui claruerunt doctrina, où il mentionne le commentaire de l’Apocalypse de Jourdain, celui sur Priscien, écrit par Jourdain avant son entrée dans l'Ordre, et son commentaire de l’Evangile de saint Luc535. Les catalogues de Stams536 et de Uppsala537 citeront les mêmes ouvrages de Jourdain.
Mais que signifier le fait de citer ce commentaire, s'est vrai qu'il n'est pas de Jourdain de Saxe, ainsi que l'affirme le P. Gauthier :
‘Il faut barrer de la liste des œuvres du Bx Jourdain de Saxe les Notule super Priscianum minorem, qui ne lui ont été attribués que par confusion avec son homonyme, le maître des années 1240-1250, et du coup il faut aussi supprimer de la vie du Bienheureux la carrière de maître ès arts qu'on lui avait inventée au vu de cette œuvre538.’Mais une hésitation demeure au coeur même de ces catalogues, qui ne font pas que citer les œuvres de Jourdain, mais mentionnent également l’efficacité de sa prédication et de son activité apostolique. Un exemple se trouve dans le Liber de viris illustribus ordinis prædicatorum de Jean Meyer :
‘Jourdain le Theutonique, né en Saxe. Il fut le premier à succéder au fondateur de l’Ordre des prêcheurs, saint Dominique, tant dans le gouvernement que dans l’émulation à la justice et à la droiture, parfait imitateur de l’intention et de la ferveur religieuse paternelle. Aimé de Dieu et des hommes, il chercha le bien des siens, et augmenta la gloire de son Ordre, l’aggrandissant en province, en couvents, et dans une multitude de personnes les meilleures. Nombreux sont ceux qui surpassant les autres par la naissance ou la dignité, riches de possessions et de bénéfices, maîtres nombreux de différentes sciences, innombrables fins jeunes gens et écoliers lettrés, touchés par l’éloquence melliflue de sa parole, quittèrent tout à cause du Christ et de l’Evangile, et rejoignirent l’Ordre des prêcheurs. Il écrivit sur Luc, sur l’Apocalypse, sur Priscien mineur et un livre sur le début de l’Ordre des prêcheurs539.’L’insistance à toujours rappeler quelle fut la prédication de Jourdain de Saxe et combien elle fut efficace, alors même que l’on cherche à établir des catalogues des œuvres des prêcheurs, est sans doute l’indication de la véritable postérité de Jourdain. Ne serait-ce pas plutôt la figure du prédicateur qui aurait été retenue ? Serait-elle d’autant plus importante du fait que Jourdain ait été pendant une quinzaine d’années à la tête de l’Ordre ? Aucun autre frère prêcheur des premières années de l’Ordre ne semble avoir joui d’une telle notoriété, maître de l’Ordre ou pas. Ceux qui lui succéderont ne susciteront pas une littérature si abondante. Ils auront pourtant une importance toute aussi grande dans l’accroissement et l’affermissement de l’Ordre, comme le rappelle Galvano Fiamma, en rapportant une vision de Réginald d’Orléans :
‘Réginald d’Orléans, alors qu’il était en prière au couvent de Bologne, aurait entendu une voix qui disait par trois fois : Dirigimur. Alors qu’il cherchait dans la prière à comprendre ce que cela signifiait, la même voix lui répondit : tant que les maîtres de l’Ordre suivront l’ordre des lettres de ce mot, l’Ordre ira bien. Puis l’Ordre se mettra à décroître .En voici le sens : D était pour Dominique, I pour Jourdain de Saxe, R pour Raymond de Pennafort, I pour Jean le Theutonique, G pour Humbert de Romans - Humbertus, appelé aussi Gumbertus - I pour Jean de Verceil, M pour Muño de Zamora. Puis vint Etienne de Besançon et l’Ordre commença à décroître540.’Jourdain reste dans l’Ordre des prêcheurs l’image de la figure du prédicateur de la première génération dominicaine. Et c’est cette image de prédicateur qui fera oublier la lettre de sa prédication. Plus encore, il s’agit de l’image du saint prédicateur, une sainteté dont l’originalité, selon la définition qu’en donne André Vauchez, "tient au fait que la recherche du mérite demeure toujours subordonnée à l’amour du prochain. Tout s’organise autour de l’apostolat et du désir de gagner des âmes à Dieu, qui est au cœur de leur vocation541." Enfin, il s’agit d’un prédicateur en milieu scolaire, ce qui est d’autant plus important pour un Ordre qui se consacrera à l’étude de la Vérité et occupera une place importante dans l’histoire de l’Université.
