II.2.2. Les connaissances naïves des jeunes enfants : domaine de la physique, de la biologie et de la psychologie

Concernant la nature de ces connaissances théoriques, pour Wellman et Gelman (1992), les jeunes enfants posséderaient des intuitions basées sur des principes théoriques dans trois domaines : la physique, la biologie et la psychologie. Dans le paragraphe suivant, nous présenterons plus en détail les travaux concernant les connaissances intuitives relevant du domaine biologique et psychologique, les expérimentations que nous avons conduites durant notre thèse portant plus particulièrement sur l’émergence des capacités relevant de ces deux domaines.

Une méthode classiquement utilisée pour tester si les enfants possèdent ces connaissances théoriques consiste à présenter de manière visuelle (films vidéo) des situations respectant les attentes logiques et d’insérer, après habituation, une situation impossible, c’est-à-dire violant ces principes théoriques. Si cette situation provoque une augmentation des temps de fixation ou une accélération du rythme de succion, on peut considérer que l’enfant a eu conscience de la violation des attentes et donc, qu’il possède ce principe théorique.

Baillargeon, grâce à cette méthode, a mis en évidence que les enfants très jeunes avaient des attentes dans des situations de traitement spatial (ou physique intuitive). Par exemple, les enfants de 5 mois et demi sont surpris lorsqu’un objet d’une certaine hauteur passant derrière un décor en carton percé d’une fenêtre (à travers laquelle on devrait le voir) n’apparaît pas (Baillargeon & Graber, 1987). Cette attente serait même déjà présente à 3 mois et demi selon Baillargeon et De Vos (1991). Toujours avec cette méthode, les recherches conduites par Leslie et Keeble (1987) ou Massey et Gelman (1988) ont montré que les jeunes enfants présentaient également des attentes dans des situations de contact entre des objets. Dans ces situations, un objet statique est percuté par un autre objet. Lors du choc, l’objet percuté se déplace, conformément aux règles logiques de la physique. Dans les situations impossibles, l’objet qui est initialement statique se met à bouger avant que le contact ne se soit produit. Les résultats montrent que les enfants réagissent à ces situations impossibles dans 78 % des cas à 3 ans et dans 90 % des cas à 4 ans et que la réaction des enfants est différente selon la nature des objets (êtres vivants ou objets manufacturés) impliqués dans la scène visuelle. Ce résultat montre qu’il s’agit d’effets spécifiques aux domaines et ils attestent l’existence de ces domaines au sein des connaissances sémantiques des enfants. Ces résultats sont conformes à ceux de Spelke, Phillips et Woodward (1995). Dans leurs expériences, la situation impossible était tolérée par les enfants de 7 mois lorsque les films présentés faisaient intervenir des personnages mais pas si des artefacts étaient mis en situation. Les enfants ont donc conscience que seuls les êtres vivants possèdent la capacité de se déplacer volontairement (human agency). Legerstee (1991) a également souligné cette distinction entre êtres vivants et artefacts à partir de ses travaux sur l’imitation : dès 7 mois, les enfants imitent les actions d’un personnage de dessin animé mais pas celles effectuées par des objets inanimés, et ce, même si les gestes sont les mêmes.

Les enfants semblent donc disposer très précocement de connaissances sur les caractéristiques (ou propriétés) différenciant les mouvements des êtres vivants de ceux des artefacts. Nous avons vu à travers la présentation de ces exemples que la capacité de se mouvoir intentionnellement est admise comme une propriété valable uniquement pour les êtres vivants. Les travaux de Bertenthal, Proffitt, Spetner et Thomas (1985) permettent de préciser que les connaissances à propos des mouvements des êtres vivants ne se résument pas à la notion d’agentivité mais que les enfants possèdent également des connaissances à propos des contraintes physiques induites par notre corps. Les auteurs, inspirés des travaux de Johannson (1973), ont présenté aux enfants des films vidéos mettant en scène des individus réalisant différentes actions motrices (telles que marcher, courir, sauter...). Ces mouvements étaient réalisés dans le noir, seuls les points d’articulations (chevilles, genoux...) indiqués par des pastilles fluorescentes, étaient visibles. Après une phase d’habituation avec ces films, d’autres films présentant des tâches lumineuses semblables, mobiles, mais ne respectant pas la logique des mouvements humains étaient présentées. Les résultats de ces études ont montré que dès 5 mois, les enfants étaient surpris par la présentation de ces séquences.

Les enfants semblent donc disposer très précocement de connaissances particulières à propos du mouvement des objets, ces connaissances leur permettant d’avoir des attentes particulières à propos d’un objet selon qu’il relève du domaine des animaux ou du domaine des artefacts. Dans le paragraphe suivant, nous présentons d’autres travaux montrant que les enfants possèdent d’autres types de connaissances intuitives, que l’on peut également nommer connaissances naïves ou théoriques, à propos de la structure interne des objets, de leur croissance, des règles de transmission génétique... L’ensemble de ces connaissances contribue à différencier le domaine des animaux et celui des objets manufacturés.