II.1.4. Controverses sur le caractère linéaire et unidirectionnel du développement de catégories de niveaux hiérarchiques différents

Selon la théorie prototypique, la similarité visuelle faciliterait préférentiellement la formation des catégories de base. Par conséquent, la construction des connaissances au niveau de base serait antérieure à la mise en place des connaissances relevant du domaine et en serait même la base constituante puisque ce serait l’accumulation d’exemplaires au niveau de base qui permettrait à l’enfant de créer les concepts au niveau supérieur par généralisation. Le principe d’élaboration des catégories les plus larges par généralisation impliquerait donc l’expérience d’un grand nombre d’exemplaires. Or, Mandler et collaborateurs (Mandler & Bauer, 1988 ; Mandler, Bauer & McDonough, 1991 ; Mandler & McDonough, 1993 ; Mandler, 2000) défendent l’idée inverse. Ils présentent en effet des données qui mettent en évidence le fait que certaines connaissances relevant du niveau de domaine préexistent à celles relevant du niveau de base. Ils postulent que les connaissances de domaine seraient même le moteur de la formation des connaissances de niveau de base.

Concernant la question de l’antériorité des connaissances de niveau de domaine par rapport aux connaissances de base, ces auteurs se réfèrent à des études qu’ils ont conduites pour montrer qu’entre 9 et 24 mois, les enfants, à un âge donné, échouent dans les tâches où ils sont invités à différencier des items relevant de catégories de niveau de base différentes (par exemple des chevaux et des chiens) alors qu’ils réussissent l’expérience dans le cas où des catégories de domaine sont impliquées (par exemple des véhicules et des animaux). D’autres travaux, comme ceux conduits par Carey (1985, 1988) confirment le fait que des enfants possèdent très précocement des connaissances à propos des catégories de domaine. Au cours de ces expériences, il est possible d’observer que des propriétés, même si elles sont non familières, sont généralisées en respectant les frontières des domaines : les enfants les étendent préférentiellement aux exemplaires appartenant aux mêmes catégories. Une autre manière de tester l’existence de connaissances à propos des domaines et non pas simplement à propos d’exemplaires particuliers est d’étudier comment les enfants procèdent pour attribuer des propriétés à des animaux non familiers (Carey, 1988 ; Gelman, 1988 ; Gelman & Markman, 1986 ; Gelman, Coley & Gottfried, 1994). Pour ces items, les enfants ne possèdent pas de connaissances particulières et ne peuvent donc répondre aux questions de l’expérimentateur qu’en se basant sur des connaissances relevant du domaine de cet objet. C’est d’ailleurs sur ce principe que se basent les expériences que nous avons conduites auprès des enfants.

Il semble donc pertinent de penser que la construction et la structuration des connaissances sémantiques chez les enfants résultent d’interactions permanentes entre les connaissances de niveau de base et celles relevant du niveau du domaine. Nous avons vu que, pour la théorie prototypique, l’accumulation des exemplaires au niveau de base contribuerait à la création des connaissances de domaine. Les indices visuels joueraient un rôle fondamental dans ce processus. Dans le paragraphe suivant, nous allons présenter des travaux montrant que des connaissances de domaine peuvent également “nourrir” les connaissances du niveau de base et que des indices différents des traits visuels guident cet échange. En effet, nous allons voir que les enfants sont très précocement en mesure d’utiliser des connaissances théoriques spécifiques à des domaines particuliers pour raisonner à propos du niveau de base. Ces connaissances théoriques ne sont pas forcément explicites et sont plutôt à concevoir comme des principes d’inférence qui guident l’acquisition de connaissances sur des modes spécifiques à chaque domaine. Ces connaissances sont ce que l’on nomme “théories naïves”.

Un des objectifs de nos travaux est d’ailleurs de mesurer plus particulièrement la part de ces connaissances de niveau de domaine et de niveau de base. Nous tenterons d’évaluer la précocité du niveau de domaine ainsi que l’évolution de ses “échanges” avec les niveaux moins abstraits au cours du développement des enfants.