ETIENNE DE SALANHAC, BERNARD GUI, De quatuor in quibus Deus Prædicatorum ordinem insignavit, éd. Thomas Kaeppeli, MOPH XXII, Rome, 1949, p. 158 : "De beato patre fratre Iordane, dignissimo beati Dominici successore, qualis et quantus fuerit, scribitur in Vitis Fratrum lib. III per totum. De fratre Henrico Theutonico, primo priore Coloniensi, quem sancte memorie fr. Iordanis describit in libello suo multa morum prefulgidum honestate. De fratre Leone qui successit eidem fratri Henrico in prioratu Coloniensi, qui ambo cum prefato patre Iordane Parisius in die cinerum pariter ordinem intraverunt anno gratie Christi MCCXIX, require in predicto libro quam plura laude et gratiarum actione digna et devotione melliflua."
LAURENT PIGNON, Catalogi et chronica, accedunt catalogi Stamsensis et Upsalensis scriptorum O.P., éd. G. Meersseman, MOPH XVIII, Rome, 1936, p. 14 : "Fr. Iordanis, natione Theutonicus, bachalaureus in theologia, præfuit annis quidecim."
Op. cit., p. 21 : "Fr. Iordanis, natione Theutonicus, magister in theologia, scripsit postillam super apocalipsim, et super Priscianum minorem et legit evangelium [Lucæ] Parisiis fratribus postea ibidem."
Op. cit., p. 57 : "Fr. Iordanus, natione Theutonicus, secundus magister Ordinis, scripsit postillam super apocalipsim, item super Priscianum minorem."
Op. cit., p. 69 : "Fr. Iordanis, natione Saxo, villa que dicitur Dalem, magister Ordinis secundus, scripsit postillam super apocalypsim ; item libellum de fratribus Ordinis primitivis."
GAUTHIER René Antoine, "Notes sur les débuts (1225-1240) du premier Averroïsme", Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 66 (1982), pp. 372-373.
Johannes MEYER, Liber de Viris Illustribus Ordinis Prædicatorum, éd. Paulus von Loë, QF 12, Leipzig, 1918, p. 26 : "Jordanus Theutonicus de Saxonia oriundus. Hic primo ordinis prædicatorum fundatori sancto Dominico, non tam amministracione regiminis, quam emulacione iusticie et rectitudinis successit, intencionis ac religionis fervorisque paterni factus perfectissimus imitator. Qui, dilectus Deo et hominibus, quesivit bona gentis sue et dilatavit gloriam ordinis sui, amplificans eum in provinciis, in conventibus et in optimarum multitudine personarum. Nam multi natalibus et dignitatibus preeminentes, plurimi possessionibus et beneficiis locupletes, plerique diversarum scienciarum magistri et doctores aliique innumeri delicati iuvenes et literati scolares ad sermonum eius mellifluum eloquium compuncti, omnia propter Christum et ewangelium relinquentes, predicatorum ordinem assumpserunt. Scripsit super Lucam, super Apocalypsin, super Priscianum minorem et librum de inicio ordinis predicatorum."
Gundisalvo ODETTO, "La Cronaca maggiore dell’Ordine domenicano di Galvano Fiamma", AFP 10 (1940), p. 354 : "Ex cronica fr. Galvanei. Cum oraret fr. Reginaldus, Bononie existens, pro ordinis conservatione, vocem audire meruit ita dicentem : "Dirigimur, dirigimur, dirigimur". Qui territus ex huiusmodi vocabulo iterum oravit, quid sibi verba ista ter replicata. Cui dictum est : Quamdiu ordinis predicatorum magistri generales secundum huius dictionis "Dirigimur" initiales literas habebunt, in bono statu erit [ordo ] ; quando autem litere cespitabunt, ordo decrescere incipiet. Est ergo sensus : D. Dominicus, I. Iordanus, R. Raymundus, I. Ioannes Theutonicus, G. Gumbertus - ita enim tunc vocabatur, quamvis nunc dicamus : Umbertus - I. Ioannes Vercellensis, M. Munio Hyspanus. Post hunc secutus est Stephanus et hic cespitavit oraculum et ordo declinare cepit."
André VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age, édition revue et mise à jour, Rome, 1988, p. 394.