I.2.2. Précocité des compétences de catégorisation chez l’enfant

Dès 1940, travaillant auprès d’enfants de 3 ans et demi à 7 ans, Welch et Long ont rapporté que ces enfants étaient en mesure d’utiliser des connaissances relevant de différents niveaux au sein d’une classification hiérarchique (ces auteurs démontraient que ces enfants savaient parfois dire qu’un chien était un animal ou bien qu’une dame était une personne), s’ils étaient invités à justifier leurs réponses. Cette recherche fut une des premières à mettre en doute les assertions des théories classiques et fut ensuite suivie d’études démontrant l’existence de niveaux de compétences conjoints chez un même enfant face à un problème donné ; l’enfant décidant alors consciemment d’appliquer l’une ou l’autre de ces stratégies. Smiley et Brown (1979, cité par Siegler, 2001) ont rapporté, conformément aux résultats des études piagétiennes, que les enfants réalisent préférentiellement des assemblages thématiques plutôt que taxonomiques dans une tâche de classification (ils mettent ensemble un chien et une balle plutôt qu’un chien et un ours). Les études classiques auraient conclu à l’incapacité de ces enfants à penser les relations catégorielles entre les éléments, mais ces auteurs ont démontré que les enfants possédaient les concepts pertinents pour réussir les épreuves mais qu’ils choisissaient volontairement de ne pas les appliquer dans cette situation particulière. Dans cette épreuve, ils justifiaient leurs choix en disant qu’ils trouvaient leurs rassemblements “plus intéressants”. Ceci montre que si la compétence est présente, elle ne fait pas pour autant l’objet d’une utilisation préférentielle. Cole et Scribner (1974, cité par Siegler, 2001) ont rapporté des résultats similaires avec les enfants d’une tribu africaine. Les expérimentateurs parvenaient à obtenir d’eux des classements taxonomiques plutôt que thématiques en leur demandant comment un individu idiot procéderait s’il devait répondre à la tâche !

Depuis, de nombreuses études basées sur des paradigmes adaptés à des populations d’enfants très jeunes ont permis de mettre à jour des compétences cognitives dans le domaine de la catégorisation jusque-là insoupçonnées. La quantité de démonstrations convaincantes de la compétence précoce des enfants est trop élevée pour être décrite ici en détail. Nous fixerons donc notre attention exclusivement sur les travaux portant sur les capacités de catégorisation des jeunes enfants et plus particulièrement sur les travaux réalisés à partir de matériel renvoyant à des connaissances sur des objets réels plutôt qu’à des figures géométriques2, les enfants étant particulièrement sensibles à la nature abstraite ou concrète des stimuli (Younger, 1990).

La présentation de ces études nous permettra de démontrer (1) que les jeunes enfants sont précocement capables de créer des catégories regroupant différents objets du monde, (2) qu’ils sont en mesure de les différencier à un niveau plus ou moins général (chien versus chat mais aussi à un niveau supérieur animaux versus artefacts) (3) et que dès leur plus jeune âge, il est possible d’observer des modes d’organisation des connaissances différents pour le domaine des animaux et pour celui des artefacts.

La procédure d’habituation est une des techniques classiquement utilisées afin de tester les capacités de catégorisation chez les jeunes enfants. Il s’agit de les placer devant un écran sur lequel est présenté successivement une série de dessins. Au cours de cette première phase, une mesure des temps de fixation de chacun des items et parfois du rythme de succions est effectuée (une tétine reliée à un capteur de pression mesure la force et le nombre de succion par unité de temps). Ces mesures permettent d’évaluer le niveau d’intérêt de l’enfant : une diminution progressive des temps de fixation et de l’activité de succion non nutritive signifie une habituation de l’enfant aux stimuli. Dans la deuxième phase de l’expérience, sans qu’il y ait modification du rythme de présentation, un nouveau dessin variant sur une dimension par rapport aux autres est présenté. Une augmentation des temps de fixation et de l’activité de succion traduit un regain d’intérêt et révèle la sensibilité de l’enfant à la dimension manipulée entre les dessins de la phase d’habituation et celui de la phase test. Une variante de cette méthode consiste à présenter à l’enfant des dessins par paires après la phase d’habituation. Au cours de la phase test, un dessin partageant les mêmes caractéristiques que ceux ayant provoqué l’habituation est alors présenté simultanément avec un dessin d’une autre catégorie. La préférence visuelle entre les deux dessins est alors évaluée. À la différence des épreuves de classification utilisées dans les études piagétiennes, celles-ci ne nécessitent pas l’intervention du langage puisque aucune consigne n’est donnée à l’enfant et ces méthodes peuvent être proposées à des enfants très jeunes.

Ainsi, les travaux menés avec ce paradigme ont permis de démontrer que les enfants âgés de 5 à 9 mois ont une représentation mentale de différentes espèces animales. Après avoir observé une déshabituation des enfants au cours de la présentation de dessins représentant une même espèce, tous ces auteurs ont observé un regain d’intérêt à la présentation d’autres espèces animales (Colombo O’Brien, Mitchell, Roberts & Horowitz, 1987 ; Roberts, 1988 ; Quinn, Eimas & Rosenkrantz, 1993). Eimas et Quinn (1994) ont démontré que les enfants plus jeunes (dès 3 mois) étaient également sensibles à cette organisation. À cet âge, ils sont en effet capables de différencier les catégories des chevaux, des girafes, des zèbres et des chats. Les enfants de cet âge sont également capables de distinguer des espèces animales qui sont perceptivement proches, telles que celles des chiens et des chats par exemple (Quinn & Eimas, 1996)3.

