II. LES MOTEURS DU DÉVELOPPEMENT CONCEPTUEL

II.1. Les indices perceptifs

II.1.1. Construction des connaissances de niveau de base

D’un point de vue physiologique, les capacités de détection visuelle sont remarquables chez les très jeunes enfants (Vital-Durand, 1998). La sensibilité au contraste, aux couleurs, aux mouvements, à l’orientation ainsi que l’étendue du champ visuel sont suffisamment développés pour que l’enfant puisse percevoir dès les premiers mois les objets du monde qui l’entourent. Par exemple, si l’on considère la sensibilité au contraste, bien qu’un enfant de 5 semaines ait des capacités très inférieures à celles des adultes (les enfants de cet âge ne perçoivent pas les contrastes inférieurs à 20 %), celles-ci lui permettent tout de même de détecter la plupart des objets de notre environnement car ils présentent un contraste supérieur à cette limite.

Selon la théorie prototypique développée par Rosch et collaborateurs (Rosch, 1975 ; Rosch, Mervis, Gray, Johnson & Boyes-Braem, 1976) ce serait ces capacités perceptives qui permettraient la constitution des catégories relevant du niveau de base. Plus précisément, la similarité visuelle entre certains objets du monde serait le principe fondateur de la formation des catégories relevant de ce niveau. Les catégories du niveau de base, seraient en effet constituées d’exemplaires partageant le plus de traits perceptifs communs. Ainsi, les différents exemplaires d’une catégorie relevant d’un tel niveau seraient liés par un “air de famille” et l’identification d’un objet comme appartenant à une catégorie de ce niveau permettrait à l’enfant de déterminer quels aspects auront les autres membres de cette catégorie.

Les travaux conduits par Gelman et Coley (1991) ont confirmé l’utilisation du degré de similarité par les enfants de 2 ans pour déterminer l’appartenance d’un objet à une catégorie. En effet, dans une tâche au cours de laquelle les enfants devaient procéder à des inférences de propriétés, ces auteurs ont démontré que l’acceptation d’un objet dans une catégorie était sous-tendue par la similarité visuelle existante entre cet objet et ceux d’une catégorie donnée. Dans ces expériences, le dessin d’un oiseau était présenté à l’enfant et une propriété lui était associée. Ensuite, l’enfants était invité à choisir parmi deux autres dessins d’oiseaux celui qui partageait, selon lui, cette propriété (bien sûr absente du dessin), les auteurs manipulant la force du lien entre le prototype et ces dessins. Les résultats montrent que les enfants ont plus de facilité à étendre ces propriétés lorsque les oiseaux sont proches du prototype (76 % des associations) que lorsqu’ils en sont éloignés (42 % des associations, cette proportion n’étant pas différente de ce qu’aurait permis le hasard (ou niveau de chance).

On peut noter que ces catégories de niveau de base ne seraient pas immédiatement semblables à celles des adultes et leur élaboration définitive serait réalisée en deux étapes, chacune étant largement basée sur la perception visuelle (Mervis, 1987). Au cours de la première étape, les enfants opéreraient un regroupement entre tous les objets du monde présentant des apparences semblables et pouvant êtres utilisés pour accomplir des fonctions similaires (par exemple pour former la catégorie de base “balle”, les enfants mettraient ensemble tout ce qui roule : des ballons, des balles mais aussi des bougies rondes par exemple). Puis, lorsqu’ils parviennent à détecter sur ces objets certains attributs perceptifs leur conférant un autre rôle fonctionnel particulier, ils opèreraient alors un remaniement de leurs catégories pour parvenir ainsi à une organisation de catégories de base proche de celles des adultes. En accord avec cette interprétation, Banigan et Mervis (1988) ont montré que les enfants de deux ans peuvent passer de leurs catégories de base aux catégories de base des adultes si un expérimentateur leur signale les attributs perceptifs subtils et s’il explique l’importance fonctionnelle de ces attributs. Ainsi, le passage entre ces catégories de base de l’enfant et celles des adultes serait permis en saisissant le rôle de traits perceptivement insignifiants mais fonctionnellement importants des objets (Tversky & Hemenway, 1984).