I.3. Résultats et discussion

L’analyse statistique (Anova) que nous avons réalisée porte sur les pourcentages de réponses correctes pour chacun des sujets selon les différentes conditions. Cette analyse de variances à mesures répétées comporte trois facteurs intra-individuels : Catégorie (animal ou artefact), Familiarité du dessin cible14 (Familier ou Non familier), et Familiarité du dessin concurrent (Familier ou Non Familier). Elle comporte également un facteur inter-individuel Age avec 7 niveaux, correspondant aux différents groupes d’âge testés : 3 ans, 4 ans, 5 ans, 6 ans, 7 ans, 8 ans, 9 ans.15

Nous avons également réalisé une deuxième série d’analyses pour chacun des groupes d’âge14 afin d’étudier les différents effets que nous souhaitions observer ; la première analyse confondant des facteurs intra- et inter-individuels, ne nous l’autorisant pas. Ces analyses comportent les mêmes variables intra-individuelles que nous avons citées précédemment : Catégorie, Familiarité du dessin cible et Familiarité du dessin concurrent.

La variable Groupe d’âge a un effet global F(7, 81) = 19.197, p < .01 et permet de mettre en évidence une amélioration des performances en fonction de l’âge.

Les données montrent également un effet de la variable Catégorie F(1, 81)= 25.889, p < .01 : les performances pour la catégorie des animaux étant 18 % supérieures à celles obtenues pour les artefacts. Dès 6 ans, les enfants produisent 100 % de réponses correctes pour l’ensemble des animaux, ce score n’est obtenu que deux ans plus tard pour les artefacts.

L’interaction significative de ces deux variables (F(7, 81) = 7.718, p < .01) permet de mettre en évidence une amélioration des performances en fonction de l’âge. La Figure 1 présente ces résultats et souligne la différence entre les performances concernant les domaines des animaux et des artefacts ainsi qu’une amélioration progressive des résultats.

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Figure 1 — Courbes des taux de réussite pour les catégories animal et artefact en fonction de l’âge des sujets testés pour l’Expérience 1 : les performances diffèrent selon la catégorie ontologique concernée et progressent au cours du développement. Le signe * signale des comparaisons de moyennes significatives à p<.05 entre les performances obtenues à partir des catégories animal et artefact.

L’étude des variations d’effet de la Catégorie pour chacun des groupes d’âge nous apprend que les performances sont significativement meilleures si la bonne réponse concerne un animal plutôt qu’un artefact pour le groupe des 3 ans, F(1, 17) = 60.028, p < .01, pour celui des 4 ans, F(1, 19) = 21.583, p < .01, pour les enfants de 5 ans, F(1, 15) = 5.14, p < .05, et également pour le groupe des 6 ans, F(1, 15) = 18.778, p < .01 mais cet effet de la catégorie n’est plus significatif à partir de 7 ans, F(1, 6) = 2.885, p > .05. Ces premiers résultats sont donc en faveur d’un développement et d’une maîtrise des connaissances catégorielles différentes selon le domaine étudié, ici le domaine des animaux et des artefacts. D’après ces analyses, il semble en effet que les enfants très jeunes connaissent et maîtrisent mieux les propriétés inhérentes au domaine animal que celles relevant du domaine des artefacts. À 3 ans, les réponses des enfants concernant les artefacts sont même moins bonnes que celles qu’aurait pu permettre le hasard (38.2 %) alors qu’au même âge, ils obtiennent 82.6 % de bonnes réponses lorsque la désignation attendue est le dessin d’animal.

La familiarité du dessin cible ou celle du concurrent n’a aucun effet global pour l’ensemble des groupes d’âge (respectivement F(1, 81) = 1.218, p > .05 et F(1, 81) = .796, p > .05). Aucune de ces variables n’interagit avec la variable catégorie (pour l’interaction Familiarité du dessin cible *Catégorie F(1, 81) = 1.133, p > .05 et pour l’interaction Familiarité du dessin concurrent*Catégorie F(1, 81) = .224, p >.05). Cependant, les études complémentaires portant séparément sur chacun des groupes d’âge nous apprennent que les groupes les plus jeunes sont sensibles à la familiarité mais que cet effet diffère suivant le domaine (Animal et Artefact). En effet, l’analyse présentée sur la Figure 2 portant sur le groupe des enfants de 3 ans montre une interaction significative des variables Familiarité du dessin cible *Catégorie, F(1, 17) = 10, p < .01 . Les enfants de cet âge produisent de meilleures réponses lorsque l’animal qu’ils doivent désigner est familier que lorsqu’il ne l’est pas (F(1, 17) = 8.45, p < .01) alors que cette aide de la familiarité ne se retrouve pas, au même âge, pour le domaine des artefacts (F(1, 17) = 2.45, p > .05). Cet effet facilitateur de la familiarité s’amenuise à 4 ans pour les animaux et disparaît à 5 ans. Pour la catégorie des artefacts, l’effet facilitateur de la familiarité apparaît seulement à 4 ans, F(1, 19) = 4.165, p < .05, mais cet effet n’est plus jamais significatif ensuite.

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Figure 2 — Interaction Catégorie*Familiarité du dessin cible pour le groupe des 3 ans montrant un effet différent de la familiarité selon la catégorie (animal versus artefact) : la familiarité du dessin à désigner (dessin cible) a un effet facilitateur uniquement pour la catégorie des animaux. Un lien en trait plein reliant deux conditions indique une comparaison de moyennes significative à p<.05.

