II.2.1. De la théorie”théorie” chez l’adulte au développement spécifique des domaines chez l’enfant

Les connaissances que nous possédons à propos des objets du monde qui nous entoure ne sont pas uniquement issues d’apprentissage explicite. Il est assez facile de mettre en évidence l’existence de connaissances que nous pouvons qualifier d’“intuitives” lorsque nous nous trouvons dans certaines situations particulières. Par exemple, si nous observons une personne lâcher un objet, nous nous attendons logiquement à ce que cet objet tombe sur le sol et nous ne pouvons concevoir qu’il reste en lévitation. Cette attente provient de connaissances physiques (ici sur la gravité) que nous possédons, celles-ci étant sans doute non explicites pour la plupart des non-experts mais activées de façon pertinente et efficace dans cette situation particulière. De même, si nous nous trouvons en présence d’un chat, nous avons déjà des certitudes sur ses capacités et ce, sans forcément avoir vu les comportements effectifs : on sait par exemple que cet animal est en mesure de miauler, qu’il a une bonne acuité visuelle dans le noir... Ces inférences sont rendues possibles en raison du fait que nous savons que ces propriétés sont habituellement associées à cette espèce animale (Osherson, Smith, Wilkie, Lopez & Shafir, 1990). Mais nous possédons également des connaissances intuitives pour les concepts relevant du niveau de domaine : si nous sommes en présence d’un animal, et même si l’espèce nous est inconnue, nous savons que cet animal possède la capacité de respirer mais nous ne pourrons pas nous résoudre à croire qu’il rouille s’il reste sous la pluie. Toujours dans le même ordre d’idée, nous admettons que les êtres humains ont des émotions, alors que nous ne pouvons raisonnablement l’admettre pour les objets manufacturés.

Cette idée que nous ayons des attentes dans des situations particulières a été développée par Medin et ses collaborateurs (Murphy & Medin, 1985 ; Medin, 1989) à travers la théorie “théorie”. Ces auteurs considèrent les concepts en termes de représentations articulées autour d’une théorie et non plus en termes de regroupement d’un ensemble de traits ou de propriétés, comme cela était défendu par la théorie prototypique. La théorie “théorie” postule que ces connaissances de haut niveau (appelées “connaissances théoriques”) orienteraient nos comportements dans toutes les situations, que celles-ci soit familières ou non. Par exemple, la perception visuelle que nous avons des objets du monde serait guidée par ces principes théoriques (Wisniewski & Medin, 1994). Mais ces principes pourraient également régir des raisonnements plus fins : ainsi, face à un problème biologique, les adultes ont souvent tendance à justifier l’apparition d’un événement en invoquant les causes l’ayant produit plutôt que les conséquences probables de cet événement. Pour illustrer ceci, Ahn, Gelman, Amesterlaw, Hohenstein et Kalish (2000) rapportent la tendance que nous avons à catégoriser une maladie en se référant aux virus qui l’ont causée plutôt qu’en se basant sur les symptômes qui en résultent, ou bien le fait que nous considérons l’ADN comme le trait le plus important pour classifier les plantes et les animaux car il détermine tous les autres (couleur, structure...). Ce principe théorique qui se manifeste par notre préférence à rechercher en premier lieu la cause d’un effet plutôt que ses conséquences, n’est pas le seul fait de situations “écologiques” puisque Ahn et collaborateurs (Ahn, 1998 ; Ahn, Kim, Lassaline & Dennis, 2000) ont montré cette tendance dans des situations impliquant des objets non familiers.

Ces connaissances théoriques seraient radicalement différentes d’un domaine de connaissance à l’autre. Elles seraient structurées en un ensemble de principes inter-reliés par des “relations causales” (c’est-à-dire que face à un nouvel objet, si un principe est vérifié, il implique inéluctablement l’application des autres principes inhérents à cette catégorie sans qu’une nouvelle vérification soit nécessaire). Autrement dit, la vérification d’un seul principe théorique face à un nouvel objet serait la clé pour déterminer l’appartenance catégorielle de cet objet et permettrait également de récupérer tous les autres principes rattachés à cet objet. Ces connaissances théoriques permettent donc la réalisation d’inférences et de généralisations fondamentales. C’est pourquoi, depuis les dernières décennies et encore actuellement, de très nombreuses études dans le domaine de la psychologie du développement se réalisent autour de ce thème des connaissances théoriques. Les principes théoriques sont actuellement considérés comme la base constituante de l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire chez les enfants. Le caractère fondateur de ces théories transparaît d’ailleurs à travers des termes utilisés pour les désigner : “principes squelettiques” (skeletal principles, Gelman, 1990), mais aussi “modes de construction” (modes of construales, Keil, 1986, 1994) ou encore “théories fondatrices” (foundation theories, Wellman & Gelman, 1992).

Les objectifs des travaux menés chez les enfants ont donc plusieurs objectifs. Il s’agit de savoir si les connaissances théoriques guidant le raisonnement des adultes sont les mêmes que celles présentes chez les enfants, de préciser la nature des procédés rendant possible l’émergence de ces connaissances théoriques, de mieux connaître le contenu et l’influence de ces connaissances... Dans les paragraphes suivants, nous aborderons la nature supposée de ces connaissances, les conséquences qu’elles ont sur la différenciation catégorielle entre le domaine des animaux et celui des artefacts et sur l’émergence de ces connaissances.