Les travaux de Behl-Chadha (1996) confirment cette capacité à différencier différentes espèces animales plus ou moins semblables au niveau perceptif, et montrent que les enfants sont également en mesure de créer ces catégories pour le domaine des artefacts. En effet, des enfants de 3 mois construisent une représentation de la catégorie des chaises, celle-ci excluant les lits, les divans et les tables.

Mais les jeunes enfants sont également capables de construire des catégories plus générales. Par exemple, Bauer et Mandler (1989) montrent que des enfants de 19, 25 et 31 mois distinguent les animaux des artefacts. Cette capacité à construire des concepts dont la maîtrise est caractéristique des enfants plus âgés a été testé par une méthode de choix forcé. On présente à l’enfant un premier dessin puis deux autres et il a pour consigne de choisir parmi les deux derniers dessins présentés celui qui va le mieux avec le premier. Ces expérimentateurs ont proposé deux conditions expérimentales (que nous nommerons A et B) faisant intervenir des catégories plus ou moins générales pour le domaine des animaux comme pour celui des artefacts. Par exemple, dans la condition A et pour le domaine des artefacts, un premier dessin de brosse à dents était présenté puis l’enfant avait le choix de l’associer soit avec une autre brosse à dents, soit avec un tube de dentifrice. Dans la condition B et toujours pour le même domaine, un dessin représentant une chaise était présenté puis le choix était proposé entre une table et une personne. Un des résultats majeurs de cette expérience est que les enfants préfèrent réunir des objets d’après les liens catégoriels plutôt que d’après les liens thématiques, et ceci est vrai pour toutes les classes d’âge. Cependant, cette étude a permis de souligner qu’ils sont tout de même sensibles au niveau d’abstraction de cette catégorie. Les enfants réalisaient, en effet, une plus grande proportion d’associations catégorielles dans la condition A que dans la condition B (où la catégorie est plus abstraite), et ce quel que soit leur âge. En effet, pour la condition A, les enfants de 19 mois réalisent 85 % d’associations catégorielles, les enfants de 25 mois en font 94 %, ceux de 31 mois 97 % alors que pour la condition B, ces classes d’âge n’obtiennent respectivement que 91.81 et 93 %.

En revanche, concernant la question de la construction de connaissances à des niveaux intermédiaires, Roberts et Cuff (1989) ont révélé l’incapacité des enfants du même âge à opérer des groupements catégoriels tels que mammifères ou oiseaux. Après une période d’habituation provoquée par la présentation de photographies de mammifères, les enfants réagissent en effet à la présentation de moyens de transport mais pas à celle d’oiseaux. Cependant, à l’inverse, Behl-Chadha (1996) rapporte cette capacité chez des enfants très jeunes : dès 3 mois, les enfants parviendraient à catégoriser des mammifères, en excluant évidemment les exemplaires de la catégorie des meubles mais aussi ceux d’autres catégories d’animaux telles que les oiseaux ou les poissons.

Ainsi, dès 3 mois, les enfants sont en mesure d’organiser les objets du monde qui les entoure en catégories correspondant à des niveaux d’abstraction plus ou moins élevés. Même si la capacité des enfants à construire des représentations aux niveaux intermédiaires n’est pas reconnue par tous, l’idée est communément admise que les enfants possèdent ce que nous dénommerons des concepts de base (kind concepts) et des concepts de domaine (domain concepts) (Boyer, Bedoin & Honoré, 2000). Les concepts de base sont contenus au niveau de catégorisation pour lequel la similarité visuelle entre les catégories est minimale alors que la similarité à l’intérieur des classes est maximale4. C’est par exemple le niveau des catégories chats, chiens, téléphones, tables... Alors que le niveau des concepts de domaine correspond au niveau supérieur, avec des catégories plus abstraites telles que le domaine des animaux, des artefacts, des personnes... Néanmoins, la capacité d’opérer des traitements catégoriels à des niveaux différents chez des enfants très jeunes ne permet pas, à elle seule, d’affirmer qu’elles sont déjà représentées en tant que niveaux emboîtés dans une organisation taxonomique, comme c’est le cas chez les adultes.

Dans les paragraphes suivants, nous proposons de nous pencher sur trois principaux moteurs intervenant dans le développement des connaissances conceptuelles : les indices visuels, les modes de construction théoriques et le langage. Ces trois aspects semblant concourir de façon particulièrement efficace à la construction et à l’organisation de ces connaissances en mémoire.

Notes
2.

De nombreuses études ont en effet porté sur les capacités de catégorisation chez les jeunes enfants à partir de matériel géométrique tels que Bomba et Siqueland (1983), Slater (1989), Lécuyer (1991)... Ces travaux permettent d’évaluer les capacités des jeunes enfants pour extraire des traits prototypiques.

3.

La question de l’apport des indices visuels sera développée ultérieurement (partie II.1. de ce chapitre)

4.

Cette distinction, rejoignant l’idée de connaissances du niveau de base proposée par la théorie prototypique sera développée dans la partie II.1.2. de ce chapitre.