II.2. Les modes de construction théoriques

Par un exemple très simple rapporté par Carey (1985), il est possible de se rendre compte que la croyance en l’appartenance d’un objet à une catégorie n’est pas exclusivement régie par la prise en compte d’indices visuels et le calcul de degrés de similarité : d’autres sources plus “théoriques” mais néanmoins robustes interviennent. Dans ses travaux princeps, Carey présentait à des enfants entre 4 et 10 ans un singe en peluche ressemblant de façon très étonnante à un singe réel. Pourtant, malgré cette ressemblance et les insistances de l’expérimentatrice, aucun des enfants n’a admis que cet animal pouvait manger, se reproduire ou respirer.

Quinn et Eimas (1996) sont également parvenus à démontrer de façon particulièrement fine que la construction des connaissances au niveau de base n’était pas guidée seulement par des indices visuels. En effet, lorsque ces auteurs comparent différentes conditions d’habituation pour lesquelles le type d’informations visuelles varie, ils démontrent que la forme globale n’est pas la seule information visuelle permettant la différentiation entre les espèces animales des chiens et celle des chats. Ces expériences proposent de comparer trois conditions d’habituation : pour un premier groupe d’enfants, le processus d’habituation est réalisé à partir de la présentation de photographies de chiens ou de chats ; pour un autre groupe d’enfants, seul le corps de l’animal est présenté et pour un dernier groupe, seule la tête de l’animal est présente, les parties manquantes étant cachées (ainsi les proportions étaient respectées). Ces comparaisons révèlent que les enfants parviennent à différencier les deux espèces animales à partir de la forme globale des photographies des animaux, mais également à partir des seules informations visuelles provenant de la tête. Au cours de travaux complémentaires (Expériences 7 et 8), ces auteurs parviennent à préciser que ce n’est pas seulement le contour de la tête de l’animal qui est critique mais que les informations visuelles internes (telles que les yeux, le museau...) servent à réaliser cette distinction. Ces distinctions, à partir de différents types d’indices visuels, peuvent être réalisées par des enfants de 3 mois ; ces résultats ne peuvent donc pas être expliqués uniquement par un effet de sensibilité à des indices visuels subtils, comme l’avaient proposé Mandler, Bauer et McDonough (1991). Les auteurs invoquent alors, en accord avec le modèle proposé par Morton et Johnson (1991, cité par Quinn et Eimas, 1996 et développé dans Quinn, Eimas et Tarr, 2001), l’intervention de modules qui guideraient les principes d’extraction des traits visuels pertinents. Ces principes théoriques permettraient ainsi de traiter d’une façon spécifique et particulièrement précise les informations visuelles provenant des visages des êtres vivants6.

L’idée de l’intervention d’autres processus que la similarité perceptive dans la construction des connaissances catégorielles a également été soulignée par Gentner et Namy (1999). Elles sont parvenues à démontrer que des enfants de 4 ans sont en mesure d’extraire des similitudes conceptuelles ou structurales qui ne sont pas perceptives si on leur offre la possibilité de multiplier les observations d’exemplaires appartenant à une catégorie. Ces auteurs ont comparé les performances obtenues par les enfants dans deux conditions expérimentales distinctes. Dans la première condition “sans comparaison ”, l’expérimentateur présentait à l’enfant un premier objet familier (par exemple : un vélo) en le dénommant par un terme non familier (“blicket”) ; puis, l’enfant avait pour consigne de choisir un autre blicket parmi deux autres dessins familiers. Le premier dessin ressemblait perceptivement au premier, mais n’appartenait pas à la même catégorie (par exemple : une paire de lunettes) alors que le deuxième dessin appartenait à la même catégorie mais ne lui ressemblait pas (par exemple : un tricycle). Dans la deuxième condition expérimentale “avec comparaison ”, l’expérimentateur présentait à l’enfant quatre dessins qu’il dénommait tour à tour comme des blickets puis l’enfant était invité à trouver un autre blicket parmi les deux dessins présentés précédemment. Les résultats obtenus dans la condition “sans comparaison” révèlent que les enfants opèrent un choix comparable à ce qu’aurait permis le hasard et dans la condition “avec comparaison”, ils préfèrent opérer un choix catégoriel. Ces deux résultats montrent donc bien que la similarité perceptive n’est pas la seule dimension qui détermine l’appartenance catégorielle d’un objet. Ainsi, dans cette épreuve, la présentation de plusieurs d’exemplaires (dans une expérience complémentaire, les auteurs démontreront que deux suffisent) permet à l’enfant de dépasser ce qu’il est possible de qualifier de “piège perceptif” et de construire une représentation catégorielle abstraite, non régie par les seuls indices perceptifs.

