II.3.3. Effets spécifiques aux catégories

L’effet de la catégorie, son interaction avec la familiarité et la propriété sont autant d’arguments en faveur d’un développement spécifique des connaissances en fonction du domaine de connaissance impliqué (animal ou artefact).

Les analyses des performances des enfants en fonction de la catégorie à laquelle les propriétés bizarres sont associées apportent également un argument complémentaire en faveur d’un développement spécifique des deux domaines que nous étudions ici (animal et artefact). En effet, la situation expérimentale associant des propriétés bizarres à des dessins non familiers empêche toute forme de raisonnement analogique (que ce soit à partir d’un exemplaire connu ou d’une propriété déjà rencontrée). L’acceptation de ces associations témoigne donc de l’application de connaissances de niveau de domaine. Or, comme l’illustrent les Figures 4a (pour les animaux) et 4b (pour les artefacts) les pourcentages d’acceptations (ici, considérées comme des réponses correctes) de ces associations diffèrent selon les domaines.

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Figure 4a — Pourcentage d’acceptations des propriétés bizarres associées aux dessins familiers ou non familiers d’animaux.
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Figure 4b — Pourcentage d’acceptations des propriétés bizarres associées aux dessins familiers ou non familiers d’artefacts (un astérisque (*) indique une différence significative à p<.05 entre les taux d’association pour les dessins familiers et pour les non familiers, la zone hachurée correspondant au pourcentage de réponses qui pourrait être fourni par le hasard).

Même si les associations entre les propriétés bizarres et les dessins non familiers suscitent une courbe en forme de U pour les deux catégories, ces deux courbes ne sont pourtant pas confondues. On constate que la proportion d’acceptation de propriétés bizarres reste inférieure à 50 % pour les artefacts, ce qui n’est pas le cas pour les animaux. En prenant en compte le fait qu’un taux d’acception entre 40 et 60 % correspond à un choix au hasard, on observe que pour le domaine animal, l’acceptation de cette association entre une propriété bizarre et un dessin non familier est supérieure à ce qu’aurait permis le hasard pour le groupe d’enfants les plus jeunes et pour les adultes alors que pour les enfants de 6 à 10/11 ans, le choix n’est pas différent de ce qu’aurait permis le hasard. Pour le domaine des artefacts, la production d’inférences de haut niveau reste toujours minoritaire : elle ne conduit pas véritablement à accepter les propriétés bizarres mais simplement à moins les refuser.

Il serait simpliste d’expliquer l’évolution dissymétrique des connaissances relatives aux domaines des animaux et des artefacts comme la conséquence d’un manque de connaissances pour les artefacts. Nos prétests ont en effet montré que les jeunes enfants sont à même de considérer un dessin non familier d’artefact comme un objet fabriqué, bien qu’ils ne l’identifient pas plus précisément. Il paraît donc plus judicieux d’expliquer ces développements spécifiques comme la conséquence de l’application de modes de construction théorique semblables à ceux décrit par Wisniewski et Medin (1994). Ces modes de construction théoriques seraient radicalement différents pour les animaux et les artefacts.

Pour la catégorie des animaux, le mode de construction théorique dirigerait l’enfant vers la détection d’un ensemble de propriétés caractéristiques de cette catégorie et favoriserait leur organisation en réseau. La construction de ce réseau reposerait sur un phénomène d’intégration causale spécifique à ce domaine (par exemple, les enfants auraient très tôt conscience que les animaux mangent parce qu’ils peuvent avoir faim et que s’ils mangent, ils vont grossir...).Cette recherche de relations causales qui existe chez les adultes (Ahn et al., 2000) serait la base du raisonnement des jeunes enfants selon le modèle développemental CEC (Causes and Effects of Changes) proposé par Pauen (1996, 2000). La recherche de ces relations serait mise en oeuvre dès la naissance et trouverait un point d’appui particulier dans notre culture occidentale. La multitude de jouets, de livres pour enfants sur le domaine des animaux permettraient que les connaissances à leur propos soient construites et intégrées très tôt par les enfants.

Pour le domaine des artefacts, les principes théoriques seraient radicalement différents : ils ne conduiraient pas à l’élaboration d’un réseau de connaissances à partir d’informations concrètes, tel que cela existe pour les animaux, mais ils permettraient la focalisation de l’attention de l’enfant sur des concepts plus abstraits et moins nombreux. Ces connaissances concerneraient la fonction (Keil, 1986 ; Gelman, 1988 ; Ahn, 1998) des objets ou leurs affordances21 (Kemler Nelson, 1995). La sensibilité des enfants à ces dimensions a d’ailleurs été décrite comme particulièrement précoce (Landau, Smith et Jones, 1998) et certains auteurs tels que Richards, Goldfarb, Richards et Hassen (1989) proposent que les enfants les plus âgés sont même en mesure d’initier et d’utiliser des règles de fonctionnalité (comme la substitution d’un objet à un autre pour réaliser une même fonction). Des travaux plus récents ont confirmé l’intérêt des enfants pour ces dimensions. L’origine artificielle des objets (Petrovich, 1999) ou l’intentionalité du créateur de l’artefact (Bloom, 1996, 1998, 2002) seraient également centraux dans la constitution de ce domaine des artefacts.

Partant du constat d’un développement radicalement différent des connaissances pour les catégories relevant du domaine des animaux et des artefacts, en raison d’une mise en oeuvre de modes de construction radicalement différents dans ces deux domaines, nous proposons d’étudier plus finement le mode de construction des connaissances relatives au domaine des animaux. Comme nous l’avons souligné au cours de la partie théorique, les bases constituantes de ces connaissances théoriques restent floues.

Notes
21.

Ici, affordances = caractéristiques physiques de l’objet qui permettent au sujet de réaliser une action avec cet objet. Par exemple, un bord tranchant est une caractéristique physique nécessaire pour couper.