II.5. Les indices verbaux

À partir de 18 mois, les compétences langagières des enfants se développent d’une façon particulièrement étonnante ; les enfants apprenant, en moyenne, 10 nouveaux mots par jour selon une évaluation effectuée par Carey (1978, cité par McGregor, Friedman, Reilly et Newman, 2002). Pour illustrer cette explosion du langage, nous pouvons rapporter une évaluation faite par Nazzi et Gopnik (2001) pour les besoins de leurs travaux, à propos du stock du vocabulaire d’enfants de 16 et 20 mois : à 16 mois les enfants disposent d’un vocabulaire de 25 mots en moyenne et, en 4 mois, ce stock passe à 141 mots8.

À travers les productions verbales des enfants, il est assez facile de voir transparaître un lien entre le langage et l’organisation des connaissances. Les erreurs commises par les enfants au cours de dénomination d’objets sont en effet particulièrement informatives (Dapretto & Bjork, 2000 ; Gershkoff-Stowe, 2002). Par exemple, des erreurs de type sur-extensions (par exemple, l’enfant dénomme par le terme “chien” tous les animaux à 4 pattes) ou sous-extensions (par exemple, le terme “bouteille” est exclusivement associé aux bouteilles en verre) témoignent d’une sensibilité à l’organisation hiérarchique des connaissances sémantiques en mémoire (McGregor et al., 2002).

La relation entre le langage et les capacités de catégorisation des jeunes enfants a fait l’objet de nombreuses études, celles-ci cherchant, par exemple, à évaluer la précocité de l’apparition de cette relation, à étudier son caractère plus ou moins unidirectionnel, ou bien encore à quantifier plus précisément l’influence de l’une de ces dimensions sur l’autre. Notre thèse n’a pas pour objectif d’approfondir ces questions, mais étudier l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire chez les jeunes enfants implique de faire le point sur ces aspects. Car, conformément à l’idée développée par Cordier et Labrell (2000) :

‘ ‘“’ ‘Il paraît impossible de conférer à la dénomination un statut de propriété analogue à celui des propriétés perceptives, structurales ou fonctionnelles de l’objet. Le langage est un moteur de la catégorisation [...]. (Cordier & Labrell, 2000, ’ ‘p. 110’ ‘).’ ’

Ainsi, nous présenterons seulement quelques travaux majeurs permettant de nous éclairer sur la relation existant entre langage et catégorisation.

Souvent, le langage est présenté comme un élément facilitant les performances des enfants dans des épreuves de catégorisation. Les travaux de Gelman et Markman (1986, 1987) font partie des premières études ayant démontré ce rôle facilitateur du langage chez des enfants de 3 et 4 ans. En utilisant une tâche d’induction plaçant les enfants dans une situation au cours de laquelle ils peuvent réaliser une inférence soit sur la base de leurs connaissances catégorielles soit sur la base des indices perceptifs9, ces auteurs ont mis en évidence que les inférences catégorielles étaient largement favorisées si l’expérimentateur dénommait la catégorie des dessins. Une partie des travaux réalisés par Gelman et Coley (1991) démontre cet effet facilitateur du langage dans des épreuves de catégorisation chez des enfants de 24 mois. En effet, alors que les performances des enfants sont comparables à ce qu’aurait permis le hasard (42 %) lorsqu’il s’agit de transférer des propriétés entre deux exemplaires ayant un très faible taux de similarité, ils sont 69 % à réaliser ces inférences lorsque l’expérimentateur dénomme la catégorie d’appartenance de ces dessins. Cet effet du langage a également été relevé chez des enfants ayant un niveau de langage très faible (entre 16 et 20 mois) (Gopnik & Sobel, 2000 ; Nazzi & Gopnik, 2001). On peut préciser que cette préférence d’inférence catégorielle ne provient pas du signifiant mais bel et bien du signifié. Gelman et Markman (1986) ont en effet vérifié que ce résultat ne s’expliquait pas par la simple répétition du nom de l’objet (qui ajoute un indice supplémentaire). Pour cela, dans leur tâche d’induction, elles ont pris le soin de dénommer les deux objets appartenant à la même catégorie par des synonymes (par exemple : “rabbit” et “bunny”). Elles obtiennent toujours une plus grande majorité d’inférences guidées par l’appartenance catégorielle (63 % des cas contre 68 % dans une condition où le nom reliant les deux objets de la même catégorie est identique).