Cette observation rejoint la théorie proposée par Prasada (2000) pour qui la présentation d’un seul exemplaire peut permettre l’élaboration de connaissances relevant du niveau de domaine. Ces connaissances ne seraient donc pas nécessairement le résultat d’une moyenne effectuée après la rencontre avec de nombreux exemples. Comme alternative à un tel calcul statistique, Prasada propose que la prise en compte et la stabilisation mnésique de certaines propriétés soient dirigées par un système formel. Ce système correspondrait à une faculté de sens commun nous conduisant à analyser tout objet selon deux dimensions primordiales : la matière (ce dont l’objet est constitué, le fait que la table soit dure serait par exemple attribué à sa matière) et la structure (la combinaison des parties de l’objet qui en définit la forme). Au-delà de cette première analyse en deux composantes, ce système formel guiderait notre perception et notre compréhension du monde par la prise en compte de deux autres aspects : l’agent (responsable de la production de l’objet) et son utilité (la raison d’être de l’objet tel qu’il est).

Il serait possible de rendre compte des distinctions entre les grands domaines de connaissances sur la simple base de ce système formel. La prise en compte des deux premières composantes (la matière et la structure) serait générale, alors que l’intérêt porté aux deux autres (l’agent et l’utilité) permettrait de véritablement catégoriser l’objet comme relevant d’un domaine particulier.

La prise en compte des deux dernières dimensions suffirait donc pour établir l’appartenance catégorielle de chacun des objets du monde.

Tout d’abord, par définition, la structure d’un objet n’étant pas la conséquence directe de sa matière, la prise en compte de l’agent (extérieur à l’objet et responsable de sa production) est essentielle pour rendre compte de sa forme. Or, selon que cet agent appartient (ou non) à la même catégorie de l’objet, celui-ci relève du domaine des êtres vivants ou de celui des artefacts (s’il n’y a pas d’agent particulier, la catégorie de l’objet relève du domaine des phénomènes naturels comme les montagnes).

Ensuite se poserait la question du “pourquoi” de cette (re)production. Les domaines seraient également distinguables par rapport à cette dimension. En effet, l’objet est composé d’autant d’éléments qui constituent ses attributs, la présence de chacun trouvant sa justification dans son utilité (pour les artefacts) et dans son respect du principe d’héritabilité et d’essentialisme (pour les êtres vivants). Ainsi, le système formel dont disposerait l’enfant dès son plus jeune âge conduirait à analyser les objets selon des dimensions qui, immanquablement, le conduisent à appliquer une catégorisation en domaines de connaissances. Ces connaissances relatives au domaine guideraient ensuite l’acquisition de connaissances plus spécifiques à des objets de niveau de base.

Sans remettre totalement en cause l’importance de la similarité visuelle dans la distinction entre les différentes catégories, les études présentées suggèrent déjà que d’autres sources d’organisation des connaissances interviendraient dans la mise en place et dans l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire. Nous avons évoqué les relations thématiques, mais aussi des principes d’organisation plus généraux guidant l’extraction spécifique de types de traits en fonction des domaines. Ce dernier point nous amène à considérer alors l’existence de “théories” guidant les traitements catégoriels réalisés par les enfants.

Notes
6.

Ces modules seraient au nombre de deux : le module CONSPEC servirait à alerter l’enfant de la présence de visage dans son champs de vision et le module CONLERN l’informerait de la présence d’un visage connu.