Selon l'expression des constitutions primitives, l'Ordre des Prêcheurs "a été institué spécialement, dès le début, pour la prédication et le salut des âmes542." Il est pourtant difficile de cerner ce que fut la prédication de la première génération dominicaine. Il n'est pas question ici des instruments de travail que constitueront très rapidement les frères, qu'il s'agisse des séries de sermons modèles ou des commentaires de l'Ecriture, - ce qui sera par exemple réalisé à Saint-Jacques sous la direction de Hugues de Saint-Cher -, mais des sermons tels qu'ils ont été prêchés, notés à l'audition et mis par écrit.
La dispersion des sources en rend l'accès difficile. Les sermons des frères se trouvent généralement parmi d'autres dans des compilations à usage privé. Très souvent, aucun nom d'auteur n'est mentionné et le seul texte ne permet pas toujours de distinguer le sermon d'un prêcheur du sermon d'un mineur ou d'un maître. Ce n'est que plus tard, aux environs de 1240, qu'apparaîtront les thèses théologiques qui représentent un courant spécifique dominicain543. Elles devraient dès lors se retrouver dans la prédication des frères et ainsi permettre, à défaut de retrouver l'auteur d'un sermon, de discerner à quel Ordre appartenait le prédicateur.
Si donc la première prédication de l'Ordre n'a rien de très original dans les thèmes qu'elle développe comme dans la façon de les traiter, elle est néanmoins l'expression de la grâce des origines et c'est à ce titre qu'elle mérite d'être étudiée. La prédication de Jourdain de Saxe est importante à des multiples titres. Elle témoigne tout d'abord de l'implantation du jeune Ordre des Prêcheurs au coeur de l'université parisienne, et plus largement encore dans les différents centres d'études de la chrétienté du second quart du XIIIe siècle. De plus, le succès qu'elle a rencontré parmi les étudiants, et en particulier auprès de ceux de la faculté des Arts, a permis un important accroissement de l'Ordre. Si la lettre de ces prédications a connu une diffusion qui semble limitée, Jourdain de Saxe est demeuré dans son Ordre comme une figure particulière de prédicateur.
Sans doute, tout n'est-il pas dit de la grâce des origines de l'Ordre, ni même de la première prédication dominicaine. Les écoles sont un contexte bien particulier ; l'Ordre s'est aussi développé ailleurs, la prédication des frères a pris d'autres formes, par exemple dans la poursuite de l'hérésie. Certains frères, comme Roland de Crémone, ont passé de l'enseignement magistral à la prédication en terre albigeoise544.
Il reste un mot à dire sur l'édition des sermons. Selon les directives définies par Nicole Bériou, il serait illusoire de rechercher une "perfection que l'on risque de ne jamais pouvoir atteindre545" :
‘Il est urgent d'enrichir la base documentaire par des éditions correctes, faites selon des normes clairement exposées et honnêtement respectées, afin de rendre accessibles les textes sans lesquels nul ne poura prétendre faire œuvre solide dans le domaine encore neuf et riche de promesses de la prédication médiévale546.’L'étude des sermons reportés de Jourdain de Saxe que propose cette étude espère présenter un état correct du texte. Certaines améliorations pourraient être amenées, par exemple quant à la recherche et l'identification des autorités citées.
Enfin, cette édition n'épuise pas le sujet, mais se veut davantage une base de travail qui devrait permettre de retrouver et d'authentifier de nouveaux sermons. A partir des reportations qui étaient attribuées à Jourdain de Saxe dans certains manuscrits, il a été possible d'authentifier des reportations parallèles qui se trouvaient anonymes dans d'autres manuscrits. Il a été également possible de présenter certains indices qui permettent d'attribuer, quoique de façon moins certaine, d'autres reportations à Jourdain de Saxe. Seule la découverte de nouveaux manuscrits qui contiendraient de nouvelles reportations de ces sermons probables nommément attribuées à Jourdain de Saxe permettra d'en confirmer l'authenticité. Les recueils de sermons du XIIIe siècle sont nombreux, ne sont pas toujours décrits ou même connus. Le nombre des sermons de Jourdain pourrait encore s'accroître.
A.H. THOMAS, De oudste Constituties van de Dominicanen, Louvain, 1965, p. 311 : Cum ordo noster specialiter ob predicationem et animarum salutem ab initio noscatur institutus fuisse.
Sur les premières années de l'Ordre du point de vue intellectuel, voir Louis Jacques BATAILLON, "L’activité intellectuelle des Dominicains de la première génération", dans Lector et compilator, Vincent de Beauvais, frère prêcheur, un intellectuel et son milieu au XIII e siècle, sous la direction de Serge Lusignan et Monique Paulmier-Foucart avec la collaboration de Marie-Christine Duchenne, Nancy, 1997, pp. 9-19.
GUILLAUME PELHISSON, Chronique (1229-1244), suivie du récit des troubles d'Albi, éd. Jean Duvernoy, Paris, 1994, p 40-42 : "Legebat ibi tunc temporis Theologiam magister Rotlandus, qui venerat de Parisius, ubi fuerat magister in Theologia cathedralis. Quadam autem die, cum predicaret quidam Frater noster, dixit in sermone suo quod heretici manebant in villa, et faciebant ibi sua consilia et hereses seminabant. Quod audientes homines de villa multum fuerunt inde perturbati et commoti. Unde consules ville vocaverunt priorem ad domum communem, precipientes ei quod diceret Fratribus quod de cetero non attemptarent talia predicare, et valde pro malo haberent, si diceretur quod heretici essent ibi, cum nullus, ut ipsi asserebant, inter eos esset talis. Hec et similia intulerunt. Tunc magister Rotlandus, hoc audito a priore, respondit et dixit : "Certe nunc oportet quod nos magis ac magis contra hereticos et eorum credentes predicemus." Quod fecit et alii similiter viriliter et potenter."
Nicole BERIOU, "Les sermons latin après 1200", dans The sermon, éd. Beverley Mayne Kienzle, Typologie des sources du Moyen Age occidental, Turnhout, 2000, p. 441.
Ibid.