I.2. Repenser les théories classiques du développement conceptuel ?

I.2.1. Notion de “décalage horizontal”

Dans l’exemple du problème de l’inclusion de classes que nous venons de présenter, Piaget et Inhelder (1991) ont relevé que les enfants du même âge n’obtenaient pas les mêmes performances avec du matériel géométrique qu’avec du matériel plus concret représentant des animaux, les performances des enfants étant moins bonnes dans ce dernier cas. Le fait que les enfants se situent à un niveau donné pour certaines tâches et à un niveau plus élevé (ou inférieur) pour d’autres, alors qu’elles relèvent toutes de la mise en oeuvre des mêmes mécanismes, est identifié par le terme de décalage horizontal dans les études piagétiennes.

Ce phénomène de décalage horizontal n’est pas l’apanage du processus de la construction taxonomique des connaissances sémantiques et a été rencontré dans de nombreuses études. Bien que nous portions uniquement notre attention, dans cette thèse, sur la question du développement des connaissances conceptuelles et de leur organisation, il faut préciser que de nombreux auteurs contemporains de Piaget, rapportés par Thomas et Michel (1994) ont relevé de tels phénomènes. Par exemple au cours de travaux portant sur la permanence de l’objet (Bower, 1977), sur la perception des formes (Fantz, 1961), à propos de l’égocentrisme (Bruner, 1964), des phénomènes de décentration (Hughes, 1975) ou bien encore au sujet de la conservation (Gelman & Gallistel, 1978). Malgré l’identification de ces phénomènes, les théories piagétiennes leur ont porté très peu d’intérêt.

Quelques pistes explicatives sont néanmoins fournies par les théories néopiagétiennes qui tentent, depuis ces dernières décennies, d’intégrer la théorie piagétienne à d’autres courants théoriques (apprentissage, traitement de l’information, approche socio-historique...) tout en préservant certains des postulats piagétiens essentiels. On peut, à titre d’exemple, citer le modèle de Case (1985, 1987) qui, tout comme Piaget, décrit le développement de l’enfant comme un franchissement de stades successifs, mais qui modifie cette notion en proposant l’existence de sous-stades de développement à l’intérieur de chaque stade. Cet aménagement permettrait de rendre compte, a posteriori, des effets de décalages. À chacun de ces sous-stades, le même processus global serait appliqué à de nouveaux objets et situations ; les phénomènes de décalage seraient la manifestation de la réalisation incomplète d’un processus cognitif complexe avant d’avoir atteint le dernier sous-stade. Une autre particularité intéressante de ce modèle est l’organisation récursive ou cyclique de ces sous-stades (le dernier sous-stade d’un stade est confondu avec le premier du stade suivant), rendant ainsi moins abrupte le passage d’un stade au l’autre. Dans son ouvrage de 1992, Olivier Houdé présente, entre autres, les modèles proposés par Pascual-Léone (1988) et Halford (1982, 1988). Ces auteurs proposent une autre façon d’expliquer les phénomènes de décalages horizontaux. Selon eux, les décalages pourraient provenir du fait que les enfants, bien que possédant le schéma d’inclusion (par exemple), ne pourraient pas mettre en oeuvre de façon systématique la stratégie attentionnelle nécessaire à l’inhibition des schèmes dangereux (c’est-à-dire co-occurrents et moins élaborés), l’activation de ces derniers étant suscitée par les aspects plus ou moins prégnants du contexte. C’est cette notion de contexte que Fisher (1980) propose, lui aussi, dans son modèle, en donnant un large rôle aux expériences environnementales vécues par l’enfant. Ce “support environnemental” du développement cognitif de l’enfant pourrait jouer, selon lui, un rôle à la fois sur le niveau des aptitudes acquises par les enfants et sur celui de l’ordre de cette acquisition.

Ces théoriciens postulent donc qu’il est possible de concilier l’idée d’une régularité et d’une universalité du développement de l’enfant malgré l’observation de variabilités intra- et inter-sujets. Bien que ces aménagements néopiagétiens semblent pertinents, ceux-ci restent impuissants à expliquer la manifestation précoce de compétences catégorielles chez de très jeunes enfants. Après avoir illustré ces capacités, nous exposerons des conceptions radicalement nouvelles par rapport aux théories classiques.