Les données de l’Expérience 1 reflètent donc la mise en place progressive des connaissances des enfants sur les propriétés des animaux et des artefacts. Ces connaissances ne sont parfaitement utilisées que vers 7 ans, alors qu’à 3 ans les réponses semblent encore essentiellement liées au hasard, tout au moins pour les artefacts.

La Figure 1 souligne la régularité des courbes développementales suivant l’amélioration des performances de 3 ans à 8 ans. Notons que cette progression est plus nette pour les objets manufacturés que pour les animaux. En effet, pour les artefacts, les performances des enfants de 3 ans sont en dessous de celles qu’aurait permis le hasard, avec un passage rapide dès 4 ans à plus de 60 % de réussite, puis une amélioration constante des résultats. Pour les animaux, les enfants de 3 ans donnent déjà 82.6 % de réponses correctes, ce qui explique que la pente de la courbe soit moins abrupte pour ce domaine de connaissances. Cette dissymétrie observée pour l’évolution des performances dans l’un ou l’autre domaine constitue un premier argument en faveur de notre hypothèse sur un développement différent des connaissances sémantiques en mémoire selon le domaine. L’acquisition et la maîtrise des connaissances suivent en effet des décours temporels différents dans les domaines animal et artefact. Plus précisément, les enfants continuent plus longtemps à attribuer des propriétés d’artefacts à des animaux que des propriétés d’animaux à des artefacts ; les propriétés d’animaux sont plus rapidement traitées de façon adéquate par les enfants.

Par ailleurs, conformément à nos hypothèses, il apparaît que les enfants sont capables d’effectuer des inférences à partir de connaissances générales sur les catégories animal ou artefact. Nos données permettent en effet de préciser que les enfants de 3 ans n’utilisent pas encore cette procédure étant données les performances globalement médiocres pour les artefacts (pour rappel, ils obtiennent 38.2 % de bonnes réponses à cet âge) et l’effet de familiarité pour les animaux (ils sont meilleurs pour les dessins familiers que non familiers). Mais cette capacité s’établit ensuite progressivement, à des rythmes variés selon le domaine. En effet, dès l’âge de 3 ans, les enfants ont des performances globalement meilleures dans le domaine des animaux que dans celui des artefacts. De plus, à cet âge, l’effet facilitateur de la familiarité est strictement limité aux dessins d’animaux. Les enfants de 3 ans semblent donc disposer de connaissances assez spécifiques sur les concepts de base relevant de la catégorie des animaux, ce qui les aide à répondre correctement surtout pour les animaux familiers. Ils ont, en revanche, des difficultés à utiliser des inférences guidées par des connaissances du niveau de domaine, comme l’attestent leurs erreurs pour les animaux non familiers. À cet âge, le pourcentage d’erreurs très élevé pour les artefacts -familiers ou non- montre que les enfants n’utilisent pas non plus d’inférences guidées par le domaine des artefacts et qu’ils n’ont pas de connaissances suffisantes concernant les concepts de base du domaine des artefacts pour bénéficier d’un avantage dû à la familiarité des dessins. Un avantage produit par la familiarité des artefacts apparaît seulement à 4 ans, attestant un retard dans l’acquisition de connaissances sur les concepts de base des objets fabriqués. Or, dès 4 ans, cet effet de familiarité s’amenuise déjà pour les animaux et disparaît à 5 ans. C’est pourquoi, au moment où les enfants commencent tout juste à exploiter leurs connaissances sur les concepts relevant du niveau de base pour réaliser la tâche dans le domaine des artefacts, ils utilisent déjà des inférences guidées par des connaissances de plus haut niveau (concept de domaine) pour les animaux et le font ensuite de façon croissante.

Cependant, la discussion de ces résultats semble être limitée par une difficulté d’interprétation ; cette difficulté est inhérente au type de paradigme que nous avons utilisé. Les inférences que nous observons peuvent en effet être le résultat de trois types de raisonnement, seul le dernier étant le reflet d’une inférence catégorielle de haut niveau que nous cherchions à mettre en évidence. Le premier principe de raisonnement pourrait être guidé par l’analogie. Par exemple, l’enfant accepterait qu’un item non familier puisse boire de l’eau parce qu’il trouve que celui-ci ressemble perceptivement à quelque chose qu’il connaît au niveau de base et qui possède cette propriété de boire de l’eau. Le deuxième type de raisonnement pourrait être basé sur un principe d’exclusion d’après l’item concurrent. Tout se passerait alors comme si l’enfant se servait exclusivement d’une information qu’il sait vraie pour le concurrent (par exemple, une chaise ne boit pas d’eau) et ceci le conduirait à désigner l’autre dessin. Le troisième principe de raisonnement pourrait consister en une application de connaissances du niveau supra-ordonné par généralisation vers le niveau d’entrée, inférence de haut niveau que nous souhaitions mettre en évidence. Pour ce même exemple, l’enfant accepterait que ce qu’il perçoit puisse boire de l’eau parce qu’il a compris que ce dessin représentait un animal et qu’il sait que tous les animaux peuvent boire de l’eau. Aussi, afin de rendre impossible les deux premiers modes de raisonnement que nous venons d’exposer, avons-nous réalisé une deuxième expérience (Expérience 2) qui résout ces problèmes méthodologiques grâce à un paradigme original tout en testant les mêmes hypothèses théoriques. Cette Expérience 2 nous permettra de discuter plus rigoureusement les effets de spécificité de domaine et d’approfondir les hypothèses quant aux modes de construction des connaissances sémantiques pour ces domaines animal et artefact.

Notes
14.

Dessin cible = dessin devant être désigné par le sujet pour qu’une bonne réponse soit comptabilisée.

15.

Les tableaux généraux de ces analyses se trouvent en Annexes, de la page 4 à 8.