II.4. Émergence des connaissances théoriques

Le mode de construction de ces connaissances théoriques est encore mal compris. Pour Wisniewski et Medin (1994), elles se constitueraient par la réunion de principes scientifiques, de stéréotypes et d’informations issues des expériences passées. Pour Prasada (2000), elles ne seraient pas le résultat d’une moyenne statistique effectuée à partir d’exemplaires, mais seraient issues de l’application de principes formels relatifs à la matière, à la structure, à l’agent ayant créé l’objet et à son utilité. Le moment de l’apparition de ces connaissances théoriques n’est également pas un point consensuel.

Quelques-unes des études présentées précédemment mettent en évidence que certaines connaissances intuitives sont présentes chez des enfants parfois très jeunes (quelques mois de vie). Pour certains auteurs, ces connaissances seraient déjà en place à la naissance. Cette notion de connaissances théoriques innées a été proposée par Spelke (1994) qui considère que les enfants posséderaient dès la naissance un module de connaissances physiques qui s’affinerait par le biais de l’expérience7 et qui serait la base de l’élaboration des connaissances biologiques et psychologiques sur des modes différents. Pour Carey (1985, 1988), les enfants posséderaient deux modules innés : le module physique et le module psychologique. Le module psychologique serait la base fondatrice de toutes les connaissances biologiques. Selon cet auteur, les enfants ne feraient pas de différence entre les domaines biologiques et psychologiques : elles resteraient indifférenciées jusqu’à 10 ans. Ainsi, pour cet auteur, les connaissances des enfants seraient radicalement différentes de celles des adultes et, à 10 ans, un changement conceptuel radical interviendrait. Cette théorie du changement radical peut être résumée par les trois points suivants : (1) les conceptions des enfants sur les choses vivantes seraient basées sur l’observation du comportement des objets, (2) ces connaissances biologiques issues des observations seraient transmises et justifiées de la même manière que les propriétés psychologiques (exemple : “l’animal respire car il en a envie”), (3) les enfants ne possèderaient pas de principes explicatifs ni de théories propres au domaine biologique (par exemple, ils posséderaient pas de théories naïve à propos de l’hérédité).

Mais cette théorie du changement conceptuel radical développée par Carey ne fait pas l’unanimité et cette conception a été discutée principalement sur trois aspects : l’universalité du raisonnement égocentrique, l’existence de théories spécifiques à la biologie et le raisonnement à propos des animaux et des plantes.

Tout d’abord, contrairement à l’idée défendue par Carey selon laquelle les connaissances biologiques des enfants sont liées à des inférences réalisées à partir de connaissances qu’ils possèdent à propos de la psychologie des êtres humains (notion de personification analogy, Inagaki et Sugiyama, 1988), deux arguments ont été avancés. Gelman et Kremer (1991) ont montré que les enfants ont conscience, dès 4 ans, de l’existence de causes naturelles différentes selon le domaine dont les objets relèvent, même si leur comportement est semblable. Par exemple, les enfants de cet âge reconnaissent que des objets tels qu’une balle, un kangourou et un humain peuvent tous les trois sauter mais selon eux, ce n’est pas pour les mêmes raisons qu’ils y parviennent. Un autre argument permettant de réfuter le fait que les enfants opèrent de façon égocentrique quand il s’agit d’appliquer des propriétés consiste à montrer que ceci est largement dû au fait que les enfants testés par Carey avaient peu de contact avec la nature. Cet effet serait donc principalement le fait d’une influence du contexte et non pas un principe universel. Inagaki (1990) montre par exemple que les enfants vivant parmi des gens élevant des poissons rouges raisonnent à propos d’un nouvel animal aquatique par analogie avec le poisson rouge et non par analogie avec l’humain. Coley, Medin et James (1999) ont également démontré le fait que l’égocentrisme n’était pas universel à travers l’étude du raisonnement des enfants Menominee, une tribu d’Indiens du Wisconsin. Dans leur culture, les humains sont conçus comme faisant partie intégrante de la nature, mais au même titre et sur le même plan que les autres créatures, les connaissances à propos des plantes et des animaux étant de surcroît très présentes. Les inférences de propriétés de ces enfants sont alors effectuées en fonction de ressemblances entre les espèces et non pas en étendant systématiquement et de façon privilégiée les caractéristiques humaines au reste des êtres vivants.

Un deuxième point de discussion concerne le fait que les enfants possèdent des connaissances spécifiques au monde biologique. Nous avons d’ores et déjà présenté des expériences mettant en évidence que les enfants utilisaient des principes à propos de l’hérédité (partie II.3.3. de ce chapitre). Ces observations peuvent être complétées par les travaux de Keil (1994), Hatano et Inagaki (1994, 1999) et Miller et Bartsch (1997) qui ont montré que deux principes biologiques distincts, complexes et organisés, seraient spécifiquement utilisés par les enfants pour traiter les connaissances relatives à la biologie : la téléologie et le vitalisme. Le premier principe peut se résumer par le fait que les enfants savent que les propriétés ont des buts pour les êtres vivants : elles ont des raisons d’être, elles apportent une solution à des problèmes. Le deuxième correspond au fait que les enfants savent que les choses vivantes puisent une énergie vitale dans l’environnement et l’utiliseraient pour grandir et fonctionner correctement.

Pour Carey, les connaissances sémantiques à propos de la biologie ne seraient pas acquises selon des principes propres à ce domaine, mais selon les mêmes principes que pour le domaine de la psychologie, c’est-à-dire à partir de l’observation de conduites. S’il en est ainsi, il peut être prédit que les plantes (dénuées de comportement) ne peuvent pas être considérées par les enfants comme relevant d’une grande catégorie des êtres vivants rassemblant aussi les animaux. Aussi, les connaissances sur les animaux et sur les plantes devraient être organisées de façon radicalement différente et distincte. Or, différents auteurs ont démontré le contraire. Par exemple, Backscheider, Shatz et Gelman (1993) ont montré que les enfants de 4 ans disposent déjà de connaissances communes aux deux familles d’objets : par exemple, ils savent que les plantes et les animaux, contrairement aux êtres humains et aux artefacts, peuvent avoir des parties qui guérissent ou repoussent après avoir été coupées. Hickling et Gelman (1995) soulignent que les enfants de cet âge comprennent la similitude entre la croissance des plantes et celle des animaux. Ceci a également été rapporté par Inagaki et Hatano (1996) à travers l’étude que nous avons présentée dans la partie I.3.2. de ce chapitre.

Ces trois points de discussion aboutissent à des conclusions un peu plus conformes à un amendement proposée par Carey à sa théorie du changement conceptuel (Carey, 1988). L’âge à partir duquel une biologie intuitive autonome émergerait chez l’enfant a été décalé et placé à 7 ans. L’objectif de notre troisième expérience (Expérience 3) réalisée auprès d’enfants de 4 à 7 ans consistera à démontrer, de manière originale, que les enfants ont pourtant la capacité de raisonner différemment à partir de connaissances biologiques et psychologiques, de façon plus précoce.

Notes
7.

On peut noter que dans un article publié en 2000, Gelman rétablit clairement la distinction entre ces connaissances initiales (core specific domain) qui proviennent des modules innés (innate skeletal structure) et qui sont donc partagés universellement ; et les connaissances acquises (noncore-specific domain) qui sont issues de l’expérience.