I.2. Conception unitaire : les connaissances sémantiques recomposées

En réaction à ces observations, depuis quelques années, une alternative a été proposée : une mémoire conçue comme un système unique rattaché à la notion de trace. Cette conception propose l’existence d’une mémoire unitaire, composée de l’ensemble des enregistrements des stimulations primaires se produisant lors de chaque épisode d’apprentissage (Rousset, 2000). Selon cette conception, les différents aspects de la mémoire -considérés comme stockés dans des sous-systèmes distincts selon la théorie multi-systèmes- seraient tous de nature épisodique.

La distinction entre connaissances sémantiques et épisodiques ne serait donc pas la conséquence d’une dichotomie de systèmes, mais serait définie par le nombre de dimensions (ou traces) qui entreraient en résonance avec l’indice de récupération. Si l’indice n’a de similarité qu’avec un seul épisode, il sera alors évoqué nécessairement selon son contexte spécifique (on rejoint alors la dimension “épisodique”). Par contre, si l’indice de récupération active beaucoup d’épisodes en relation, alors il fera émerger une connaissance sans contexte spécifique.

Nous proposons d’illustrer ce principe par la présentation du fonctionnement du modèle MINERVA 2 proposé par Hintzman (1984). Il est important de se rappeler que, au sein des modèles inspirés de la conception unitaire, il est possible de distinguer deux types de modèles : les modèles dits “à traces” (dont MINERVA 2 est un représentant) et les modèles “par exemplaires”. Aussi, la présentation de ce modèle ne constitue-t-il qu’un exemple et non un principe général de fonctionnement des modèles issus de la conception unitaire.

Ce modèle non abstractif suppose que le système mnésique ne fonctionne pas à partir d’unités sémantiques, mais à partir de stimulations élémentaires appelées encore traits, dimensions ou primitives. Chaque nouvel épisode vécu se matérialise sous la forme d’un vecteur composé des valeurs des différentes cellules des aires primaires au moment de l’événement (valeurs possibles : –1,0,1 respectivement pour absent, non pertinent ou présent). Sur la Figure 11 représentant l’architecture de ce modèle, les lignes correspondent aux différents épisodes vécus et, à partir des colonnes, on retrouve toutes les valeurs prises par une dimension lors des différentes expériences du sujet.

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Figure 11 — Schéma du principe de MINERVA II : la sonde génère pour chacune des traces en mémoire une valeur d’activation (valeur entre parenthèses à gauche de chacune des traces). À partir de ces valeurs, l’intensité de l’écho est calculée puis redistribuée pour chaque trace de manière pondérée. Ces traces servent alors à générer le contenu de l’écho.

Ainsi, accéder à une connaissance consisterait à sonder la mémoire avec l’épisode de récupération que les auteurs nomment sonde (qui serait elle-même représentée sous forme d’un vecteur) et à recréer une nouvelle configuration de stimulations. Ce processus s’effectuerait donc en deux étapes successives. Lors de la première, chaque trace contenue en mémoire serait activée en fonction de sa similarité avec la sonde (l’activation d’une trace est donc liée au nombre de traits qu’elle partage avec la sonde). Un degré d’activation serait alors associé à chacune de ces traces. La deuxième étape consisterait à calculer la somme de ces activations générées par le passage de la sonde et à redistribuer de façon pondérée cette activation dans les traits de chacune des traces stockées en mémoire (l’auteur parle de redistribution de l’activation). L’ensemble de ces traces activées puis modifiées permettrait ensuite le calcul d’un nouvel état de cellules qui constituera l’écho (ou évocation). L’intensité de écho est considérée comme un indicateur de la familiarité entre l’épisode de récupération et les épisodes contenus en mémoire à long terme.

L’émergence des connaissances sémantiques (donc acontextualisées) à partir d’un ensemble de connaissances épisodiques serait due à la multiplicité des traces activées par la sonde. Lorsque la sonde est similaire à un grand nombre de cas -et non pas spécifiquement à une seule trace-, un grand ensemble de traces contribue au calcul de l’écho. À l’issue du calcul, cet écho sera composé des caractéristiques communes à ces différentes traces, alors que les entités discordantes entre ces traces auront eu tendance à s’annuler. Ainsi, il serait possible d’évoquer les caractéristiques générales d’un objet sans se souvenir des caractéristiques de chaque épisode de rencontre (Rousset, 2000).

Bien que ce modèle suscite de nombreuses interrogations (nature des entités permettant de caractériser les traces mnésiques, quantité requise pour une description fidèle de l’épisode...), il pose le principe de base de tous les modèles unitaires : les connaissances sémantiques ne seraient pas contenues dans un lieu de stockage particulier, mais émergeraient de la combinaison particulière de traces mnésiques. Actuellement, les modélisations théoriques se rapprochent de plus en plus de cette conception unitaire. Mais l’idée même de l’existence des connaissances sémantiques n’est pas remise en cause par ce changement de cap théorique. C’est ce que relèvent Eustache et al. (2000, p. 22) “‘Il existe aujourd’hui de nombreux arguments cognitifs et neurobiologiques à l’appui des conceptions multi-systèmes de la mémoire. À notre avis, cette réalité doit constituer un préalable à toute théorie unifiée de la mémoire humaine’”.