Cette dernière remarque nous amène à présenter les travaux conduit par Sandra Waxman et collaborateurs qui se sont particulièrement intéressés à la précocité de l’apport du langage sur les compétences de catégorisation. Pour ces auteurs, les mots seraient “‘une invitation à former des catégories’” et ce, bien avant que les enfants maîtrisent eux-mêmes le langage. Au cours de leurs travaux de 1995, Waxman et Markow ont en effet démontré que cette influence serait déjà effective chez des enfants entre 12 et 13 mois. Après une phase d’habituation consistant en la présentation d’une série de dessins appartenant à une catégorie animale, les auteurs observent un regain d’intérêt de la part de l’enfant lorsqu’un dessin d’une autre espèce animale est proposé. Comme nous l’avons vu, cette préférence est classique ; elle témoigne du fait que les enfants ont construit une représentation distincte de ces deux espèces animales. Mais les auteurs ont remarqué que les enfants placés dans la condition expérimentale “avec nom”, pour lesquels une dénomination a été systématiquement associée à la présentation de chaque dessin, sont encore plus sensibles à cette différenciation que les enfants placés en condition “sans nom”. Ainsi, il semble que l’utilisation des noms des objets ait confirmé aux enfants l’appartenance catégorielle de ces objets. En 1997, les travaux conduits par Balaban et Waxman parviennent à démontrer que cette influence peut être observée encore plus tôt, dès 9 mois. Là encore, les enfants placés en condition “avec nom” semblent plus particulièrement sensibles aux différenciations catégorielles ; les auteurs démontrent que la cause de cet effet est bien à rechercher dans une signification du langage (et plus particulièrement des noms) plutôt que dans une attention plus marquée grâce à une stimulation auditive. En effet, lorsque les auteurs, dans leur troisième expérience, utilisent des mots “brouillés” en plus des condition “mot” et “non mot”, elles obtiennent, pour ces mots brouillés, des résultats supérieurs à ceux obtenus dans la condition non verbale (sans stimulation auditive) mais inférieurs à ce qui est obtenu en condition mot.

Il semble possible de mettre en évidence des règles dans cette relation entre le langage et l’organisation des connaissances conceptuelles. Une des contraintes induites par le langage a notamment été relevée par Soja, Carey et Spelke (1992). Lorsqu’un adulte utilise un nom commun pour désigner un objet inconnu, les enfants considèrent que ce terme correspond à l’objet dans sa globalité plutôt qu’à une de ces composantes. Ceci rejoint l’idée de Waxman (1990), pour qui les traits linguistiques contraignent l’organisation des concepts en mémoire : l’utilisation d’un nom commun guiderait préférentiellement l’enfant vers une catégorisation au niveau super-ordonné (chien, chat...) alors que l’utilisation d’un adjectif conduit l’enfant vers une catégorisation au niveau subordonné (berger allemand, caniche...). Enfin, une des contraintes les plus classiquement observées est celle de l’exclusivité mutuelle. D’une façon générale, pour un enfant, un objet ne pourrait posséder qu’un seul nom, ce nom étant justifié par la différence de cet objet avec d’autres objets ou types d’objets. Les enfants n’acceptent alors de désigner un objet par un pseudo mot que s’ils ne lui ont pas déjà attribué un nom (objet non familier) (Golinkoff, Hirh-Pasek, Lavalée et Baduini, 1985, cité par Siegler, 2001). Toutefois, Bloom (1996, 1998, 2002) rapporte que cette règle n’est pas rigide, les enfants pouvant violer ce principe si on les y obligent.

Le langage, même s’il est souvent décrit comme facilitateur pour la construction et l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire, possède à sa base un principe qui doit être dépassé par les enfants pour accéder à l’organisation hiérarchique des objets. Ils devront, en effet, accepter progressivement que plusieurs termes puissent désigner même objet à des niveaux différents de la hiérarchie.

Notes
8.

Cette évaluation a été réalisée avec le questionnaire CDI (Communicative Development Inventory) auprès des parents des 48 enfants ayant participé à leurs études.

9.

C’est sur ce principe d’expérience (induction) que se base notre Expérience 3.